PUNITIONS
Ray Garton
J’arrivai à Manning le lendemain après avoir appris la mort de Jayne dans le journal. Sa mort, talée à la une de tous les journaux de l’État, était ce genre de nouvelles dont la presse fait des gorges haudes.
UN ADOLESCENT TUE L’ORGANISTE D’UNE ÉGLISE LORS D’UNE BIZARRE ORGIE SANGLANTE
Je n’aurais pas lu cet article si je n’avais pas vu la photo de Jayne, ses grosses lunettes à monture d’écaille perchées sur son petit nez, ses cheveux châtain foncé retenus dans le dos, son habituel sou-ire, vague et timide, dédié à l’objectif. C’était un cliché récent et elle avait peu changé en dix ans.
Je m’arrangeai aussitôt pour prendre un jour de congé, veillai à ce que ma chatte, Clarissa, ait beaucoup d’eau et de nourriture et quittai Los Angeles pour Manning.
J’ai grandi dans ce petit village d’Adventistes du Jour situé dans la vallée de Napa. Mes parents y demeuraient encore, mais dès mon arrivée, je me rendis directement à la maison du gamin. Elle ne fut pas difficile à trouver : les reporters s’agglutinaient sur le trottoir dans l’espoir d’avoir un perçu du tueur. Je garai ma voiture de location de l’autre côté de la chaussée et contemplai cette maison en me demandant à quoi ressemblait ce gosse, comment il avait rencontré Jayne.
Avait-elle pratiqué sur lui ce qu’elle m’avait fait à moi ?…
Lorsque j’avais seize ans, Jayne Potter n’était à mes yeux que l’organiste qu’on voyait au culte. Toutes les semaines, elle posait un coussin carré et marron sur le banc de l’orgue de l’église, elle s’y asseyait et jouait durant la cérémonie. Je ne la trouvais pas jolie : elle avait une peau trop claire, s’habillait simplement et portait toujours un chignon ou des tresses. Jamais de maquillage, mais comme cet artifice ne correspondait pas aux règles des Adventistes du 7e Jour, aucune des filles de ce collège ne se maquillait. Elles étaient toutefois au centre de mes rêves. Bien qu’obligées de se soumettre à la discipline en vigueur, elles se débrouillaient néanmoins pour porter des vêtements qui accentuaient leurs courbes et leurs formes. La répression est la mère de la créativité, ai-je toujours proclamé.
Miss Potter assistait à tous les offices de l’église et consacrait son temps libre aux bonnes œuvres. Lors des cuissons du pain ou des pique-niques, il était impossible de lui parler tant ses devoirs l’absorbaient. Elle donnait l’impression qu’elle devait participer à toutes les activités de la paroisse comme si elle avait une dette importante à acquitter. Mais en dépit de sa permanente contribution, la congrégation l’ignorait. Parfois, je pensais même qu’on l’évitait. En effet, la plupart de ces volontaires étaient très populaires. Miss Potter, non. Elle souriait et saluait beaucoup de la tête, mais parlait rarement et était peu diserte si on lui adressait la parole.
Ce ne fut que le jour où elle attrapa un rhume des foins que notre relation débuta. Ma mère m’avait envoyé lui apporter une soupe de légumes qu’elle avait préparée.
Je me rendis chez miss Potter avec la voiture de maman. Cette femme vivait au nord du village, dans une caravane isolée, nichée au pied d’une colline ombragée.
C’était une chaude journée d’été, mais elle m’ouvrit, vêtue d’une épaisse robe de chambre en tissu-éponge blanc. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle m’invite à entrer, mais elle le fit tout de suite. Une fois à l’intérieur et sans le soleil aveuglant, je m’aperçus qu’elle ne portait pas ses lunettes et que ses cheveux tombaient sur ses épaules et dans son dos en boucles foisonnantes. Je découvris là quelque chose. Ce ne fut pas instantané. Il me fallut du temps pour m’en imprégner et lorsque je repartis de chez elle, je n’en avais pas encore assimilé toute la portée. J’avais découvert que miss Potter était belle.
