NOCTURNE
John L. Byrne

Le premier miracle eut lieu le lundi. Edelman attendait l’ascenseur sur son palier. Les portes s’ouvrirent. Elle était là, le dos appuyé contre la paroi du fond de la cabine. C’était la première fois qu’il la voyait en chair et en os et il faillit tourner le l’œil. Un instant, il crut être de nouveau la proie le ces maudits fantasmes qu’il avait confondus pendant des années avec la réalité avant que sa thérapie ne les atténue.

Elle portait un short et un body simple, était haussée de baskets élimés. Ses cheveux noirs s’échappaient comme une crinière de lionne d’un bandeau orange fluo. Pas de maquillage, mais Edelman l’avait reconnue tout de suite. Il avait vu ce visage pour la première fois presque trois ans auparavant sur les couvertures de Vogue et de Cosmopolitan. Et l’un des murs de son trois-pièces était un sanctuaire dédié à ces prunelles noires et à ces lèvres boudeuses. Ses fantasmes – surtout le plus ombres – n’avaient qu’elle pour objet.

Edelman s’avança dans la cabine, pris d’une nausée qu’il lui était difficile de contenir.

— B’jour, dit-elle.

Sans rouge à lèvres, la moue était moins accentuée. Ses dents étincelaient, son sourire était sincère.

— Bonjour, répondit Edelman.

Son cœur cognait si fort, la cabine était si petite qu’il craignit qu’elle n’en entende les martèlements.

Ils descendirent jusqu’au rez-de-chaussée sans échanger d’autres paroles. Edelman recula pour la laisser sortir. Elle sourit encore et dit « A bientôt », puis s’éloigna d’un pas décidé, presque masculine.

Le cœur battant la chamade, les jambes en flanelle, Edelman avança dans son sillage. Rachel McNichol ! Dans son immeuble ! À cette heure-là, dans cette tenue, il était peu probable qu’elle soit venue en simple visite. Lorsque Edelman se retrouva dans la chaleur d’août, il était en effet à peine 8 heures du matin et la 75e Rue était encore noyée d’ombre.

Rachel McNichol ! Il se souvenait comment il avait appris son nom. Il avait vu Rachel dans les catalogues de mode empilés à côté des boîtes aux lettres, dans son vestibule. Des catalogues ne montrant que de belles femmes anonymes. Aux corps fermes et de liane. Aux visages fiers et hautains. Visages envers lesquels Edelman avait toujours éprouvé un violent amour-haine. Des visages, des corps dont il crevait d’envie, mais toujours inaccessibles, tant ils étaient parfaits et altiers. Et qui se raillaient de lui ? pensait-il souvent.

Parmi eux se détachait cette déesse aux yeux et aux cheveux noirs, une déesse qui accaparait son cœur et son esprit avec une violence qu’il n’avait pas connue depuis l’époque où il feuilletait en catimini les exemplaires de Playboy dans la maison de sa maman en fabulant au sujet de ces créaturès de rêves. En imaginant aussi toutes les choses qu’il leur ferait s’il en avait la possibilité.

Ces femmes ont un nom, n’empêche. Pourtant celles de ces catalogues demeuraient anonymes.

Puis, un beau jour, alors qu’il passait devant le kiosque à journaux de la station de métro de la 28e Rue – disparue depuis longtemps avec les rénovations –, il avait vu le visage de Rachel sur une couverture de Vogue. Très maquillé, selon la mode cette année-là. Pourtant il avait reconnu le menton, la moue. Il avait acheté le magazine et trouvé deux douzaines de pages consacrées à ce visage. Dans le sommaire, il avait également trouvé son nom : Rachel McNichol.

Elle faisait encore la couverture des trois numéros suivants. Quelques mois plus tard, bien qu’elle n’apparût pas en première page, Edelman avait néanmoins acheté un exemplaire dans l’espoir de la voir – surtout dans les pubs de lingerie qui révélaient ses traits parfaits et son corps de liane. Il fut récompensé par un bref article à son sujet qui la peignait comme une étoile montante dans le firmament de la haute couture.

