RÉINCARNATIONS EN CHAÎNE
Graham Masterton

La porte de l’ascenseur s’ouvrit et elle apparut, le fixant droit dans les yeux, comme si elle avait su qu’il serait là. Un instant, il hésita, puis fit un pas en arrière pour la laisser passer.

— Pardon, mevrouw, dit-il en s’inclinant.

Elle eut un léger sourire et s’éloigna sans un mot, traînant dans son sillage les effluves d’un parfum tenace : Obsession, de Calvin Klein. Il se retourna et la suivit du regard. Elle traversa le hall en marbre et sortit par les portes à tambour. Comme elle s’arrêtait sur les marches, le vent d’avril souleva sa longue chevelure brune. Le groom s’approcha pour la saluer, mais elle avait déjà disparu.

— Vous montez ? demanda un Américain furieux qui s’impatientait dans l’ascenseur, un doigt sur le bouton d’ouverture.

— Pardon… ? Oh ! non… j’ai changé d’avis.

— Bonté divine ! maugréa l’autre, il y a des gens qui ne…

La fin de la phrase se perdit dans le brouhaha.

D’instinct, Gil avait traversé le hall à toute vitesse, se ruant à travers les portes à tambour juste à temps pour la voir s’engouffrer dans une voiture.

— Taxi, monsieur ? Proposa le portier en touchant sa casquette du bout des doigts.

— Non, non. Merci.

Il restait planté sur le trottoir, sa mallette à la main, les pans de son imper flottant au vent. Il suivit encore des yeux le taxi qui emportait la femme dans Sarphatistraat. Il se sentait abandonné, contrarié et bizarre, comme un de ces personnages des vieux films en noir et blanc. Le portier se tenait à côté de lui, un sourire contraint sur les lèvres.

— Est-ce que, par hasard, vous connaîtriez le nom de cette dame ? s’enquit-il.

Sa voix était presque inaudible dans le vent. Son interlocuteur secoua la tête.

— Séjourne-t-elle à l’hôtel ?

— Je regrette, monsieur, je ne puis me permettre…

Une main déjà dans sa poche, Gil songea l’espace d’un instant à soudoyer le portier, mais quelque chose dans l’expression de ce dernier l’en dissuada.

— Mais… oui, bien sûr.

Il fit demi-tour, gêné, et retraversa les portes à tambour. Tandis qu’il s’approchait de l’ascenseur, les deux chasseurs toujours dans le hall s’inclinèrent, imperturbables. Ils avaient un certain âge, l’un obèse, l’autre maigrichon. On aurait dit Laurel et Hardy. Manifestement, les comportements bizarres ne les étonnaient plus.

La cabine de l’ascenseur qui l’emmenait au troisième étage était plaquée de bois de chêne. Dans un miroir orné d’un cadre en bronze, Gil s’examina attentivement, comme s’il se fût agi d’un associé sur le point de craquer.

Voilà des années qu’il n’avait agi ainsi, sur une impulsion ! Quelle mouche l’avait piqué de courir derrière cette femme ? Il était marié, père de deux enfants, et au sommet de sa carrière. Il habitait une villa de huit pièces à Woking, conduisait une Granada Scorpio et Business Week lui avait consacré un article où on le décrivait comme l’un de ces jeunes loups au dynamisme conquérant et prometteur.

Pourquoi dès lors courir après une femme, une inconnue qui plus est, comme un adolescent maladroit à la chasse aux autographes ?

Arrivé dans sa suite, il referma la porte derrière lui et resta planté au milieu de la pièce un long moment, perdu dans ses pensées, sa mallette toujours à la main. Pour finir, il la posa et lentement ôta son imper.

Il pouvait presque les entendre parler de lui au bureau :

« Ce pauvre Gil, il est tout désemparé… »

« Il était si maître de lui jusqu’à ce qu’il aille à Amsterdam… Le surmenage, sans doute… »

Il s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit. Elle donnait sur les eaux grises de l’Amstel, que le pont mobile de Hogesluis traversait à cet endroit. Les tramways en route vers les faubourgs passaient avec bruit sur l’écluse en faisant tinter leurs clochettes. Sous le vent glacial, les rideaux de mousseline frémissaient et Gil s’aperçut qu’il avait les larmes aux yeux.

Il se tâta le pouls. Celui-ci battait un peu vite, certes, mais pas au point d’appeler le médecin. Il ne se sentait pas fiévreux non plus. Il avait travaillé pendant quatre jours d’affilée, du mardi au vendredi, seize à dix-huit heures par jour, mais il avait fait attention à ne pas trop boire et à se reposer chaque fois qu’il l’avait pu. Bien sûr, il était difficile de juger de l’effet que ces négociations ardues avaient exercé sur son cerveau, mais il se sentait normal.

Pourtant, il pensait au visage de cette inconnue. Il se remémorait sa chevelure, son sourire ; un sourire qui s’était dissous aussi vite qu’une aspirine, puis elle avait disparu. À sa grande surprise, il en était tombé amoureux ! Enfin, peut-être pas amoureux comme il l’était de sa femme Margaret. N’empêche qu’il ne pouvait oublier ni son regard ni son sourire. Quant à son parfum, il l’avait subjugué… En dix secondes, il avait éprouvé plus d’excitation, plus de curiosité mêlée de désir pur qu’en dix ans de mariage.

C’est ridicule, se dit-il. Un moment de faiblesse. Je suis fatigué, surmené. La solitude, peut-être. Les gens ne comprennent pas à quel point on se sent seul au cours de ces voyages à l’étranger. Rien d’étonnant à ce que les hommes d’affaires restent si souvent dans leur chambre d’hôtel à siroter whisky sur whisky et à regarder des émissions de télé dont ils ne comprennent pas un traître mot. Rien de plus inhumain, n’est-ce pas, que de marcher dans les rues d’une ville étrangère avec personne à qui parler ?

Gil ferma les rideaux et se dirigea vers le minibar pour se servir une bière. Il alluma le poste de télévision et regarda les infos en hollandais.

Demain matin, décida-t-il, après avoir récupéré les contrats de la Gemeentevervoerbedrijf, je prendrai un taxi pour l’aéroport de Schophol et je retournerai à Londres.

Malgré la concurrence acharnée de Volvo et de M.A.N. Diesel, il avait raflé une commande pour vingt-huit autobus destinés au réseau municipal d’Amsterdam. Tous fabriqués à Oxford.

Au téléphone, Brain Taylor, son chef, l’avait surnommé « le champion des bus ». Et Margaret, comme toujours, avait fondu d’émerveillement.

Pourtant, l’image de la chevelure de cette inconnue, soulevée par le vent, ne cessait de passer et de repasser dans son esprit comme un bout de film coincé dans le projecteur. Les portes à tambour qui tournent, les cheveux qui se soulèvent… brillants et noirs, de ceux qu’on étale sur un coussin de soie.

La nuit tombait, les lumières de la ville se reflétaient et scintillaient sur les eaux de l’Amstel. Les tramways se frayaient un chemin en grinçant vers Oosterpark, puis filaient vers les faubourgs éloignés. Gil consulta le menu proposé pour dîner dans la chambre. Cependant, après avoir commandé de l’anguille fumée et une escalope de veau arrosées d’une demi-bouteille de vin blanc, il fut saisi d’une soudaine angoisse et il rappela pour annuler sa commande.

— Vous ne voulez pas manger ici ?

La voix était anodine, polie, mais aussi étrangement hostile.

— Non, merci. J’ai changé d’avis.

Il se rendit dans la salle de bains, se lava les mains et le visage, puis il refit le nœud de sa cravate, passa son veston et prit ses clefs. Il descendit alors au bar de l’hôtel qui donnait sur la rivière pour s’offrir un verre. L’endroit regorgeait d’hommes d’affaires américains et japonais. Il n’y avait que deux femmes, toutes deux cadres supérieures, à l’évidence. L’une d’une beauté un peu insolite, l’autre aux traits durs, masculins. Gil se jucha sur un tabouret et commanda un whisky-soda.