Elle n’avait pas l’air malade. Ses yeux étaient bouffis, mais peut-être avait-elle pleuré ? Je devais apprendre plus tard que c’était le cas. J’ai perdu le compte du nombre de ses pleurs lors de mes visites. En fait, je n’ai même plus notion du nombre de ces visites.
La caravane était mal éclairée. Il n’y avait qu’une seule petite lampe posée près du sofa et son abat-jour gris souris ne laissait filtrer qu’une vague lumière. Elle avait fort peu de meubles et les murs étaient nus, hormis le plus hideux des portraits du Christ crucifié. Du sang noir et visqueux jaillissait de la tête, des mains et des pieds du Christ ainsi que du trou béant qui perçait son flanc. Son visage effilé et cadavérique était une véritable image de cauchemar.
Miss Potter me remercia pour la soupe, l’emporta dans la cuisine, puis s’installa, souriante, sur le sofa, repliant gracieusement les jambes sous sa robe de chambre. Elle tapota le coussin qui se trouvait à côté d’elle et je m’y assis, mais il n’y eut aucune grâce dans mes mouvements. J’étais un adolescent gauche et timide, surtout en présence des femmes… encore plus quand elles étaient en robe de chambre. Toutefois, miss Potter parvint à me mettre à l’aise. Nous bavardâmes à propos de l’école et du prochain pique-nique de la paroisse. Tout en parlant, elle me caressait souvent l’épaule, la main et le genou… de simples gestes innocents comme lorsque deux amis conversent, mais des gestes que je ne lui avais jamais vu faire. Elle était… différente.
Après avoir insisté pour que je l’appelle Jayne, elle découvrit ma passion pour les reptiles.
— Ah ! mais j’ai un livre qui te plaira, dit-elle doucement.
Elle se pencha au-dessus de mes cuisses vers une petite bibliothèque accolée au mur.
Mon cœur tremblait comme de la gelée. Une vallée sombre s’ouvrit entre les pans de sa robe de chambre. Elle avait la peau aussi blanche que les nuages d’été et une veine bleu pâle décrivait des méandres sur la courbe de son sein gauche. J’eus une envie si forte de suivre le tracé de cette veine que mes doigts malgré moi écartèrent le pan de sa robe de chambre. Je rougis violemment et me levai pour partir quand miss Potter se redressa.
Elle me donna le livre. Une fois que nous fûmes sur le pas de la porte, posa gentiment sa main fraîche sur ma nuque et déclara :
Comme cela, tu auras une excuse pour revenir me voir.
Quand je franchis le seuil, quelque chose effleura mon postérieur. Un pli de mon jean trop serré, ou bien avais-je heurté le guéridon qui se trouvait près de la porte ? Ou encore, la main de miss Potter qui s’était égarée par là ?
Dans le secret de ma chambre, je me masturbai en inventant toutes sortes de variantes à ce fantasme durant les quelques nuits suivantes. La masturbation est, cela va de soi, une pratique honnit des Adventistes, mais j’attribue souvent ma stabilité actuelle à mon refus de cesser cette habitude même après que mon professeur de biologie eut expliqué en cours que cette pratique provoquait de graves maladies nerveuses.
Je voulais parler de ce fantasme, comme tous les gamins de mon âge, à mon meilleur et presque unique ami, Gary Sigman. Seulement Gary n’était guère bavard cet été-là. L’automne précédent, ses parents avaient divorcé. Tous deux enseignaient à l’école primaire adventiste, à Manning, et ils avaient perdu leur poste à cause de cette séparation. (L’Église ne peut empêcher les divorces, mais elle punit ceux qui ont laissé leur union se briser.) Gary s’était replié sur lui-même. Tout le monde attribuait sa perte de poids et son humeur sombre au drame du divorce. Tout le monde, sauf moi. Je savais qu’il était arrivé quelque chose d’autre à Gary. Il paraissait plus mûr et ne riait plus beaucoup. Mais comme je ne pouvais percer le mur dans lequel il s’était enfermé, je décidai de le laisser faire le premier pas. S’il s’était confié, nous aurions passé toutes les soirées de cet été installés sur la véranda arrière de ma maison à parler en chuchotant de miss Potter. Mais il ne l’a pas fait.