Il avait appris ainsi qu’elle était originaire du Texas (le léger accent qui avait transpercé dans les quelques mots qu’elle avait prononcés ne fut donc pas pour lui une surprise), qu’elle avait vingt ans et qu’elle était célibataire. D’après l’article, elle vivait seule, dédaignant même de s’entourer d’une tribu de chats, comme raffolaient les jeunes femmes que connaissait Edelman. Ce dernier était allergique aux chats et aux chiens. Et il fut ravi d’apprendre que ce penchant exécrable ne serait pas un obstacle à ses fantasmes. Edelman passa le restant de cette journée de lundi comme en plein songe, piaffant d’impatience de rentrer chez lui à 5 heures. Penser à Rachel lui donna la migraine, la même sorte de migraine qu’avant sa thérapie.

 

Ce soir-là, Edelman s’inventa mille prétextes pour emprunter l’ascenseur : trois voyages jusqu’à l’épicerie de Columbus Avenue – chaque fois pour un seul article –, les poubelles qu’il lui fallait soudain à tout prix descendre, Columbus de nouveau pour un journal, tout cela, bien sûr, dans l’espoir de la voir. Il vérifia trois fois les noms sur les boîtes aux lettres, deux fois les petites cartes au-dessus de l’interphone. Rachel n’était inscrite nulle part, elle sous-louait sans doute. Il connaissait au moins trois résidents qui, en août, abandonnaient la ville devenue inhospitalière pour les Iles ou le Cap.

Mais ce soir-là, la belle demeura invisible. Il eut beau prendre l’ascenseur exactement à la même heure les quatre matins suivants – s’attardant même le jeudi dans le vestibule au point d’arriver en retard au labo –, elle n’apparut point.

Le vendredi en fin de journée, il rentra chez lui épuiser et déprimer, dégoûté pour tout dire du monde entier. Edelman était chimiste chez DeVere Pharmaceuticals, Park South Avenue, près de la 28e. Il était doué – plus doué que presque tous ses collègues –, il avait l’art et la manière. Seulement, ses imbéciles de supérieurs lui barraient le chemin, et ses collègues n’étaient guère intéressés par les sujets dont il avait envie de discuter. Ils s’étaient même moqués de lui – certains, du moins – quand il avait laissé entendre qu’il fréquentait un club où l’on peut jouer à ce qui taraude l’imaginaire.

— Cela se comprend pour un homme qui a vos problèmes, avait observé Bill Whittaker.

Du coup, Edelman avait regretté sa confidence.

Pour ajouter à ses malheurs, ce jour-là, Edelman avait commis l’erreur d’inviter à dîner Carolyn Murray. Celle-ci avait refusé à voix forte et d’un ton moqueur au milieu de la cantine.

La vie vous suce, songea Edelman alors qu’il rentrait chez lui par le métro.

Il imagina toutes les affreuses choses qu’il aurait aimé faire subir à cette pimbêche de Carolyn, des choses cruelles nées de sa rage et de sa frustration, et qui avaient peu de rapport avec les formes sexuelles qu’il leur donnait.

Et, comble de malchance, il n’avait pas vu sa déesse depuis ce fameux lundi matin. Il était prêt à croire qu’il avait tout imaginé, ce qui, vu son passé et ses problèmes, n’avait rien d’invraisemblable. À Noël, n’avait-il pas… Le vague souvenir de son hallucination lui arracha un haussement d’épaules. Si la rencontre dans l’ascenseur était…

Là ! c’était elle !

Sur la 75e, en venant de Central Park West. En jupe et chemisier sans prétention, des sandales aux pieds. Sa chevelure impeccablement coiffée encadrait son visage au modelé exquis. Elle pressait une pile de livres sur son sein droit. Sept ou huit, présuma Edelman. Et ces livres faisaient saillir son sein dans le V profond de son chemisier échancré.

Elle était distraite, Edelman s’en rendait compte. Elle ne regardait ni la rue devant elle ni le tuyau qui serpentait sur le trottoir en décrivant des boucles. Le jeune Sanchez, le portier engagé pour l’été, arrosait les plantes en pots devant l’immeuble tout en faisant un brin de causette avec une fille au visage banal, vêtue d’un bermuda et d’un débardeur noirs. Encore deux pas et Rachel allait trébucher sur le tuyau vert foncé, Edelman l’aurait parié.

Il bondit en criant « attention ! » à l’instant même où le pied droit de Rachel glissa sous le premier anneau du tuyau. La jeune fille redescendit brusquement sur terre. Ses yeux s’écarquillèrent. Les livres jaillirent de ses bras et Rachel tomba en avant.