— Frisquet aujourd’hui, n’est-ce pas ? fit le barman.

Gil but son whisky trop vite. Il allait en demander un autre lorsque l’inconnue s’installa sur le tabouret juste à côté du sien. Elle était toujours vêtue de blanc, nimbée du même parfum. Elle sourit au barman et commanda un Bacardi en anglais.

Gil avait le souffle coupé. Il éprouvait une sorte de panique, la sensation d’être pris au piège. Pourtant, cette peur inconnue se teintait d’érotisme. Il commençait à comprendre pourquoi certains se serrent le cou et s’étranglent à moitié pour mieux bander : assis là, les poumons bloqués, il sentait son sexe durcir dans son pantalon. Il entrevit son reflet dans le miroir derrière les bouteilles de gin et y chercha les signes de son débordement émotionnel. Mais quand on craque, est-ce que ça se voit ? Le visage tombe-t-il en morceaux comme un vase brisé ? Ou bien est-ce purement intérieur ? Le stress se passe-t-il loin derrière, dans le cerveau, là où personne ne peut le voir ?

Il jeta un regard furtif vers les cuisses de la jeune femme et un autre coup d’œil plus intrépide vers son visage. Elle gardait les yeux fixés droit devant elle sur le miroir. Elle avait un nez fin, des yeux cobalt légèrement bridés, des lèvres écarlates et brillantes, un type caucasien très marqué. Un bracelet d’or blanc et jaune tressé brillait à son poignet. Il avait dû valoir l’équivalent de trois mois de son salaire à lui, y compris les frais. Elle portait aussi une montre en or, une Ebel. Ses ongles étaient longs, au dessin parfait, du même incarnat que ses lèvres. Elle se tourna un peu vers lui sur son tabouret et Gil put ainsi apprécier la finesse de sa taille et la courbe exquise de ses seins.

Elle est nue sous sa robe, ou presque, songea-t-il. Trop sexy pour être vraie.

Mais que lui dire ? Devait-il lui adresser la parole ? Le pouvait-il seulement ? Dans un moment de lucidité, il pensa à sa femme, Margaret. Mais il se rendit compte aussitôt que c’était pour se donner bonne conscience. Cette femme venait d’une autre planète que Margaret, elle appartenait à une autre espèce. Elle était féminine, sensuelle, sauvage, élégante et probablement dangereuse, aussi.

Le barman s’approcha de Gil.

— Un autre whisky, monsieur ?

— Heu…

— Oh ! mais oui, voyons, dit la jeune femme en souriant. Je déteste boire seul.

Gil rougit, esquissa un geste confus…

— Dans ce cas, d’accord, répondit-il enfin.

Il se tourna vers l’inconnue :

— Vous en prendrez un aussi ?

— Merci. Avec plaisir.

Elle poussa son verre vers le barman. Il y avait dans sa voix une drôle d’intonation, comme si elle l’avait remercié pour tout autre chose.

Le barman apporta les boissons. Ils levèrent leurs verres.

— Prost ! dirent-ils en chœur.

— Habitez-vous ici ? lui demanda Gil.

Il espéra qu’il n’avait pas l’air trop guindé.

— À Amsterdam ?

— Non, ici, à l’hôtel Amstel.

— Ah ! non, pas du tout. Je vis au bord de la mer, à Zandvoort. Je suis seulement venu ici pour rencontrer un ami…

— Vous parlez un anglais impeccable, remarqua-t-il.

Gil se tut, pensant qu’elle lui dirait ce qu’elle faisait dans la vie, mais elle garda le silence.

— Moi, je suis dans les transports, reprit-il. Dans les autobus, en fait.

Elle le regardait fixement, mais ne disait toujours rien.

— Je rentre à Londres demain, ajouta Gil. J’ai fini le travail qui m’attendait ici.

— Pourquoi m’avez-vous suivi ? demanda-t-elle. Vous savez… cet après-midi… quand je quittais l’hôtel. Vous m’avez emboîté le pas, puis vous êtes resté devant le hall à me regarder, tandis que je m’éloignais.

Gil resta interdit. Enfin, il leva les deux mains, indécises.

— Je ne sais pas… Je ne sais vraiment pas. C’était… comment dire ? Je l’ai fait, c’est tout…

Les yeux de cette femme restaient fixés sur Gil comme l’objectif d’une caméra.

— Tu me désires, dit-elle.

Gil ne répondit pas. Il s’adossa gauchement à son tabouret.

Sans hésiter, la femme se pencha en avant et plaqua sa main ouverte entre les cuisses de Gil. Elle était tout près de lui, à présent. Il pouvait voir la pointe de ses dents entre ses lèvres légèrement écartées. Son haleine sentait le Bacardi. Une haleine chaude et douce, un souffle régulier.

— Tu me désires, dit-elle de nouveau.

Gil sentit la main le presser avec force. Elle recula sur son tabouret. Son visage exprimait un triomphe silencieux. Incrédule, Gil la regardait avec un mélange d’excitation et de gêne. Mais aucun doute. Cette femme merveilleuse dans une robe blanche s’était penchée en avant, osant un geste hardi. Cette femme d’une beauté extraordinaire, pour laquelle chacun des hommes d’affaires dans ce bar aurait donné sa prime de Noël, s’était assise à côté de lui.

— Je ne sais même pas ton nom ! dit Gil, devenant plus audacieux.

— Quelle importance ?

— J’aimerais le connaître. Moi, je m’appelle Gil Batchelor.

— Anna.

— Anna, c’est tout ?

— C’est un palindrome, dit-elle en souriant. On peut le lire dans les deux sens. J’essaie de m’en montrer digne.

— Est-ce que je peux t’offrir à dîner ?

— C’est vraiment nécessaire ?

Après trois longs battements de cœur, Gil put enfin répondre :

— Nécessaire dans quel sens ?

— Tu te crois obligé de me faire la cour, de m’offrir à dîner, de m’impressionner avec tes connaissances en bons vins, de me baratiner. De me raconter toutes ces histoires drôles que tes collègues de bureau ont déjà entendues des centaines de fois, j’en suis sûr… Est-ce que tout ça est bien nécessaire ?

Gil se passa la langue sur les lèvres, puis dit :

— Peut-être qu’on pourrait faire monter une bouteille de Champagne dans ma chambre…

Anna sourit.

— Je ne suis pas une prostituée. Le barman croit que j’en suis une, mais les putes sont bonnes pour faire marcher les affaires. Pourvu qu’elles soient vêtues comme il faut et qu’elles se conduisent selon les normes établies par l’hôtel, on les accepte. Si je monte dans ta chambre maintenant, laisse-moi t’avouer une chose : tu ne seras que le deuxième homme avec qui j’ai couché de toute ma vie.

Gil eut un haussement d’épaules incrédule qui montrait bien qu’il se sentait flatté par cet aveu, mais qu’il avait du mal à l’admettre. Une femme avec le corps d’Anna et son arrogance ! N’avoir eu de sa vie qu’un seul homme !

— Tu ne me crois pas, observa-t-elle.

— Je ne suis pas obligé de te croire, non ? Cela fait partie du jeu.

Gil s’imaginait avoir trouvé une réponse spirituelle et amusante. Mais Anna tendit la main vers son épaule et retira un cheveu de son veston.

— Ce n’est pas un jeu, répondit-elle dans un doux murmure.