Lorsque je retournai rendre le livre trois jours plus tard, Jayne m’accueillit dans la même robe de chambre. Je trouvai cela étrange. C’était le milieu de l’après-midi et elle n’était certainement plus souffrante. Elle me dit bonjour gentiment et me conduisit sur le sofa. Elle me montra un autre livre. Immense et plein de photographies en couleurs de reptiles rares et exotiques.
— Celui-là, je ne veux pas le prêter, dit-elle en l’ouvrant, mais tu peux venir le regarder aussi souvent que tu veux et à n’importe quelle heure.
Comme nous tournions les pages de l’album, assis l’un à côté de l’autre, la jambe gauche de miss Potter toucha légèrement la mienne. Sous ce grand livre, mon pantalon commença à gonfler. Je compris que, durant trois nuits, je n’avais en fait rien imaginé… La bouche sèche, le corps tremblant, je regardais les images sans les voir, sentant uniquement le contact brûlant de sa jambe contre la mienne. Lorsqu’elle écarta sans prévenir le livre, je ne pus cacher mon érection. Avec un sourire un tantinet moqueur, Jayne avança lentement sa main et la posa sur mon sexe. Elle me caressa, pressa en douceur. J’aspirai l’air convulsivement.
— Paul, est-ce que tu aimes les glaces avec du sirop de chocolat ? murmura-t-elle. Moi, oui, précisa-t-elle. Tu en veux une ?
Je crois que je fis signe que non. Elle partit s’affairer dans sa cuisine et revint avec un bol de crème glacée, du sirop de chocolat, des noisettes et une cerise.
— Moi, cela me plairait d’en manger une, dit-elle.
Elle posa le bol sur la table basse, s’agenouilla devant moi et entreprit aussitôt de déboucler ma ceinture.
J’étais pétrifié. J’imaginai le choc atroce qu’aurait eu ma mère si jamais elle était arrivée à ce moment-là. Je me souvins du dernier sermon du pasteur Helmond au cours duquel il avait déclaré : « Le sexe est un poison au goût sucré qui tue à coup sûr votre âme ! » Je me souvins de mon professeur d’éducation religieuse expliquant en cours : « Le sexe est une diversion si dangereuse et si malsaine que, lorsqu’on est confronté à un désir sexuel, on doit prendre une douche froide même si on est marié ou faire le tour du pâté de maisons en courant au lieu d’avoir un rapport. À moins, naturellement, que ce ne soit dans l’unique but de la procréation. »
Bien avant que je ne sache de quoi il s’agissait, on m’avait dit que le sexe est un crime moral, le tournant le plus traître de la route menant au Ciel. Mais lorsque Jayne me prit dans sa main, je perdis toute peur du Lac de Feu contre lequel on m’avait si souvent mis en garde. Elle plaça le bol sur le sol entre mes jambes, éteignit la lampe, étala de la crème glacée et du chocolat sur ma queue, la saupoudra de noisettes, plaça la cerise sur le gland, et avec appétit, avec amour, elle mangea sa crème glacée. Quel délice !
Son canapé se convertit en un lit dont nous fîmes un très long usage cet après-midi-là. Au début, je me montrai maladroit, mais comme elle couvrait mon corps de baisers et de caresses, j’oubliai toute réserve. J’avais envie de la voir, de la mordiller, de la goûter, mais quand je tirai sur sa robe de chambre, elle refusa de l’ôter. Je roulai sur elle, mais elle me repoussa.
— Non, non, pas comme cela, dit-elle.
Elle pivota et se mit à quatre pattes. Je m’agenouillai derrière sa croupe, elle me guida en elle et à l’instant même commença de gémir. Ce n’était pas un cri de plaisir, mais bel et bien une plainte. J’eus peur de lui avoir fait mal. Mais quand je voulus me retirer, elle lança d’un ton tranchant :
— Non, fais-le ! Et comme une brute !
Mes premiers coups de reins furent hésitants, mais bientôt je me perdis dans un tourbillon de sensations nouvelles qui m’emporta. Le bas de sa robe de chambre s’était tortillé et formait un obstacle entre nous, mais quand je voulus le remonter afin de pouvoir lui caresser le dos, elle m’en empêcha et se mit à grommeler entre deux hoquets.