Mais Edelman était là. Il la retint en douceur, et en souplesse elle tomba dans ses bras. Il était fort et dépassait Rachel de presque deux têtes. On eût dit une enfant, elle pesait si peu. Cette découverte le surprit beaucoup. Les pubs de lingerie révélaient un corps plein.

— Oh ! fit-elle.

Edelman sentit qu’elle raidissait les jambes pour retrouver son équilibre. Elle s’échappa de ses bras, mais il se raccrocha au souvenir du délicieux contact de ce corps.

— Merci. (Elle lui dédia son sourire de cover-girl.) Cela aurait pu me… coûter très cher.

Edelman se pencha pour ramasser ses livres – économie et immobilier. Il réfléchit à cent à l’heure.

— Coûter très cher ? s’étonna-t-il, comme s’il ignorait ce qu’un genou enflé, une joue ou un nez égratignés représentaient comme perte en dollars pour son travail quotidien.

— Je suis mannequin, expliqua-t-elle.

Elle s’était efforcée de masquer son accent texan. Peut-être ne l’aurait-il pas remarqué s’il n’avait pas été attentif.

— Cela aurait pu me coûter quelques semaines de travail… Oh ! merci ! (La pile de livres sous son bras gauche, elle tendit sa main libre.) Rachel McNichol.

— Bob Edelman. Nous… nous sommes rencontrés dans l’ascenseur l’autre matin, n’est-ce pas ?

Maintenant que la conversation était engagée, Edelman n’avait aucune difficulté à jouer la comédie. Il pouvait feindre d’ignorer qui elle était plus facilement que lui avouer le sanctuaire dans son appartement.

— Mais oui ! (Son sourire s’accentua.) Vous demeurez ici, monsieur Edelman ?

— Oui, au second.

Il leva vaguement la main. En fait, son appartement donnait sur le parc et non sur la 75e.

— Alors nous nous verrons sans doute souvent. Je sous-loue l’appartement de Richardson, ajouta-t-elle en baissant la voix.

Les sous-locations étaient en fait interdites dans l’immeuble. Et les locataires s’inventaient de lointains cousins pour l’été.

— Ah ! oui ! répondit Edelman. Je connais Burt. Nous avons joué plusieurs fois ensemble au handball. J’ai dîné avec lui et Carrie pour Thanksgiving, en novembre dernier. Dans leur appartement.

Edelman avait été un ami proche des Richardson jusqu’au jour où il avait senti chez ce couple une froideur délibérée. Burt avait fini par lui expliquer carrément que Carrie en avait assez de ses humeurs et de ses problèmes. Mais il était persuadé d’avoir gârdé leur clef quelque part du temps où ce couple lui demandait de venir arroser leurs plantes lorsqu’ils devaient s’absenter à l’improviste.

— Bon… Eh bien, merci encore.

De toute évidence, Rachel n’avait pas envie de prolonger la conversation. Edelman se demanda s’il avait manqué de tact. Pourtant il n’avait rien dit de désagréable. Il fit ostensiblement un pas en avant, comme s’il avait toujours eu l’intention de poursuivre en direction de Central Park.

— De rien. À bientôt.

Il la regarda gravir les marches dans l’ombre du vestibule et attendit cinq minutes avant d’entrer à son tour dans l’immeuble.

Sourcils levés, Sanchez avait observé la scène, le bout de son long tuyau vert dans la main. Il haussa les épaules et murmura à voix basse pour que seule la fille en bermuda l’entende :

— Ce M. Edelman, quel type bizarre, quand même !

La fille se contenta d’approuver de la tête. Tout le monde savait cela.

 

Samedi, Edelman fut sur pied avant que le soleil ne pointe à l’horizon. Il endossa une tenue de jogging qu’il n’avait pas portée depuis plus d’un an. L’idée lui était venue que cette tenue était la moins voyante pour ce qu’il manigançait.

Il descendit au rez-de-chaussée – pas l’ombre de Sanchez à cette heure matutinale – et sortit dans la 75e. Il gagna Columbus où il acheta un journal au kiosque qui venait d’ouvrir puis il rebroussa chemin sur le trottoir opposé et alla s’adosser à l’une des grilles en fer forgé d’une grande et vieille maison en brique. Il ouvrit son journal et son attente commença.

Il dut changer trois fois de place pour éviter d’attirer l’attention. Mais dans cette petite rue résidentielle, il n’y avait guère d’endroits où il pouvait observer incognito l’entrée de son immeuble. Après deux heures et demie d’attente exaspérante, il fut récompensé. Rachel apparut, habillée presque comme lui. Elle partit à droite sur la 75e et commença à courir vers Columbus.