 

Elle se déshabilla en silence, près de la fenêtre. Son corps était souligné par la lueur pâle des réverbères dans la rue. Son visage restait dans l’ombre. Sa robe glissa à ses pieds dans un léger frou-frou. Elle était nue, hormis un minuscule cache-sexe en coton ajouré. Ses seins étaient opulents, presque trop lourds pour une femme dont le dos était si fin. Les tétons, larges et clairs comme du sucre candi.

Comme elle déboutonnait la chemise de Gil, il remarqua son sourire. Elle se plaqua contre lui et caressa les poils bruns de son torse, tira dessus pour le taquiner. Elle l’embrassa sur la joue, puis sur la bouche, et commença à défaire sa ceinture.

C’est immoral, songea Gil, bordel, je trompe la mère de mes enfants, la femme qui attend mon retour pour demain ! Mais combien de fois dans la vie un homme a-t-il l’occasion de vivre un tel rêve érotique ? À supposer que je lui dise de se rhabiller et de s’en aller, je passerai le restant de mes jours à imaginer ce que j’ai manqué.

Anna glissa ses doigts sous le pantalon de Gil. Ses longs ongles lui effleurèrent les fesses et il ne put s’empêcher de frissonner.

— Allonge-toi, laisse-moi te faire l’amour, murmura-t-elle.

Gil s’assit sur le bord du lit et lutta avec son pantalon. Puis Anna le renversa doucement. Il entendit le claquement mou de l’élastique. Elle avait retiré son cache-sexe. Elle se mit à califourchon sur son torse et lui sourit dans la pénombre, sa chevelure formant un voilé soyeux et mystérieux.

— Aimes-tu qu’on t’embrasse ? demanda-t-elle. Il y a tant de façons de le faire.

Anna se redressa. Provocante, elle approcha sa vulve de la bouche de Gil, l’effleurant de sa toison soyeuse. D’abord hésitant, Gil y enfouit son visage puis, tenant les lèvres écartées avec ses doigts, il la suça profondément.

Elle poussa un long et doux soupir de plaisir tout en caressant les cheveux de Gil.

Cette nuit-là, ils firent l’amour quatre fois. Anna semblait insatiable. La première lueur gris ardoise de l’aube surprit Gil allongé sur le flanc, occupé à regarder dormir sa compagne dont les cheveux s’étalaient sur l’oreiller. Il posa sa main en coupe sur un sein puis laissa courir ses doigts le long de son ventre plat, délicatement, jusqu’à son sexe au noir velours. Elle était plus qu’un rêve. Elle était la réalisation des rêves de tous les hommes. Gil l'embrassa légèrement sur le front et quand elle ouvrit les yeux et lui sourit, il sut qu’il était amoureux.

— C’est aujourd’hui que tu rentres en Angleterre ? dit-elle doucement.

— Je ne sais pas. Peut-être.

— Tu pourrais donc rester encore un peu ?

C’était Anna que Gil voyait, mais en même temps il essayait d’imaginer les traits de Margaret comme dans un fondu enchaîné sur l’écran d’un cinéma. Il évoqua sa femme sur le canapé en train de coudre et jetant un coup d’œil à l’horloge toutes les trois minutes pour voir si l’heure de son arrivée à l’aéroport de Gatwick approchait. Il l’imaginait ouvrant la porte d’entrée, l’embrassant et lui racontant ce qu’Alan avait fait au jardin d’enfants.

— Un jour de plus, peut-être, s’entendit-il dire, comme si quelqu’un d’autre, ayant exactement la même voix que lui, était dans cette chambre et avait prononcé ces mots.

Anna pencha la tête et l’embrassa. Sa langue se glissa entre ses dents. Puis elle s’étira et chuchota :

— Pourquoi pas deux jours ? Je pourrais t’emmener à Zandvoort. Nous pourrions aller chez moi et passer toute la journée, toute la nuit et tout le jour suivant à faire l’amour.

— Je ne suis pas sûr de pouvoir prendre deux jours.

— Appelle ton bureau et raconte-leur que tu es sur le point de vendre aux bons bourgeois d’Amsterdam quelques autobus supplémentaires. Un jour, une nuit et un jour de plus. Tu peux rentrer chez toi dimanche soir, il y aura moins de monde dans l’avion.

Gil hésita, puis l’embrassa.

— D’accord. Que diable ! Après le petit déjeuner, j’appelle la compagnie aérienne.

— Et ta femme. Tu dois aussi appeler ta femme.

— Je l’appellerai.

Anna s’étira de tout son long, souple et belle comme une panthère.

— Vous êtes un gentleman d’un genre très spécial, monsieur Batchelor, déclara-t-elle.

— Et vous, une dame très spéciale.

Au téléphone, Margaret avait reniflé. Gil s’était senti si coupable qu’il avait failli repartir sur-le-champ en Angleterre.

« Tu me manques, avait-elle dit. Tout est prêt pour ton retour à la maison et Alan n’arrête pas de réclamer son papa. »

Et pourquoi devait-il rester là-bas encore deux jours ? Les Hollandais auraient sûrement pu le contacter par téléphone ou lui envoyer un télex. Et pourquoi lui ? Pourquoi ce n’était pas George Kendall qui s’occupait de la vente de ces autobus ?

C’est finalement le ton plaintif de Margaret qui lui avait donné la force de répondre :

« Il le faut, c’est tout. Cela ne me plaît pas plus qu’à toi, chérie, crois-moi. Toi aussi, tu me manques, ainsi qu’Alan. Mais ce ne sont que deux jours. Et après, nous irons passer une journée à Brighton, qu’en penses-tu ? Nous irons déjeuner chez Wheelers. »

Puis il avait raccroché. Anna le surveillait de l’autre bout de la pièce. Vêtue seulement du pantalon de son pyjama de soie, elle était assise sur le sofa de cuir blanc. Contre ses seins nus, elle tenait un verre de Bacardi. Le cristal était froid et ses mamelons s’étaient rétractés. Elle lui souriait d’une manière qui le troublait étrangement. Elle avait l’air triomphant, comme si en le poussant à mentir à Margaret, c’était un peu de son âme qu’elle avait capturé.

Derrière elle, par la fenêtre qu’encadrait un lierre, il apercevait la promenade et la vaste plage grise, les nuages épais et gris aussi, et enfin l’horizon menaçant de la mer du Nord.

Il s’approcha d’elle et s’assit sur le sofa, effleura les lèvres d’Anna du bout des doigts. Elle y déposa un baiser. Sa main descendit le long de ses seins opulents et doucement il joua avec leur pointe. Elle le regardait, toujours souriante.

— Crois-tu que tu pourrais un jour tomber amoureux d’une fille comme moi ? murmura-t-elle.

— Je ne crois pas qu’il existe quelqu’un comme toi. Tu es unique.

— Alors, pourrais-tu tomber amoureux de moi ?

— Je crois que je le suis, avoua-t-il finalement.

Elle posa son verre sur la table basse et se mit à genoux sur le sofa. Prestement, elle fit glisser le pantalon de son pyjama. Une fois nue, elle renversa Gil sur le dos et le chevaucha.

— Tu aimes m’embrasser, non ? souffla-t-elle.

Soulevant un peu la tête, il lécha la fente humide et en aspira le suc…

 

La maison était toujours plongée dans le silence. De temps à autre ils parlaient ou mettaient de la musique. Anna aimait les symphonies de Mozart, mais elle allait toujours dans une autre chambre pour les écouter. Les murs étaient blancs et nus, la moquette grise. On avait ainsi l’impression que l’intérieur prolongeait le paysage terne qui s’étendait au-delà des fenêtres. Les quelques dessins accrochés de-ci, de-là étaient de simples croquis d’hommes et de femmes nues, sans visage pour la plupart. Gil avait l’impression que cette demeure n’appartenait pas réellement à Anna ; qu’en fait des dizaines de personnes avaient occupé ces lieux et qu’aucune n’y avait laissé d’empreintes. C’était une maison sans caractère, mais inquiétante, car située au bout d’une ruelle qui donnait sur la plage. Les dalles grises des trottoirs étaient constamment recouvertes de sable gris, balayé par le vent qui soufflait sans cesse, comme une migraine tenace.

