CHAPITRE XXIII
Larissa fit volte-face.
Gelaar tenait les clefs entre le pouce et l'index.
— Ne t'inquiète pas, petite. Je suis de ton côté. Ma fille est également prisonnière de ce monstre.
— Mais… mais je t'ai vu sur le pont !
Il sourit.
— Ne suis-je pas un enchanteur ? Dumont me croit encore en train de lancer des sorts.
Larissa éclata de rire. Peut-être tout n'était-il pas perdu.
Ensemble, ils poussèrent le tapis pour dégager la trappe ; une lampe en main, elle s'engagea la première. Dans l'entrepôt, ils repérèrent la porte camouflée. Posant doucement une main sur le bois, Larissa fut informée d'un danger.
— C'est piégé, dit-elle à son compagnon.
Les yeux fermés, la danseuse exécuta quelques entrechats avant de reposer la main sur la porte. Une lueur bleue scintilla un bref instant.
Puis Gelaar ouvrit.
La jeune femme se précipita au côté de Willen.
Les larmes aux yeux, les deux jeunes gens s'éteignirent.
Le chagrin momentanément oublié, Larissa dansa de nouveau. Les chaînes brillèrent d'un éclat orangé avant de s'ouvrir d'elles-mêmes. Gelaar et elle libérèrent les captifs. Hébété, Bouki fut réconforté à grands coups de langue par son ami le renard.
— Nous sommes libres ! s'écria le lapin.
— Les sauriens occupent l'ennemi, annonça Larissa. Les rats et les autres petites bêtes ont dû monter également à l'abordage. Maintenant, sus à Lond !
— Larissa, non ! s'exclama Willen.
— Chut, mon amour. Je le dois. Tant qu'il contrôle ces pauvres hères, nous ne l'emporterons pas. Vous voilà libérés, les amis. Partez ou battez-vous à nos côtés, à vous de choisir.
Haineux, Epinequeue, Bouki et les autres répondirent comme un seul :
— En avant !
Le corbeau s'était perché sur l'épaule de Gelaar.
— Skreesha sait comment délivrer Aradnia, dit le magicien. Je m'occupe d'elle ; ensuite…
— Bien sûr, Gelaar, répondit Larissa. Tous sur le pont !
Quand les prisonniers surgirent dans le théâtre, les artistes s'arrêtèrent de jouer.
— Larissa ! cria quelqu'un.
— Je n'ai pas le temps de vous expliquer, dit la belle. Mes amis attaquent le vaisseau. Ils ne vous feront aucun mal. Cessez de chanter et restez à l'abri.
Larissa et Willen s'étreignirent une dernière fois.
— Sois prudente, chuchota-t-il, gauchement.
— Toi aussi…
Il lui donna un tendre baiser avant de disparaître avec ses compagnons.
*
* *
Évoluant parmi des amas de cadavres déchiquetés, les zombies soutenaient l'assaut de l'ennemi. Rats, renards et mammifères grouillaient sur le pont, déchirant à belles dents les morts-vivants qu'ils parvenaient à faire trébucher.
Kaedrin eut l'heureuse surprise de voir surgir son aimée.
— Deniri ! C'est trop dangereux !
— Tu voudrais garder tout le plaisir pour toi ? le taquina-t-elle, le regard brillant d'amour. Si tu combats, moi aussi.
Instantanément transformée, le vison femelle disparut dans la mêlée.
— Kaedrin, attention ! cria Willen.
Épée haute, le ranger pivota à temps pour esquiver l'attaque perfide d'un mort-vivant. D'autres accoururent, dont un cadavre ambulant aux cheveux argentés et aux pupilles d'or fendues. Kaedrin para les coups, mais sa résistance faiblirait tôt ou tard.
Un vison enragé sauta à la gorge d'un zombie ; de ses incisives, il lui détacha la tête du tronc, sans que cessent pour autant ses atroces convulsions mécaniques. Épouvanté, Kaedrin vit trop tard le coup fatal que porta Yeux-de-Dragon à l'animal déchaîné.
Empalée, Deniri poussa un long hurlement d'agonie. Après avoir passé le demi-elfe au fil de l'épée, l'ermite se jeta à corps perdu dans la mêlée, hachant et taillant tout ce qui se présentait à lui.