Je me penchai.
— Quoi ? Qu’as-tu dit ? murmurai-je.
Mais le visage enfoui dans son oreiller, elle marmonnait je ne sais quoi. Il me fallut des semaines pour enfin comprendre ses paroles.
Quand je revins à la maison, j’avais les jambes en coton, je saluai à peine mes parents et filai aussitôt dans ma chambre. Je m’enfermai dans un silence hébété jusqu’à l’après-midi suivant où je retournai dans la caravane comme elle me l’avait demandé. Je ressemblais à un somnambule qui regagne son lit. De nouveau, elle était en robe de chambre. De nouveau, elle me fit asseoir sur le sofa. Puis elle me dévêtit brusquement et lécha la moindre parcelle de mon corps, sauf ma queue, jusqu’au moment où je pris sa main et la plaquai dessus en haletant.
— S’il te plaît, s’il te plaît…
Elle ouvrit le lit, et comme la première fois, garda sa robe et pleura alors que nous nous trémoussions en chœur. Ses paroles hachées se perdaient dans l’oreiller.
Ensuite ce fut le silence. Nous bavardions avant, mais jamais après. Et jamais de nos ébats. Comme nous étions allongés l’un contre l’autre, lors de cette seconde visite, je voulus lui caresser les cheveux, le cou, mais elle me repoussa et se replia en boule, le corps tout tremblant.
— Reviens demain, à 15 heures, murmura-t-elle finalement.
Au début, je ne remarquai pas son étrange comportement. J’étais trop obnubilé par le fait que maintenant je connaissais le sexe. Et surtout, avec une femme. Que ma maîtresse fût la timide miss Potter devint pour moi un privilège. L’église m’apparut alors sous de nouvelles couleurs. Chaque fois que je voyais Jayne se jucher sur le banc devant l’orgue, après avoir soigneusement installé son coussin, je bandais aussitôt, dans ce sanctuaire, entre papa et maman, sur notre banc habituel. Je masquais mon érection à l’aide de ma Bible Version Standard Révisée monogramme et reliée de cuir. Jayne restait imperturbable. Je ne la quittais pas des yeux pendant tout le sermon. Parfois, ses hanches se tortillaient sur le coussin. Je me demandais alors si elle pensait à moi.
Pas du tout.
Au milieu de la troisième semaine de notre liaison, Jayne partit dans la cuisine préparer de la limonade. J’avisai son coussin posé sur une chaise appuyée contre le mur, et sachant que son cul ferme gigotait sur ce coussin durant la messe, tous les dimanches, je ne pus résister à l’envie de m’asseoir dessus. Je ravalai un cri de douleur. J’eus l’impression d’avoir le derrière piqué par des centaines de minuscules aiguilles. Je me levai d’un bond, une main posée sur mes fesses, puis saisis le coussin. Il était en épais velours marron, plat et dur. Il n’était pas rempli de plumes…
Mais de petits clous.
Quand je l’entendis revenir, je laissai tomber le coussin, pivotai brusquement et tentai de lui rendre son sourire. Elle se pencha pour poser son plateau sur la table basse ; je contemplai alors ses fesses, songeant qu’elle les gardait toujours couvertes quand nous baisions, et je compris que ce beau cul n’était peut-être pas aussi doux et agréable à toucher que je l’avais cru…
Pendant un certain temps, je fus hanté par le coussin et toutes les questions qu’il avait déclenchées, mais lorsque nous commençâmes à baiser… (C’est bien le terme. Baiser. Je préférais m’imaginer, en ce temps-là, comme un romantique naïf qui vit son premier amour, que nous faisions l’amour, mais ce n’était pas le cas.) Donc, lorsque nous commençâmes, elle se remit à crier, et cette fois, j’entendis distinctement ce qu’elle disait :
— Je suis navré… Punis-moi… Je regrette de t’avoir fait bander… Pu-punis-moi, papa. Punis-moi !