Ils faisaient l’amour sans discontinuer, puis ils se promenaient sur la plage, le col de leurs manteaux relevé contre la morsure du sable. Ensuite ils s’asseyaient devant une assiette de viande froide et un verre de vin blanc frais… Ils écoutaient Mozart dans une autre chambre. Le troisième matin, Gil, en se réveillant, découvrit qu’Anna l’observait. Il tendit la main et lui caressa les cheveux.

— C’est aujourd’hui que je dois rentrer chez moi, dit-il, la voix encore endormie et pâteuse.

Elle saisit ses mains et les pressa.

— Ne peux-tu pas rester encore un jour ? Encore un jour et une nuit ?

— Il faut que je rentre. Je l’ai promis à Margaret. De plus, je dois être au bureau lundi matin.

Elle baissa la tête et il ne vit plus son visage.

— Tu sais que si tu pars, nous ne nous verrons plus jamais.

Gil ne dit rien. L’idée de ne plus jamais coucher avec Anna lui était insupportable. Il émergea des couvertures et se dirigea vers la salle de bains. Il alluma la lampe au-dessus du lavabo et se regarda dans le miroir. Il avait les traits tirés.

Normal, songea-t-il, quiconque aurait derrière lui deux jours et trois nuits d’orgie sexuelle avec une femme comme Anna serait épuisée.

Mais il y avait autre chose. Il avait changé… Il s’examina un long moment, perplexe, les sourcils froncés. Puis il remplit le lavabo d’eau chaude et pressa une giclée de mousse à raser dans sa main.

Ce n’est qu’au moment de l’étaler sur son visage qu’il prit conscience de ce qui l’avait intrigué : sa peau était lisse, sans la moindre trace de barbe.

Il hésita, puis rinça la mousse et vida le lavabo. Bah ! Il avait dû se raser la veille avant de se coucher et il l’avait oublié. À l’évidence ils avaient dû forcer sur la bouteille.

Il s’assit sur la cuvette des W.C. et pissa par à-coups rapides. Ce n’est que lorsqu’il se leva et s’essuya avec une feuille de papier toilette qu’il se rendit compte de ce qu’il était en train de faire. Je ne m’assois jamais pour pisser ! Je ne suis pas une femme, songea-t-il dans un éclair.

Debout dans l’embrasure de la porte, Anna l’observait.

— Je ne m’arrange pas ! dit-il en riant. Voilà que je m’assois pour faire pipi !

Elle s’approcha de lui et, passant ses bras autour de son cou, l’embrassa. Ce fut un long baiser, savant. Quand il rouvrit les yeux, elle l’examinait avec insistance.

— Ne pars pas, chuchota-t-elle, pas encore, je ne le supporterai pas. Donne-moi encore un jour, une nuit.

— Anna… Je ne peux pas. J’ai une famille, un travail.

Avec le même sans-gêne dont elle avait fait preuve au bar de l’hôtel Amstel, elle saisit son pénis qui réagit aussitôt.

— Ne t’en va pas, répéta-t-elle, le massant doucement. Depuis trop longtemps, j’attends un homme comme toi… L’idée de te perdre déjà m’est intolérable. Encore un jour, encore une nuit. Tu peux prendre l’avion de lundi soir et être de retour en Angleterre avant 9 heures.

Il l’embrassa. Il sut qu’il allait céder.

Ce jour-là, ils marchèrent jusqu’au bord de la mer. Un chien, le poil mouillé d’embruns et ébouriffé, courait autour d’eux en jappant. Le vent du nord soufflait avec force. Lorsqu’ils revinrent dans la maison, Gil se sentait inexplicablement épuisé. Anna le dévêtit et le conduisit jusque dans la chambre en le soutenant.

— Je suis éreinté, dit-il en souriant.

Elle se pencha et lui donna un baiser. Il resta couché, les yeux ouverts. La musique de Mozart lui parvenait tandis que la lumière grise de l’après-midi dansait au plafond, éclairant un dessin à la plume qui représentait un couple enlacé. On aurait dit un puzzle. Impossible de déterminer où finissait le corps de l’homme, où commençait celui de la femme.

Gil s’endormit alors. Il avait commencé de pleuvoir, une pluie salée venant de la mer. Il dormit tout l’après-midi ainsi que toute la soirée. Le vent soufflait de plus en plus fort et la pluie battait furieusement les vitres.

À 2 heures du matin, il dormait encore lorsque la porte de la chambre s’ouvrit pour laisser passer Anna. Elle se glissa doucement dans le lit, à son côté.

— Mon chéri, murmura-t-elle en caressant la joue de Gil devenue douce et lisse.

Il rêva qu’Anna le réveillait en le secouant. Elle lui soutenait la tête pour l’aider à boire un verre d’eau. Il rêva qu’elle le caressait et lui murmurait des mots tendres. Il rêva aussi qu’il essayait de traverser en courant la vaste étendue de sable gris, mais le sable se transformait en colle et lui emprisonnait les chevilles. Il entendait de la musique, des voix.

 

Gil ouvrit les yeux. Le crépuscule tombait. La maison était silencieuse. Il se tourna pour consulter sa montre qui se trouvait sur la table de nuit. 19 h 17. Il avait la tête congestionnée, comme s’il avait la gueule de bois, et lorsqu’il passa sa langue sur ses lèvres, il les sentit enflées et sèches. Pendant un long moment, il contempla le plafond, les bras collés à ses flancs. Il avait sans doute été malade ou peut-être avait-il trop bu ? Jamais dans sa vie il n’avait éprouvé un tel malaise.

Ce ne fut que lorsqu’il leva la main pour se frotter les yeux qu’il commença à comprendre… Un frisson glacé de terreur le traversa. Il repoussa la couverture. Quand il vit son corps nu, il poussa un cri suraigu.

Il avait des seins. Deux seins lourds avec des tétons bien développés. Il les prit dans ses mains et se rendit compte que ce n’étaient pas des excroissances tumorales dues à un cancer, mais bel et bien de vrais seins de femme. Et quels seins ! Pleins et opulents, exactement comme ceux d’Anna.

En tremblant, il fit courir sa main droite sur son flanc et sentit une taille fine, un estomac plat, et plus bas, le poil soyeux d’un pubis. Les yeux clos, il ne parvenait pas à croire que son sexe avait disparu, qu’il avait été émasculé. Finalement, il glissa la main entre ses cuisses lisses et sentit les lèvres humides de sa vulve. Il hésita, déglutit, puis enfonça un doigt dans son vagin. Cela ne faisait aucun doute. Son corps était celui d’une femme. En apparence, du moins.

— Rien de tout cela n’est vrai, se dit Gil à haute voix.

Mais même sa voix était devenue féminine !

Lentement, il sortit du lit et ses seins se balancèrent, comme ceux d’Anna. Il traversa la chambre et alla se regarder dans le miroir en pied qui se trouvait à côté de la coiffeuse. Il vit une femme qui le regardait. Une femme nue, très belle, et cette femme, c’était lui-même !

— Cela n’est pas vrai, se répéta-t-il en palpant ses seins tandis qu’il regardait d’un air provocant le visage dans le miroir.

Les yeux étaient bien les siens, leur expression était la sienne. Il pouvait se voir lui dans ce visage, sa propre personne, Gil Batchelor, l’homme d’affaires des autobus venu de Woking. Mais qui d’autre que lui-même serait capable de le reconnaître ? Que verrait Brian Taylor, son chef, si jamais il se montrait au bureau ? Et, Seigneur, que dirait Margaret s’il revenait à la maison sous cet aspect ?