Il la suivit.

Quelle journée grandiose ! Elle flânait, faisait un peu de jogging, entrait dans les petites boutiques de Columbus et des rues transversales, puis recommençait à courir. Edelman n’eut aucun mal à ne pas la perdre de vue. Il la suivit même dans plusieurs magasins, poussé par une hardiesse folle. Il voulait savoir jusqu’où il pouvait s’approcher de Rachel sans qu’elle le remarque.

Mais à force de jouer au chat et à la souris, Edelman commença à éprouver une de ces migraines qui étaient toujours chez lui signe de danger. Il l’ignora, l’esprit tout entier concentré sur sa déesse, cherchant tous les moyens possibles de la connaître… plus intimement.

Ce fut dans l’une de ces petites boutiques qu’eut lieu le deuxième miracle.

 

C’était la pleine lune. L’astre nocturne occupait l’embrasure de la fenêtre ouverte du petit living d’Edelman. Il était assis dans un fauteuil qu’il avait installé juste dans le long rectangle de lumière laiteuse. Nu. Même pas de bracelet-montre. La brise venant du parc rafraîchissait sa peau. La ville se dépouillait de la chaleur de la journée.

Edelman respirait lentement et régulièrement malgré le martèlement derrière ses yeux et le vent de bêtise qui l’emportait. Il aurait pu prendre un médicament pour sa migraine chez DeVere lors de son passage au labo au cours de l’après-midi, mais d’autres sujets plus importants avaient accaparé son esprit. À présent, il ne se souvenait même plus pourquoi il était passé dans la boîte où il travaillait.

Il relisait le vieux livre qui était ouvert sur ses cuisses. Il avait reconnu le titre de cet ouvrage dans la librairie où était entrée Rachel, sur la 68e, tout à côté de Columbus. Il avait été ravi de le découvrir là. En effet, David Sinclair – le romancier préféré d’Edelman jusqu’au jour où ce dernier l’avait rencontré à la Fête aux Songes de Dallas – mentionnait toujours cet ouvrage dans ses récits. Edelman n’avait jamais su que ce livre existait bel et bien.

Nocturne, le Livre du Voyage de la Nuit, tel en était le titre.

Cet ouvrage parlait de miracles. De pouvoir. Il était étrange que la vendeuse eût ignoré ce qu’elle détenait dans les rayons, qu’elle l’ait laissé l’acheter sans mise en garde.

Edelman lisait le texte aux caractères fins et serrés tout en écoutant carillonner sa pendule sur le manteau de la cheminée. Il attendait le douzième coup de minuit.

 

Un… Deux… Trois…

Edelman se lève.

Quatre… Cinq… Six…

Un grand pas vers la fenêtre.

Sept… Huit… Neuf…

Le voilà sur le rebord de sa fenêtre. Personne dans la rue ne regarde cet homme nu. Personne ne le désigne du doigt. On n’entend siffler aucun policier.

Dix… Onze… Douze…

Edelman respire à fond. Murmure la formule du livre. Le cœur battant à tout rompre, il saute de la fenêtre.

Il eut l’impression de marcher sur un matelas ferme. Certes, celui-ci s’enfonçait un peu sous son poids, mais le fait est qu’il ne s’écrasa pas sur les pavés, deux étages plus bas.

Le livre n’avait donc pas menti. Flottant ainsi nu au-dessus de Central Park West, Edelman se demanda comment il avait pu croire une seconde à ce texte aux beaux caractères minuscules, mais…

Le livre n’avait pas menti ! Il était un fantôme… et d’un autre côté, un peu plus qu’un fantôme. Réel dans un sens, irréel dans l’autre.

Edelman leva la tête vers la façade de son immeuble afin de voir les fenêtres du dernier étage. Ses fenêtres à elle. Ce simple geste le propulsa dans les airs. Il monta un petit peu plus vite que l’ascenseur, dépassant les croisées obscures ou illuminées du troisième, du quatrième et enfin atteignit le cinquième étage. Il s’arrêta devant la chambre de sa déesse. Il connaissait la disposition des pièces de cet appartement et donc celle dans laquelle elle dormirait.