Quand je saisis le sens de ces cris, je cessai de m’activer. Mais elle m’agrippa la cuisse, y planta ses ongles en hurlant :
— Ne… t’arrête pas !
Je crois qu’ensuite elle essaya de revenir sur ce qu’elle avait dit. Toutefois, je l’avais clairement entendue. J’aurais dû comprendre que quelque chose clochait chez cette tranquille et timide miss Potter et j’aurais dû cesser immédiatement de la voir. Je le sais à présent… et le savais sans doute alors, au fond de moi. Seulement, elle était ma première maîtresse et ma première drogue. Pas une seconde, je n’ai songé à couper court à notre relation. Cela était au-dessus de mes forces. Toutefois ses appels à la punition, lancés à son père, me marquèrent et résonnèrent en écho dans mes rêves.
Jayne me demanda de revenir le dimanche suivant. Donc, trois jours plus tard. C’était notre plus longue séparation. Cette attente me fit mesurer à quel point je tenais à mes visites.
Ce samedi-là, je remuai beaucoup sur le banc tout en l’observant. Après l’office, il y eut un pique-nique et j’aidai maman à sortir de la voiture les plats qu’elle avait apportés. Je lui demandai ce qu’elle savait au sujet de miss Potter, mais elle n’avait manifestement pas envie de parler de cette femme et je laissai tomber le sujet. Après le déjeuner, comme papa et moi rapportions dans la voiture la vaisselle qui venait d’être lavée, il me dit :
— Ta mère m’a raconté que tu l’avais interrogée au sujet de miss Potter. Pourquoi ? Tu as entendu quelque chose ?
Je devins un peu nerveux.
— Non. Simplement je me demandais… Euh… elle s’occupe tellement de la paroisse et pourtant, elle n’a ni amis ni famille. Cela m’intrigue, voilà tout.
— Eh bien, je vais t’expliquer pourquoi. Monte.
Nous nous installâmes sur le siège avant de la voiture et, tout en mâchouillant un cure-dent, papa commença :
— Miss Potter est une brave femme. Elle est dévouée corps et âme à notre paroisse, mais personne ne l’en remercie. Ta maman n’aime pas parler d’elle parce que… eh bien, elle ne trouve pas que cela soit juste. Beaucoup de gens dans cette paroisse devraient prendre exemple sur cette femme. Bref… lorsque miss Potter était une petite fille, son père, Hudson Potter, était le pasteur de notre église. Une nuit, à l’âge de neuf ou dix ans, Jayne s’est enfuie de sa maison et est allée au poste de police de St Helena. Elle a dit que son papa là… la molestait. Sexuellement. (Le père dressa un sourcil.) Tu as compris ce que je veux dire ?
J’opinai de la tête. Un frisson glacé montait en moi.
— Cela a déclenché un grand scandale, reprit le père. Le pasteur Potter a été suspendu de son ministère pendant près d’un an. Il a cessé de venir à l’église et restait enfermé dans leur petite maison, près de l’école primaire. L’affaire a été étouffée. Lors du sabbat, environ dix-huit mois plus tard, Jayne a demandé à prendre la parole devant la congrégation. Elle a déclaré qu’elle avait tout inventé à la suite d’une dispute avec son père. Le diable avait pris possession d’elle, mais à présent, l’Esprit Saint l’avait persuadée de faire amende honorable. Et tous d’opiner, comme s’ils avaient soupçonné une chose de ce genre. On proposa au pasteur Potter de reprendre sa chaire. Mais il vivait désormais en reclus. La majorité des gens ont prétendu que sa fille avait brisé cet homme, l’avait tué par de cruels mensonges. Il a rendu l’âme chez lui un an plus tard. Jayne n’a jamais été blanchie bien que la majorité des paroissiens ignorent de nos jours ce qui s’est passé.
— Crois-tu… crois-tu qu’elle disait la vérité ?
Mon père mâchouilla son cure-dent pendant un moment.
— Ceci ne concerne qu’elle et Dieu, mon fils.
C’était là un autre avertissement dont j’aurais dû tenir compte, mais je ne le fis pas. Après le récit de mon père, une idée mortelle me vint à l’esprit : peut-être que je peux aider miss Potter.