Gil s’effondra sans bruit sur la moquette grise, en état de choc total. Il resta le visage plaqué contre le sol jusqu’à ce que la nuit tombe, frissonnant de froid, mais ne voulant pas ou ne pouvant pas bouger. Il ne savait pas s’il était capable de remuer et se refusait à le vérifier.

Lorsque la chambre fut plongée dans une obscurité totale, la porte s’ouvrit enfin et un faible rayon de lumière traversa la moquette. Gil entendit une voix qui disait :

— Tu es réveillé ? Je suis désolé, j’aurais dû venir avant.

Gil souleva la tête. Machinalement, il écarta ses longs cheveux emmêlés et leva les yeux. La silhouette d’un homme se découpait dans l’embrasure de la porte. Un homme vêtu d’un costume, chaussé de souliers vernis.

— Qui êtes-vous ? demanda Gil d’un ton brusque. Que m’est-il arrivé ?

— Tu as changé, c’est tout, répondit l’autre.

— Pour l’amour du ciel, regardez-moi ! Que diable se passe-t-il dans cette maison ? Vous avez fait cela à l’aide d’hormones ou quoi ? Je suis un homme ! Un homme !

Gil se mit à pleurer et des larmes roulèrent sur ses joues. Il en sentit leur goût salé sur ses lèvres.

L’homme avança, s’agenouilla à ses côtés et posa une main amicale sur son épaule.

— Ce ne sont pas des hormones, expliqua ce dernier. Si je savais comment cela est arrivé, crois-moi, je te le dirais. Tout ce que je sais, c’est que cela se passe ainsi. Un homme après l’autre. Celui qui était Anna avant moi et qui maintenant a pris mon corps – cet homme m’a tout expliqué, comme je suis en train de le faire avec toi maintenant. Et exactement comme toi tu le feras pour le prochain homme que tu choisiras à ton tour.

Juste à cet instant, la porte de la salle de bains s’ouvrit plus largement et le visage de l’inconnu fut éclairé par la lumière du couloir. Paralysé de terreur, Gil vit que celui qui se trouvait devant lui possédait ses traits, son propre visage, ses propres cheveux, son propre sourire. Il portait sa montre-bracelet, son costard. Dans le couloir attendait, déjà fermée, sa mallette.

— Je ne comprends pas, dit Gil d’une voix faible.

Il essuya les larmes qui ruisselaient sur son visage.

— Je ne crois pas qu’aucun de nous le comprendra jamais, fut la réponse. On dirait qu’il existe une espèce de logique derrière cela. Une raison, mais impossible de découvrir laquelle.

— Mais dès le début, tu savais que cela arriverait, dit Gil. Dès le tout début, tu le savais.

L’homme opina. Gil aurait dû être pris d’un violent accès de rage, il aurait dû saisir ce type par le col et cogner sa tête contre le mur. Mais cet homme-là, c’était lui. Et pour une raison inexplicable, il était horrifié à l’idée de le tuer.

— Je suis navré pour toi, déclara l’autre d’une voix tranquille. Crois-moi, je t’en prie. Mais je suis tout aussi navré pour moi-même. J’ai été un homme comme toi. Mon nom était David Chilton. J’avais trente-deux ans et je louais des avions aux chefs d’entreprise. J’avais une femme, une famille, deux filles, et une maison à Darien, dans le Connecticut.

Il se tut, puis reprit :

— Il y a quatre mois, je suis venu à Amsterdam et j’y ai rencontré Anna. Une chose en entraîne une autre et elle m’a invité ici. Elle m’a fait faire l’amour nuit après nuit. Puis un beau matin, je me suis réveillé, et j’étais Anna ! Quant à Anna, elle avait disparu.

— Je ne peux pas croire un seul mot de tout cela, dit Gil. C’est de la folie pure. Je suis en train de faire un cauchemar.

L’homme secoua la tête.

— Non, c’est vrai. Et nous ne sommes pas les premiers. Ça dure depuis des années, sans doute.

— Comment le sais-tu ?

— Parce que Anna a pris mon passeport et mes bagages. J’en ai déduit qu’il n’y avait qu’un seul endroit où mon substitut avait pu se rendre, un seul endroit où il avait pu continuer de vivre dans mon corps et avec mon identité…

Gil le fixa, bouche bée.

— Tu veux dire… dans ta propre maison ? Il a pris ton corps et est allé vivre chez toi ?

L’homme acquiesça, l’air sinistre. Gil n’avait jamais vu une expression aussi lugubre sur son propre visage.

— J’ai trouvé le passeport d’Anna et son chéquier… Ne t’inquiète pas, je te les laisse. J’ai pris ensuite l’avion pour New York, j’ai loué une voiture et me suis rendu dans le Connecticut. Je me suis garé près de ma propre maison et je me suis vu marcher sur ma propre pelouse, jouer avec mes propres filles et embrasser ma propre femme.

Il baissa la tête et ajouta :

— J’aurais pu le tuer. Moi, je veux dire, ou du moins, cette personne qui avait mon apparence. Mais qu’est-ce que ce meurtre aurait apporté ? Cela aurait fait de ma femme une veuve et de mes deux enfants, des orphelines. Je les aimais trop pour cela. Je les aime encore.

— Tu les as laissées ? Murmura Gil.

— Qu’aurais-je pu faire d’autre ? J’ai pris l’avion pour retourner en Hollande, et me voici.

— Mais pourquoi n’es-tu pas resté une femme ? Pourquoi devais-tu prendre mon corps ?

— Parce que je suis un homme, expliqua David Chilton. J’ai l’éducation d’un homme, je pense comme un homme, et malgré toute sa beauté et sa richesse, une femme… Bon, tu verras ce que c’est par toi-même. Le plus misérable et le plus opprimé des hommes sur toute la surface du globe n’a pas à supporter ce qu’endurent les femmes. Imagine que chaque fois qu’une femme s’approche d’un homme, elle regarde son sexe au lieu de son visage alors qu’il s’agit d’un entretien sérieux… Tu crois que j’exagère ? C’est pourtant ce que tu as fait, toi, quand on s’est rencontrés à l’hôtel. Quatre-vingts pour cent du temps, tu matais mes nichons, et je savais à quoi tu pensais. Maintenant, c’est à toi que cela va arriver, et crois-moi, au bout de quelques mois, tu iras choisir un type, non pas parce que tu voudras vivre de nouveau comme un homme, mais parce que tu n’auras qu’une envie : prendre ta revanche sur tous ces connards qui t’auront traitée comme un objet de désir.

Gil s’agenouilla sur le sol et demeura muet. David Chilton consulta sa montre, cette montre que Margaret lui avait offerte pour leur dernier anniversaire de mariage, et dit :

— Je ferais mieux de m’en aller. J’ai réservé un vol à 11 heures.

— Non, tu ne… commença Gil.

David Chilton fit une grimace.

— Mais que puis-je faire d’autre ? Ta femme m’attend. Un homme ordinaire comme moi. Non pas une brune voluptueuse comme toi.

— Mais Margaret va tout de suite comprendre, te percer à jour. Tu as peut-être mon apparence, mais tu n’es pas moi, n’est-ce pas ? Elle verra que tu n’es pas moi à la seconde même où tu rentreras à la maison. Même mon chien, d’ailleurs.

— Bondy ?

Gil sentit la panique le gagner. Il n’avait jamais dit à Anna que son chien s’appelait Bondy.

— Gil, je n’ai pas pris seulement ton apparence. J’ai pris aussi ta mémoire. Dans le tiroir gauche du milieu de ton bureau, il y a une lampe de poche, une agrafeuse, la plupart des relevés de tes cartes de crédit. Il y a un numéro spécial de Playboy, celui où ils ont cessé d’agrafer le poster du milieu. Ton père jouait du basson tous les dimanches après-midi et ça agaçait ta mère.