Cette fenêtre était ouverte. Il vogua à travers l’embrasure, puis dans la chambre et enfin dans le rectangle de lumière lunaire plus ou moins semblable à celui de son living. Il retomba sur un sol pâle sans moquette. La chambre était spacieuse. Le décor ne ressemblait pas du tout à celui qu’Edelman avait gardé en tête. À vrai dire, il ne correspondait pas au style des Richardson, mais exactement à celui qu’il avait imaginé pour Rachel. Une table à dessin basse, design, appuyée contre un mur. Le restant de l’espace dominé par un immense lit. Une moustiquaire protégeait la tête du lit. Celui-ci consistait en un matelas à ressorts, reposant à même le sol, sans pieds. Un climatiseur ronronnait.

Bizarre, songea Edelman, avec la fenêtre ouverte.

Elle était allongée, nue, sur le lit. Aucun drap ne la couvrait. La lumière de la lune que reflétaient les murs blancs créait un scintillement impalpable sur les collines et les mamelons de son corps. Sa crinière brune était éparpillée sur l’oreiller blanc. Une finé patine de sueur luisait doucement sur sa peau. Edelman sentit que tout fantôme qu’il était, son corps réagissait comme un être de chair et de sang.

Sa virilité s’éveilla.

Il contourna le pied du lit et s’agenouilla pour contempler le visage endormi de Rachel. Comme elle était belle ! Plus belle encore que dans ses rêves. La peau était bronzée, mais sans ces détestables marques blanches que laisse un maillot de bain ? Les seins mûrs et fermes ondulaient doucement au rythme de sa respiration profonde. Elle avait de petits tétons, corail foncé.

Edelman promena son regard sur le corps de Rachel ; lisse, muscle dur du plexus solaire, pubis rasé avec soin en forme de V. Une jambe légèrement levée, croisée sur l’autre. Le clair de lune projetait une ombre profonde sur le fuseau de sa cuisse.

Il effleura son visage. Que cette peau était douce à sa paume ! Le livre ne mentait pas. La sensation qu’il éprouva fut aussi parfaite que si son véritable être physique s’était trouvé près du lit.

Il s’enhardit et caressa franchement son visage, fit courir une main autour de la courbe du menton, sur la nuque. Son index suivit la ligne de son sternum, le tracé de la vallée entre ses muscles pectoraux. Il prit son sein gauche dans sa main en coupe, puis le pressa. Il taquina du pouce le téton et le vit durcir.

Exactement comme le livre l’affirme ! Elle me sent, elle me répond, mais ne se réveillera pas parce que je ne suis pour elle qu’un songe.

Edelman se pencha pour embrasser Rachel. Il sentit ses lèvres réagir aux siennes tout doucement dans son sommeil.

Enfin il prit un téton entre ses dents de fantôme. Il durcit encore. Il mordit la chair ferme. Rachel gémit, s’étira.

Alors Edelman grimpa sur le lit. À l’aide de ses genoux, il écarta les jambes de Rachel. Il se glissa dans la vallée de ses cuisses, s’avança entre elles pour guider son membre dans la fente de son pubis.

 

Quelques semaines plus tard, Edelman trouva que Rachel commençait à avoir l’air fatigué. Comme le livre l’avait promis, il usait d’elle à sa guise. Bien qu’elle dormît profondément, il avait l’impression que, parfois, elle réagissait, s’animait, sensible à ses caresses et à ses coups d’étrier. Soupirant quand il lui donnait du plaisir, geignant quand il la faisait souffrir.

Il se servait de sa déesse au gré de son imagination, la faisant rouler sur le grand lit, la prenant dans une position et dans une autre. Une nuit, il apporta une corde et ligota les poignets de Rachel à ses chevilles. Quand il la chevaucha ainsi attachée, elle grogna d’inconfort, mais ne s’éveilla point.

Il utilisa toutes les parties de ce beau corps, toutes les ouvertures. Dieu qu’il exultait, toujours plus hardi, toujours plus cruel ! Il jouait avec sa bouche parfaite et boudeuse comme il en avait envie. Il pouvait malaxer et triturer ses seins jusqu’à ce que des larmes coulent de ses yeux clos. Elle ne s’éveillait pas.

Un soir, il la fit rouler sur le ventre, utilisa la même longueur de corde avec laquelle il l’avait ligotée pour lui fouetter les fesses. Elle ne s’éveilla toujours pas. Seulement elle avait l’air bien fatigué ! Et lorsqu’il la croisa le lendemain dans le vestibule, elle semblait littéralement épuisée. Des cernes noirs ombraient ses yeux.

— Ça va, miss McNichol ?