Après le sexe, le lendemain, alors que Jayne refusait une fois de plus mes caresses, je fis une tentative :
— Mais je t’aime… Tu… tu me fais des choses qui m’excitent. Avec toi, je me sens bien, mais toi, tu refuses que je te touche… que je te fasse du bien.
— C’est ce que tu veux ? chuchota-t-elle en souriant.
— Oui.
— Alors tu feras tout ce que je demande ?
— Bien sûr, répondis-je en souriant.
Dieu, que j’étais naïf !
— Alors, reviens mardi à 15 heures, et tu le pourras.
Je reçus l’avertissement suivant le mardi matin alors que j’allais acheter pour maman des provisions à l’épicerie. À l’instant où je sortais du magasin, j’aperçus Gary Sigman qui s’adossait contre la voiture. Il avait l’air horriblement pâle et maigre dans la vive lumière du soleil.
— Paul, je t’ai vu sortir de chez elle, déclara-t-il avant que je ne le salue. Deux fois.
— Qu’est-ce que tu…
— Tu le sais. Évite cette femme. Elle est malade. (Il me fixa un moment en silence, puis chuchota :) Elle te fera faire de mauvaises choses.
Sur ce, il me planta là, les bras chargés de provisions.
Ces propos me tracassaient, oui. Je réfléchis longuement, oui. Mais suivre son conseil ? Non.
Lorsque j’arrivai chez Jayne à l’heure prévue, elle avait déjà ouvert le sofa et elle commença tout de suite à se dévêtir en me soufflant d’une voix câline :
— Tu m’as promis… tout ce que je te demanderai…
Elle me fit allonger sur le dos, chercha quelque chose sous le lit, puis le posa à côté de moi. Relevant juste un tout petit peu sa robe, elle se tourna, puis le chevaucha et poussa un soupir quand je la pénétrai. Elle remuait lentement, puis, désignant l’objet qu'elle avait mis sur le lit, elle m’ordonna d’une voix âpre.
— Prends ça !
J’obtempérai. C’était un fouet d’un mètre de long, muni de trois lanières de cuir tressées, chacune nouée à l’extrémité.
— Maintenant, fouette-moi ! cria-t-elle.
Comme je bredouillais, elle répéta son ordre d’une voix impérieuse. Mon premier coup de fouet fut faible et hésitant.
— Plus fort ! glapit-elle. Pluuuus fort !
Elle hurla jusqu’à ce que le fouet claque avec bruit sur le tissu-éponge, dans son dos.
— Oui ! rugit-elle en s’agitant sur moi comme ne furie. Punis-moi ! Papa, je suis navré de t’avoir fait bander, navrée te dis-je, navrée, navréenavrée-avréenavrée ! Puniiis-moi !
Son rire fut bref et aigu, dénué d’humour, mais exultant d’une joie immense. Je crois que c’est ce rire qui rompit mes digues, brisa ma peur initiale et mon mépris de cet acte. Elle aimait cela ! Sa joie le galvanisait.
Ensuite, nous gardâmes le silence, tous deux à bout de souffle. Comme elle gisait sur le lit, pantelante, vagissante, je m’habillai lentement et partis.
Une fois de retour à la maison, j’allai me coucher tel un somnambule, évoquant mille choses – mes corvées ménagères, un coup de fil à passer, un voyage éventuel – pour oublier ce que je venais de faire.
Mes visites suivantes se perdent dans le brouillard. Le fouet m’attendait toujours sur le lit. Jamais elle ne retirait sa robe de chambre. Nous baisions dans toutes les positions imaginables et chaque coup de fouet lui arrachait un cri de plaisir. Et au bout d’un certain temps, à moi aussi. Donner le fouet finit par me faire jouir, mais je n’osais pas me Avouer. En partie, à cause du plaisir qu’elle prédit à ces coups, et à cause d’autre chose aussi. Un sentiment pervers qu’à l’époque je n’aurais jamais su identifier, même si je l’avais voulu, un penchant qui sommeillait en moi et qui était demeuré caché jusqu’à ce que je tienne ce fouet dans la main. Ce Plaisir malsain, soudain alerte, se manifesta bientôt à chaque coup. Bien que dix ans après il ne me reste que des lambeaux de souvenirs de ces visites-là, je me rappelle avec acuité le jour où elle m’emmena enfin dans sa chambre.