— Doux Jésus ! s’exclama Gil en tremblant.

— Tu veux que je continue ?

— Tu ne peux pas faire ça ! C’est du vol.

— Du vol ? Mais comment un homme peut-il voler quelque chose que tout le monde reconnaîtra comme étant sa propriété ?

— Alors, c’est un meurtre, bon Dieu ! En fait, tu m’as tué !

— Un meurtre ? (David Chilton secoua la tête.) Allez, Anna, maintenant, il faut que je parte.

— Je te tuerai, menaça Gil.

— Je ne le pense pas. Peut-être y songeras-tu, comme moi j’ai songé à tuer le type qui avait pris mon corps. Mais il y a un journal dans le salon, un journal tenu par la plupart des hommes qui se sont transformés en Anna. Lis-le avant de prendre une décision que tu pourrais regretter.

Il tendit le bras et toucha les cheveux de Gil, presque à regret.

— Tu te débrouilleras. Tu as des vêtements, une voiture, de l’argent en banque. Tu as même un portefeuille d’actions. Tu n’es pas une femme pauvre. Les créatures de rêve ne le sont jamais. Si tu décides de rester Anna, tu peux vivre dans l’aisance le restant de tes jours. Sinon… si tu t’en lasses, tu sais ce qu’il te reste à faire.

Assis par terre, Gil était incapable de faire quoi que ce soit pour empêcher David Chilton de partir. Il était traumatisé, avait l’esprit vide. David alla jusqu’au bout du couloir et saisit sa valise, puis il se retourna vers Gil, esquissa un sourire et lui envoya un dernier baiser.

— Adieu, chéri. Ne fais pas de bêtises.

Gil était toujours assis, les yeux rivés à la moquette quand la porte d’entrée se referma et que le corps dans lequel il était né disparut irrémédiablement.

Il dormit jusqu’au matin ; s’il rêva, il n’en garda aucun souvenir. Une fois réveillé, il demeura couché pendant au moins une heure, ne cessant de se palper le corps. C’était effrayant, mais aussi très excitant de posséder le corps d’une femme tout en gardant l’esprit d’un homme. Gil se malaxait les seins, tenant entre le pouce et l’index ses mamelons, comme il l’avait fait avec Anna. Puis il glissa une main entre ses jambes, se caressa doucement pour explorer son sexe, l’esprit à la fois tendu et intrigué.

Il se demanda ce qu’il éprouverait s’il y avait un homme dans le lit, un homme sur lui qui le pénétrerait.

Il se força à penser à autre chose.

Pour l'amour de Dieu, tu n’es pas un pédé !

Gil alla prendre une douche et se laver les cheveux. Leur longueur l’embarrassait, surtout quand ils furent mouillés. Et il dut faire quatre essais avant de réussir à se nouer un turban avec une serviette. Pourtant, Margaret, elle, y parvenait sans même se regarder dans le miroir. Il décida qu’à la première occasion il se les ferait couper.

Puis Gil alla inspecter dans le placard la garde-robe d’Anna. Il l’avait trouvée fort jolie dans une jupe bleu marine et un chandail blanc tricoté à grosses mailles. Il trouva ce chandail plié avec soin dans l’un des tiroirs. Il s’en vêtit maladroitement, mais quand il se regarda dans le miroir, il comprit qu’il devait mettre un soutien-gorge. Il ne voulait pas attirer l’attention à ce point. Pas au début, en tout cas. Il ouvrit un tiroir plein de mystérieux soutiens-gorge en dentelle. Il en essaya un. Il avait beau s’efforcer de le fermer dans le dos, pas moyen. Les seins ne cessaient de s’échapper des bonnets. Pour finir, il s’agenouilla à côté du lit pour faire reposer sa poitrine sur le couvre-lit. Puis il passa l’un des petits strings d’Anna. La façon dont l’élastique entrait dans la fente des fesses le gênait, mais il supposa qu’il finirait par s’y habituer.

S’y habituer ! Cette idée claqua comme une balle dans son cerveau. Il se regarda dans le miroir, il regarda ce beau visage, ces yeux qui étaient encore les siens. Et il sanglota de rage.

Tu as déjà commencé à accepter d’être Anna. Tu as commencé à réagir comme une femme. Tu fais des chichis à propos de ton soutien-gorge et de ton slip. Tu te soucies de la jupe que tu vas mettre et tu as déjà oublié que tu n’es pas Anna. Tu es Gil, un mari, un père. Tu es un homme, bordel !

Il se mit à respirer avec bruit. Sa colère enflait. Il lui fut impossible de l’arrêter ; sa rage montait à la manière de la colonne de mercure dans un thermomètre. Gil saisit le tabouret de la coiffeuse et le projeta contre le miroir. Le verre se brisa en mille morceaux qui retombèrent en pluie sur la moquette. À travers mille éclats, il vit Anna qui le regardait, emportée par une fureur et une frustration incontrôlables. Il fonça à l’aveuglette à travers la maison, vidant les tiroirs, semant des papiers partout, balayant d’un geste brusque tous les bibelots posés sur des napperons. Il ouvrit grandes les portes de l’armoire du bar et envoya dinguer toutes les bouteilles à travers la pièce en les faisant exploser sur les murs. Whisky, gin, Campari…

Épuisé, il s’assit enfin par terre et ses sanglots s’apaisèrent peu à peu. Il était trop fatigué pour pleurer encore. Devant lui, sur la moquette, se trouvaient la carte d’identité d’Anna, ses papiers de Sécurité sociale, son passeport ainsi que ses cartes de crédit. Anna Huysmans. Un nom qui était à présent le sien !

Tout à coup, Gil vit des feuillets reliés de maroquin marron qui dépassaient à moitié de sous le canapé. Il avança à quatre pattes et les ramassa. Cela devait être le journal dont lui avait parlé David Chilton. Il l’ouvrit à la dernière page et entreprit de le lire malgré les larmes qui lui brouillaient la vue :

Gil a été merveilleux… Il a une personnalité enthousiaste… Ce ne sera pas difficile de m’adapter à lui… J’espère seulement que j’aimerai sa femme Margaret… Elle semble un peu immature, d’après ce que Gil a dit… et il m’a précisé aussi qu’il fallait beaucoup de cajoleries et de supplications quand vient l’heure de l’amour… Pourtant, c’est probablement la faute de Gil. On ne peut pas dire que ce soit le champion des amants.

Gil feuilleta le journal à l’envers jusqu’à la première confession. Il découvrit avec étonnement qu’elle datait du 16 juillet 1942. Elle était écrite en allemand par un officier de la Wehrmacht qui avait rencontré Anna alors qu’il quittait Edam en voiture pour des raisons militaires. Son vélo avait crevé… Elle était tellement jolie que j’ordonnai à mon chauffeur de s’arrêter pour l’aider.

Impossible de savoir cependant si ce samaritain allemand avait été la première victime d’Anna, ou le premier à tenir ce journal. Les confessions continuaient d’année en année et de page en page. Plus de sept cents, certainement, et chacune narrait une histoire différente de séduction tournant à la tragédie. Quelques-uns de ces hommes avaient même tenté d’expliquer ce qu’était Anna et pourquoi elle s’emparait du corps des hommes.

Elle a été envoyée par Dieu lui-même pour nous punir de nos pensées lubriques au sujet des femmes et pour avoir trahi les sacrements du mariage…

Elle n’existe pas vraiment. Il n’y a pas d’« Anna », parce qu’elle est toujours l’un de nous. La seule « Anna » qui existe est dans l’esprit de l’homme qui est en train de la séduire. Et c’est là que réside la plus grande damnation. Nous tombons amoureux de nos propres illusions plutôt que d’une femme réelle…

Pour moi, Anna est un catalyseur d’âmes faibles.