— Oh… Euh, oui…

Elle le regarda comme pour se concentrer à moins que ce ne fût – Edelman sentit un pincement au creux de son estomac – pour retrouver un souvenir. Un souvenir le concernant, naturellement. Pourtant, elle se contenta d’ajouter :

— Je crois que je dors mal. Et tous les matins, il y a une drôle… d’odeur dans ma chambre. Comme une odeur d’hôpital. J’ai songé à appeler un plombier pour qu’il vérifie qu’il n’y a pas de fuite de gaz, mais toute l’installation est électrique.

Rachel haussa les épaules. À l’évidence, cette explication n’avait pas plus de sens pour elle que pour Edelman.

Pourtant cette odeur d’hôpital intrigua Edelman. Il vivait dans ces odeurs-là toute la journée au labo, mais d’après le livre, de tels effets étaient impossibles. Il fallait qu’il s’en assure.

 

Cette nuit-là, lorsqu’il entra dans la chambre de Rachel, une rage froide explosa dans le cœur d’Edelman.

La catin n’était pas seule !

Il y avait un homme dans le lit avec elle. Jeune. Brun. De longs cheveux – plus longs que ceux de Rachel – et qui tombaient en boucles sur l’oreiller. Le corps de cet homme était une vraie sculpture.

Edelman détesta d’emblée ce bellâtre. Il l’aurait détesté même s’il ne s’était pas trouvé dans le lit, au côté de cette femme qu’il s’était approprié. Ils dormaient l’un contre l’autre, comme deux cuillères dans un tiroir. Edelman ne douta pas un seul instant qu’ils aient sombré dans le sommeil, le type encore en elle.

Edelman était fou furieux. Son premier élan fut d’empoigner Rachel, de l’arracher du lit. Il songea aussi à la ligoter comme il l’avait déjà fait et à fouetter ses seins parfaits jusqu’au sang.

Mais il eut une autre idée. Une meilleure idée.

Un sourire aux lèvres, Edelman traversa la chambre, puis le corridor jusqu’à la cuisine. Sur les murs blancs, Burt et Carrie le regardèrent de leurs photos sous cadre en plastique.

La cuisine était telle que dans son souvenir : grande, moderne, un plan de travail au centre, en bois jaune précieux, reposant sur des pieds en inox. Et suspendu entre ses pieds, un râtelier. Et dans ce râtelier, tout un vaste assortiment de couteaux utilisables pour toutes les circonstances.

Même celle qu’Edelman avait en tête.

 

Edelman entendit le hurlement de Rachel à travers les cinq étages qui séparaient leurs chambres. Il était étendu sur le dos, dans son propre lit. Les yeux fixés sur les craquelures et les fissures du plafond, il imaginait la scène dans la chambre de Richardson. Cette petite pute venait de s’éveiller et découvrait sa besogne.

Elle hurla à six reprises. Un long hululement montant vers les aigus, qui retomba pour reprendre aussitôt. Une pause. Cinq autres hululements, chacun plus strident que le précédent.

Edelman l’imaginait en train de se trémousser sur le lit pour tenter de se libérer des liens qui la retenaient, poignets soudés aux chevilles. En train de se tortiller aussi sous le poids de la créature étendue sur elle, son sang noir maculant les draps blancs, de grands et larges pans de chair enroulés autour de ses bras et de ses jambes. Il suffisait qu’elle tourne un peu la tête…

Et voilà… Nouveau hurlement d’effroi. L’horreur de Rachel devait être sans bornes. Edelman sourit. Ainsi elle avait vu le pénis et les testicules du bellâtre, bien joliment entassés en une petite pile impeccable – sanglante, certes – sur l’oreiller, à côté d’elle…

Une demi-heure plus tard, Edelman entendit des coups de pied, le fracas d’une porte qui se brise. Les hurlements cessèrent.

Dommage pour la porte ! songea-t-il. Je suis quasiment certain que j’aurais pu trouver la clef.

De la fenêtre de sa chambre, il regarda l’ambulance bifurquer à droite, dans Central Park West. Songeant au succès de sa besogne nocturne, il sourit. La petite pute – bon sang, comment avait-il pu l’idolâtrer ? – avait été justement châtiée, de même que celui qui avait usurpé sa place dans ce lit.

Edelman admira la végétation luxuriante du parc. Dieu que ces vieux arbres vénérables avaient du ressort pour croître ainsi, verts et touffus dans l’air vicié de New York ! Il admira toutes les merveilles qui s’étendaient sous ses yeux.