Comme ce n’était qu’une petite caravane, j’avais cru qu’elle dormait sur le sofa. Mais non. Jayne m’avait tout simplement préparé pour sa chambre.
Elle ouvrit ma braguette dans le living, s’agenouilla et se mit à sucer ma queue.
C’est notre secret, susurra-t-elle en s’acharnant avec voracité sur mon sexe avec ses lèvres, sa langue et ses deux mains. Je le partage avec toi Parce que tu es… si bon pour moi. (Vite, elle me mena à la frange de la jouissance et quand elle me vit tout tremblant, elle murmura :) Viens. Viens sur mon visage.
C’est ce que je fis. Et elle, riante, frotta le sperme sur sa bouche, ses joues, son cou. Puis elle se releva et m’embrassa avec tendresse. Je fus surpris de me rendre compte que c’était notre premier baiser.
— Je… savais, souffla-t-elle en me regardant intensément droit dans les yeux, que tu serais aussi… bon… pour moi.
Alors elle m’entraîna dans le fond de sa caravane.
De même qu’une église est la maison de Dieu, la petite chambre de Jayne était la maison de la douleur. Les vitres de la fenêtre étaient noircies et une faible lumière filtrait de l’abat-jour rouille de l’unique petite lampe. C’était un véritable jardin des supplices, composé de chaînes, de courroies et de poulies rattachées de façon compliquée les unes aux autres, fixées aux murs et au plafond par des œillets. À première vue, cet arsenal n’avait aucun sens. L’un des murs disparaissait sous des fouets de formes et de longueurs diverses. Des pales, des menottes et des crampons semblables à des insectes pendaient à des crochets. Au-dessus d’eux trônait un long objet pointu évoquant une gaffe. Je voulus être horrifié par tout ce fatras et peut-être fis-je d’abord semblant de l’être. Mais lorsque la créature tapie en moi émergea de son sommeil, sa langue noire frétillante d’envie, je frissonnai de plaisir anticipé.
Puis j’aperçus le plus bizarre et le plus incongru des objets parmi ceux qui étaient suspendus au-dessus du lit : une grande photographie sous cadre d’un homme à l’épaisse chevelure noir et argent. Ses petits yeux étroits et vifs semblaient me percer le cerveau. Son visage aux traits grossiers était aussi froid que l’acier. Le pasteur Hudson Potter, j’en étais certain.
Comme je commençais à me dévêtir, Jayne laissa tomber sa robe de chambre sur le sol et, vite, éteignit la lampe. Mais l’espace d’un instant, je vis les cicatrices et les callosités qui couvraient son corps. Tout son corps.
Elle alluma une bougie et saisit une partie de l’attirail accroché au mur : un petit fouet, des menottes, des crampons, des poids sphériques suspendus à de fines chaînes… et la gaffe. Elle fixa les crampons à ses lèvres entre les jambes, puis les poids aux crampons, gémissant entre ses dents serrées. La tendre chair de sa chatte pendait comme la peau flasque d’une très vieille femme. Elle grimpa sur le lit, puis fixa les menottes à ses poignets et à ses chevilles et me les fit attacher aux chaînes qui pendaient du plafond. À sa demande, je tournai une manivelle fixée au mur et Jayne s’éleva de quelques dizaines de centimètres au-dessus du lit, les poids tirant sur la peau caoutchouteuse de ses lèvres. Lorsque je tirai le loquet fermant la manivelle, je tremblais comme une feuille.
— Maintenant, murmura-t-elle, fouette-moi. Punis-moi.
Comme la première fois, je commençai lentement, frappant ses jambes et ses flancs tout en m’agenouillant sur le lit.
— Non, non ! Mon con ! Fouette mon con si sale, mauvais et en état de péché mortel.
— Je… Jayne, je ne peux pas…
— Fais-le.
Et je le fis.