Elle nous cueille et nous accroche à son bracelet magique comme des victimes branlantes de nos propres turpitudes…

Anna est un fantôme…

Anna est un vampire…

Si je me suicidais, est-ce que cela romprait la chaîne ? Anna mourrait-elle si je mourais ? En supposant que je réussisse à séduire l’homme qui était Anna avant moi, arriverais-je ainsi à inverser le processus de changement ?

Toujours assis par terre, Gil lut le journal de bout en bout. C’était un incroyable chœur de voix masculines. Et tous, l’un après l’autre, avaient été séduits, métamorphosés en femme et avaient voulu échapper à ce nouveau corps : PDG, agents de police, soldats, savants, philosophes et même des prêtres. Certains étaient restés Anna moins de deux jours. D’autres avaient réussi à tenir le coup pendant plusieurs mois. Mais pour chacun d’eux, le corps même du plus humble des hommes avait été préférable à celui d’Anna, en dépit de son exceptionnelle beauté.

Vers 2 heures, Gil eut faim. Le frigo était presque vide. Aussi se rendit-il en voiture à Amsterdam pour déjeuner. Il faisait très beau, mais froid. C’est pourquoi il mit l’imperméable noir d’Anna et planta un béret noir sur sa tête. Il essaya ses talons aiguilles, mais se tordit les chevilles dans le couloir. Écroulé contre le mur, en larmes, Gil ne cessait de jurer, comme si, pour lui, marcher avec ces souliers à talons aurait dû être une chose naturelle. En boitillant, il regagna la chambre et enfila des mocassins.

Il trouva une place de parking pour la BMW d’Anna le long du canal Singel, non loin de Munt-plein, où se dressaient le clocher et le dôme du vieil Hôtel de la Monnaie. Au coin de la rue, il y avait un restaurant indonésien, au premier étage. L’un des fonctionnaires du Gemeentevervoerbedrijf le lui avait recommandé. Un serveur indonésien lui indiqua en souriant une table pour une personne avec vue sur le jardin. Gil commanda un rijstafel et une bière. Le garçon le regarda d’un air étonné. Aussitôt il changea sa bière contre une vodka-tonic. Ce grand restaurant était vide, hormis un groupe d’hommes d’affaires américains à l’autre bout de la salle. Tandis qu’il déjeunait, Gil se rendit compte que l’un d’eux ne le quittait pas des yeux. Pire, chaque fois que Gil relevait la tête, il lui faisait un clin d’œil.

Et merde ! pensa Gil. Laisse-moi donc manger en paix.

Il ignora les regards concupiscents, mais quand le déjeuner prit fin, cet homme traversa la salle en reboutonnant son veston. Il lui sourit. Il était corpulent, son visage rouge luisait de sueur. À chaque main brillaient trois grosses chevalières en or.

— Excusez mon audace, fit-il. Je m’appelle Fred Oscay. Je suis dans les tuyaux d’aluminium, les Tuyaux de Pennsylvanie. Je n’ai pu m’empêcher de vous regarder pendant le repas.

Gil fixa l’individu d’un air arrogant.

— Et alors ?

— Et alors, vous pouvez prendre cela pour un compliment ! Vous avez une sacrée allure, il fallait que je vous le dise… Je me demandais si vous étiez libre ce soir. Pour un spectacle… ou un dîner, peut-être ?

Gil tremblait.

Pourquoi diable suis-je dans cet état ? se demanda-t-il.

Il était à la fois furieux et effrayé. Furieux, parce que cet idiot au visage écarlate l’avait reluqué, et maintenant l’entreprenait. Effrayé, parce que les conventions sociales lui interdisaient d’être aussi grossier qu’il avait envie de l’être. Les conventions sociales, et aussi sa faiblesse physique.

Voilà qu’il découvrait quelque chose d’entièrement nouveau, qui lui faisait dresser les cheveux sur la tête : les hommes profitent de leur force physique à l’encontre des femmes, non seulement lors de disputes… mais tout le temps.

— Monsieur Oscay, dit Gil qui tremblait encore, je préférerais que vous rejoigniez votre groupe et que vous me laissiez tranquille.

— Allez, vous ne pensez pas ce que vous dites !

— Je vous en prie, laissez-moi, insista Gil, la bouche sèche.

Fred Oscay se pencha par-dessus la table.

— Il y a un bon concert au Kleine Zaal, si c’est la culture qui vous intéresse.

Gil hésita un instant, puis saisit un petit plat de poulet au curry et le renversa sur la manche gauche de Fred Oscay. Durant quelques secondes, ce dernier contempla son veston sans prononcer un mot, puis il fixa Gil avec une agressivité que celui-ci n’avait vue chez personne jusqu’alors. Fred Oscay avait l’air capable de le tuer, là, tout de suite.

— Espèce de traînée, cria-t-il. Sale petite pute !

— Allez-vous-en, dit Gil. Tout ce que je vous demande, c’est de vous en aller.

— Vous l’avez cherché, ma jolie, déclara Fred Oscay d’une voix forte et théâtrale afin que ses collègues l’entendent. Vous l’avez cherché. Pendant tout le repas, vous n’avez cessé de me lancer des clins d’œil. Alors, ne commencez pas à faire la mijaurée. Qu’est-ce que vous voulez ? De l’argent ? C’est ça ? Vous êtes une professionnelle ? Je regrette, je regrette vraiment, mais Fred Oscay n’a jamais payé une femme et ce n’est pas aujourd’hui qu’il commencera pour une pute comme toi.

Il ramassa une serviette et nettoya sa manche avec force gestes, puis jeta la serviette dans l’assiette de Gil. Les autres hommes d’affaires riaient en observant la scène.

— Allez, viens, Fred dit l’un d’eux. On ne peut pas te laisser seul une minute.

Gil demeurait assis, ne sachant que faire, ni comment riposter, ni comment prendre sa revanche. Il se sentait si frustré que, malgré lui, il fondit en larmes. Le serveur indonésien s’approcha et lui offrit un verre d’eau.

— Ti va bien ? Ti va bien ? demanda le garçon.

— Oui, ça va, répondit Gil. Oui, merci… ça va.

 

Gil demeurait planté à l’angle de la rue, aussi patient qu’une ombre lorsque David Chilton franchit la porte d’entrée à l’heure exacte et emmena promener son épagneul le long de la pelouse. Il était 22 h 35. David et Margaret avaient sans doute regardé à la télé les infos de 22 heures, puis South EastNews, tout comme Gil et elle l’avaient toujours fait. Puis David avait certainement pris la laisse de Bondy et siffloté : « Viens, mon garçon ! Deux tours du parc. » Quant à Margaret, elle avait dû aller dans la cuisine faire la vaisselle et préparer du cacao.

Gil portait le même imperméable et le même béret noirs qu’à Amsterdam, mais à présent, il ne se tordait plus les pieds avec les talons aiguilles d’Anna. Ses cheveux bien coiffés bouclaient et, cette fois, il s’était maquillé en suivant attentivement les conseils d’un magazine hollandais.

Sous son imper, Gil avait glissé un couteau de boucher en acier inoxydable dont la lame mesurait trente centimètres. Il était d’un calme total. Sa respiration était régulière et son pouls ne battait pas plus vite que le jour où il avait fait la connaissance d’Anna.

Bondy voulait à tout prix renifler chaque buisson et chaque montant de la barrière du jardin, si bien que Gil dut attendre longtemps avant d’entendre les bruits de pas de David. Les mains dans les poches, celui-ci sifflotait doucement un air que Gil n’avait jamais entendu. Ce dernier sortit enfin de l’ombre :

— David ! cria-t-il.

Sous le choc, David Chilton se pétrifia.