Rachel ne présentait plus aucun intérêt pour Edelman, mais ce pouvoir stupéfiant lui ouvrait des perspectives infinies. Il allait commencer à les expérimenter dès qu’il ferait nuit noire. Il voulait en effet vérifier jusqu’où il pouvait voguer et à quelle vitesse. L’univers des femmes et des jeunes filles, à lui désormais ! À lui ! ! !

Ravigoté par cette idée, Edelman s’apprêtait à sortir de son appartement. Il avait décidé d’aller flâner dans le parc pour y étudier les jeunes corps de liane en train de courir, de marcher ou de jouer au Frisbee. Quel riche buffet dressé pour l’appétit gargantuesque d’Edelman ! Après un instant d’hésitation, il coinça le livre nocturne sous son bras. Pourquoi ne pas le lire dans le parc, assis à l’ombre d’un arbre, tout en observant celles qu’il soumettrait à ses caprices au cours des nuits à venir ?

Mais d’autres possibilités s’ouvraient aussi à lui. Plus aucune banque ne lui était fermée, à présent. Le portefeuille du milliardaire Donald Trump serait plus mince que le sien.

Edelman descendit par l’ascenseur dans le vestibule. Celui-ci était envahi par les policiers, comme il l’avait prévu. Il s’attarda un peu pour saisir ce qu’ils se disaient.

Un individu de haute taille et en civil se tenait au milieu du vestibule, telle une statue au milieu de tourbillons. Edelman entendit l’un des policiers en uniforme l’appeler « lieutenant » et un deuxième, en civil, lui donner le nom de Shaw.

Le lieutenant Shaw s’entretenait avec un homme au visage maigre en costume gris-marron, qui consultait souvent un calepin et tenait à la main un sac noir qui ressemblait à s’y méprendre à une sacoche de médecin. Edelman s’approcha discrètement pour saisir leurs chuchotements.

— Pas le travail d’un pro, c’est évident, disait le plus petit. Jamais vu un tel merdier. Du travail bâclé.

— Ce n’est pas la fille, n’empêche. Impossible qu’elle se soit ligotée toute seule de cette façon. Et il est certain qu’elle ne feignait pas la crise d’hystérie.

— Exact. Et puis, toutes ces empreintes de mains en sang partout…

Edelman fronça les sourcils. Des empreintes de mains ? Rachel était incapable de se lever. Il l’avait abandonnée ligoté, ce que les policiers venaient de confirmer.

— Ouais… Ce ne sont pas les mains de la fille, c’est sûr, observa le lieutenant Shaw. Ni celles du type. Trop grandes. Et puis, comment se serait-il déplacé ?

— Et cette odeur d’éther. Tu l’as sentie, toi aussi, non ?

— Ouais. On se serait cru à l’hosto.

Edelman se souvint alors que Rachel lui avait parlé d’une odeur d’hôpital. Il n’y avait plus pensé depuis. Et voilà que… une étincelle jaillit dans son esprit. La réserve chez DeVere. Le petit flacon marron. Il chercha à retrouver cette image, mais elle demeura floue.

— Donc, tu penses que quelqu’un a pénétré dans la chambre, poursuivit le lieutenant, et a probablement apporté une dope pour assommer la fille. (Le lieutenant hocha la tête.) N’empêche qu’il n’y a aucun signe d’effraction. Et puis, les fenêtres étaient fermées et bloquées de l’intérieur.

Edelman fronça encore plus les sourcils. Il était reparti comme toujours par la fenêtre et l’avait laissée ouverte. Où se trompait-il ? Deuxième étincelle. L’ascenseur. La porte de Richardson. La clef…

— Une personne de l’immeuble, observa le petit homme. Elle sous-louait. Peut-être qu’il y a une clef de réserve qui traîne quelque part.

Shaw approuva du chef.

— En tout cas, avec toutes ces empreintes, cette chambre truffée d’indices, ce ne devrait pas être difficile de coincer notre homme.

Edelman tremblait. Il avait la tête en feu. Quelque chose allait très mal. Les seules empreintes significatives étaient les siennes. Mais d’après le livre… le Livre…

Sa migraine était insupportable. Les murs du vestibule oscillaient comme dans un rêve. Le livre…

Edelman baissa les yeux et découvrit dans sa main un exemplaire de la Bible du Pêcheur.