Elle se trémoussait et riait et criait des excuses obscènes, la tête renversée en arrière de telle sorte qu’elle regardait le visage glacial de son père. Les poids tressautaient, et elle se mit à saigner comme les crampons mordaient sa chair.
Ce fut alors que moi aussi, je commençai à rire et à frapper plus fort. Ma queue dressée réclamait et je me mis à me caresser de ma main libre, le souffle court.
— Maintenant, Paul, maintenant ! Mets-la en moi !
Je m’arrêtai, perplexe.
— Que…
— La gaffe ! grommela-t-elle. Enfonce-la dedans ! En entier ! Fouille-moi avec ! Punis-moi !
En hésitant, je soulevai la gaffe. Les crocs s’incurvaient comme autant de petits sourires diaboliques. Quelque chose s’est produit en moi à cet instant-là. Une vive et pure lumière jaillit de moi et une flamme rouge et brûlante crépita à sa place. Je crois que je souriais lorsque j’enfonçai la gaffe dans Jayne…
— Baise-moi avec, papa, papa, je suis navré…
« … Un peu plus profond.
« … Papa, je regrette, je te dis que je regrette de t’avoir fait bander, papa, puniiiis-moi !
Et ceci, jusqu’à ce que le premier croc touche le fond de son vagin.
Je crois que c’est le sang qui me fit arrêter. L’un des poids tomba sur le lit, entraînant un morceau de chair, et du sang m’éclaboussa le visage. Je pris conscience de ce que j’étais sur le point de faire. Hoquetant, je retirai la gaffe, la laissai tomber et courus aux toilettes pour vomir. Non pas parce que j’étais horrifié ou écœuré par ce que j’avais fait, mais parce que j’avais désiré, désiré follement le faire.
Jayne me hurla des obscénités tandis que je tournais la manivelle dans l’autre sens pour la libérer. J’ouvris les menottes et m’habillai. Lorsque je partis de chez elle pour la dernière fois, je l’entendis qui pleurait de nouveau : « Papa, je regrette… Je regrette tellement… J’ai besoin d’être puni… punie… »
Gary Sigman se suicida deux années plus tard. Si Jayne avait fait de même, les choses auraient suivi un cours très différent pour nous tous… surtout pour le gamin qui s’était plié à ses désirs jusqu’à la fin. Mais le suicide est un péché, n’est-ce pas ?
En dépit de la réprobation de mes parents, je n’allais plus à la messe. Au lieu de m’inscrire dans une université adventiste, je choisis celle de Los Angeles, l’UCLA. Là, je rencontrai Roz, une belle étudiante de dernière année. Une nuit, alors que nous faisions l’amour, je commençai à marteler le matelas à coups de poing, perdu dans la passion. Quand j’entendis enfin ses hurlements, je compris que ce n’était pas le matelas que je frappais. Je m’attendais à ce qu’elle porte plainte, mais elle ne le fit pas. Je réglai sa note de dentiste et ne la revis plus jamais.
Pendant quelque temps, j’essayai les prostituées, mais c’était risqué. Une nuit, je quittai la chambre d’un motel de Hollywood et rencontrai le mac d’une fille dans le parking. Quand il vit le sang qui couvrait mes mains et ma chemise, il me cogna comme un fou puis il fila voir la fille. Je boitai jusqu’à ma voiture, démarrai aussitôt, certain qu’il me tuerait s’il me retrouvait.
Je demeurai garé devant la demeure du gamin pendant deux heures, observant les reporters qui avaient investi la cour de devant.
Je songeai à rendre visite à mes parents, mais ils m’auraient supplié de rester quelques jours et je ne le pouvais pas. Il fallait que je retrouve ma chatte, Clarissa. Parfois, si elle reste seule, elle ne mange plus, par rancune. Parfois, je dois même lui donner à manger de force.
Je l’ai trouvée sur Sunset Boulevard. Dans la bonne lumière, elle ressemble même un peu à Jayne. Elle a dix-sept ans environ et dit qu’elle n’a pas de famille. Je la garde dans une boîte, dans ma chambre d’ami.
Je crois que j’oubliai ce que j’attendais. Je mis le contact, m’éloignai de cette maison et quittai Manning.