— Anna ? fit-il d’une voix rauque.

Gil s’avança sous la pâle lumière orange d’un réverbère.

— Oui, David. C’est Anna.

David sortit les mains de ses poches.

— Je suppose qu’il t’a fallu venir ici pour voir comment les choses se passent, n’est-ce pas ? Moi aussi, j’ai fait cela.

Gil jeta un coup d’œil vers la maison.

— Est-il heureux ? Alan, j’entends.

— Alan va bien. C’est un brave petit gars. Il te ressemble. Enfin, il me ressemble, je voulais dire.

— Et Margaret ?

— Oh ! Margaret va bien aussi. Très bien.

— Elle n’a pas remarqué la moindre différence ? demanda Gil d’un ton amer. Au lit, peut-être. Je sais que je n’étais pas le champion des amants.

— Margaret va bien, vraiment.

Gil demeura silencieux pendant un moment, puis reprit :

— Et le boulot ? Il te plaît ?

— Euh… assez, oui, répondit David Chilton avec un grand sourire. Mais je dois avouer que je cherche un emploi qui exige plus de capacités.

— Mais à part ça, tu n’as pas eu de mal à t’adapter ?

— Non. Ce n’est pas la mer à boire.

Bondy avait disparu dans l’obscurité. David Chilton le siffla plusieurs fois, puis cria :

— Bondy ! Bondy !

Enfin il se tourna vers Gil.

— Écoute… Tu sais que je comprends ce qui t’a poussé à venir. Je le comprends très bien. Je compatis. Mais il faut que je retrouve Bondy, sinon Moo va être très fâché.

Pour la première fois de sa vie, Gil ressentit l’aiguillon de la jalousie à cause de Margaret.

— Tu l’appelles Moo ?

— Pas toi ?

Gil demeura planté à la même place tandis que David Chilton repartait au petit trot à la recherche de Bondy. L’indécision écarquillait les yeux de Gil. Mais David n’avait franchi que vingt ou trente mètres lorsque Gil sortit soudain le couteau de boucher et courut à sa poursuite.

— David ! cria-t-il de sa voix féminine haut perchée. David ! Attends !

David s’arrêta et se retourna. Gil l'avait déjà presque rattrapé. Il leva le bras. Naturellement, David ne comprit pas sur-le-champ ce qu’il lui arrivait. Il fallut le deuxième coup de couteau qui racla sa nuque. Alors il tomba par terre, roula, puis se releva comme un ressort. On eût dit qu’il savait se battre. Gil le poursuivit en brandissant sa lame, à la fois silencieuse et emportée par une colère sans nom.

Si je ne peux pas récupérer mon corps, se disait-il, personne ne le pourra. Peut-être faut-il que l’homme qui s’est substitué à moi meure, pour que je retrouve mon identité. Il n’y a pas d’autre espoir, ni d’autre solution… Tant qu’Anna continuera de génération en génération à prendre un homme après l’autre…

Poussant un terrible hurlement, Gil poignarda David au visage. Mais celui-ci lui saisit le poignet et le tordit de toutes ses forces, si bien que Gil lâcha le couteau. Les talons aiguilles se cassèrent, Gil perdit l’équilibre, et les deux hommes tombèrent. Ils cherchèrent à s’emparer de l’arme. David l’effleura, le couteau glissa un peu plus loin, mais il réussit à l’attraper.

La longue lame s’enfonça cinq fois. On entendit des muscles se déchirer. Les deux adversaires s’écartèrent l’un de l’autre et se retrouvèrent sur le dos, à bout de souffle, flanc contre flanc.

Gil se rendit compte que sa blouse en coton se trempait de sang. Son estomac se remplit de liquide et un froid glacial le saisit aux tripes. Il savait qu’il ne pouvait pas bouger. Il avait senti le couteau sectionner brutalement sa moelle épinière.

David se redressa sur un coude. Il avait les mains et le visage barbouillés de sang.

— Anna… bredouilla-t-il ? Anna…

Gil le regarda, mais déjà sa vision se brouillait.

— Tu m’as tué, dit-il. Tu m’as tué. Ne comprends-tu donc pas ce que tu viens de faire ?

David avait l’air désespéré.

— Tu as compris, n’est-ce pas ? fit-il d’une voix sourde. Tu as compris.

Gil esquissa un pâle sourire.

— Je ne le comprends pas vraiment. Mais je le sens. Je vous sens, toi et tous les autres, à l’intérieur de ma tête. J’entends vos voix, je ressens votre douleur. Je me suis emparé de vos esprits, de vos âmes. C’est ce que vous m’avez donné en échange de votre plaisir.

Gil cracha du sang, puis reprit :

— Mon Dieu… Si seulement j’avais compris cela avant. Parce que tu sais ce qui va arriver ensuite, n’est-ce pas ? Tu sais ce qui va arriver maintenant ?

David le regarda, en proie à une folle terreur.

— Anna écoute, tu ne vas pas mourir. Anna, écoute-moi, tu ne le peux pas. Tiens bon. Résiste, je vais appeler une ambulance. Mais tiens bon !

Gil ne voyait plus que les ténèbres, n’entendait que la mer grise. Il avait quitté la terre comme Anna…

 

David Chilton parvint à atteindre la grille du jardin. Il se cramponna au montant.

— Moo ! Aide-moi ! Pour l’amour du ciel, aide-moi !

Mais il se prit la gorge à deux mains comme s’il était en train de suffoquer. Puis il s’effondra comme une masse sur la plate-bande fraîchement bêchée, tremblant avec violence. Tremblant comme un insecte mortellement blessé. Tremblant comme toute créature qui n’a pas d’âme.

Sur toute la surface du globe, cette nuit-là, des hommes tremblèrent de la même manière et moururent… Plus de sept cents ; dans des hôtels, des maisons, des restaurants ainsi que sur le siège arrière de taxis. Un ancien officier allemand rendit l’âme pendant son repas, le visage bleu, la tête dans son assiette de salade. Un pilote de ligne, volant au-dessus du Nebraska, empoigna brusquement le col de sa chemise et parvint à gargouiller « Anna » avant de s’effondrer dans un sursaut sur ses manettes.

Un membre du Parlement, âgé de soixante ans, qui longeait l’allée de la Chambre des communes pour reprendre une séance se prolongeant tard dans la nuit, trébucha brusquement en avant et s’écroula entre les bancs des membres du gouvernement et de l’opposition, tremblant de plus en plus, tandis que tombait le crépuscule de la mort.

Sur la 1-5, juste au sud de San Clemente, Californie, un cadre de cinquante-cinq ans appartenant à une entreprise chargée de l’entretien des piscines mourut au volant de sa berline Lincoln. La voiture zigzagua sur l’autoroute, puis entra en collision avec un camion 7-Eleven, se renversa et s’enflamma aussitôt. Quatre ou cinq Mexicains qui venaient de nettoyer les accotements regardèrent avec impuissance ce brasier, ainsi que l’homme qui brûlait dans la voiture, sans se rendre compte qu’il était déjà mort.

 

On enterra Anna Huysmans à Zandvoort, non loin de la mer. Dans son testament, elle avait spécifié qu’elle voulait une pierre tombale en marbre noir poli, sans décoration. Cette plaque reflétait le lent déplacement des nuages, comme un miroir. Il n’y eut ni parents, ni amis, ni fleurs. Une seule femme, tout de noir vêtue, qui demeura à l’entrée du cimetière comme si ces funérailles ne la concernaient pas. Elle était très belle, cette femme-là, même tout en noir et le visage caché par un voile. Un homme qui était venu déposer des fleurs sur la tombe de son grand-père la remarqua, là debout, toute seul, et il l’observa pendant un certain temps.

Elle se tourna vers lui. Il sourit.

Elle lui sourit à son tour.