Willen voulut lui porter secours. Mais l'homme, fou de chagrin, disparut sous des dizaines de morts-vivants.
— Kaedrin !
Des mains implacables se plaquèrent sur sa gorge et serrèrent.
Le jeune homme se débattit. La pression diminua et une substance chaude jaillit sur sa nuque. Il se dégagea et se tourna… Brynn, son agresseur, venait d'être décapité. Sans hésiter, Willen le fit basculer pardessus la rampe.
Dérouté, Sardan se tenait devant lui. Il baissa les yeux sur son épée.
— Cette scène est tirée du troisième acte, murmura-t-il. Bon sang, ça marche ! Par tous les diables, où étiez-vous passé, Will ?
— J'étais captif…, articula le jeune homme avec peine. Êtes-vous avec ou contre moi ?
— Eh bien… Je viens de vous sauver la vie. Il serait ridicule que je vous tue maintenant…
— Alors sus aux zombies, Sardan ! ( Le ténor ouvrit des yeux ronds ; l'heure n'était plus aux euphémismes. ) Oui, ils sont déjà morts. Les êtres des marais, eux, sont en vie ; ce sont mes amis. Venez.
Encore hébété, Sardan se hâta de rejoindre Willen.
*
* *
Lond observait les événements avec l'intérêt d'un vautour. Les sauriens assez idiots pour l'attaquer avaient reçu une poignée de poudre pour prix de leurs efforts. Morts-vivants, ils s'étaient retournés contre les leurs, succombant dans l'horreur et l'incompréhension.
Le petit tour qu'il avait joué à Dumont lui avait plu. De plus, l'homme lui devait la vie.
Les créatures des marais étaient lentement écrasées par les zombies. Lond sourit. Encore un jour ou deux, et il serait libre d'exercer ses talents sur de nouveaux territoires.
Se tournant pour renouveler son stock de poudre, il aperçut Larissa, qui se glissait dans sa cabine.
La jeune femme perdit de précieuses secondes à regarder les horreurs que contenait la pièce. Luttant contre la nausée, elle examina les fioles. La Nymphe avait expliqué que le sorcier retenait également des âmes captives.
Avec une sombre détermination, elle jeta tout ce qu'elle trouva.
Derrière elle s'éleva la voix cruelle de Lond qui psalmodiait une incantation. Un vent magique, surgi du néant, emporta ses paroles et souleva une étagère avant de l'incliner.
La suite prit quelques secondes à peine ; mais pour la jeune femme, la scène cauchemardesque parut s'éterniser…
Des bris de verre épars s'élevèrent des grondements et des nuages de lumière, qui fondirent sur Lond.
Larissa profita de la diversion pour s'échapper à toutes jambes. À peine avait-elle couru quelques mètres qu'elle se heurta à un mur invisible. Se retournant, elle aperçut son ennemi. Les âmes libérées n'avaient rien pu contre lui. Menaçant, il avança.
— Tu m'as arraché mes zombies, Crinière de Neige. Mais d'autres arrivent. Meurs avec sur les lèvres le goût amer de la défaite !
Désespérée, l'esprit vide, la jeune femme « s'enracina », à la recherche d'une échappatoire.
— Cours, Larissa ! rugit Dumont, hagard. Laisse-moi ce salaud !
Surpris, le nécromancien pivota à temps pour éviter la mort ; mais l'épée entailla profondément son épaule. Enragé de pareille audace, Lond hurla.
Il barbouilla sa main gauche de sang et ferma le poing tandis que Dumont entamait une incantation.
Le visage cendreux, ce dernier lâcha son épée. Le bras momifié se retourna contre lui, lui lacérant la poitrine avec frénésie.
La main morte écarta le sternum et arracha le cœur palpitant de l'homme.
Puis elle le broya.
Les yeux révulsés, le capitaine s'effondra.
Malade d'horreur, Larissa eut un terrible moment d'absence. Elle l'avait aimé comme un père ; malgré tout, elle lui avait gardé son affection…
— Mon oncle, chuchota-t-elle.
— Sale mouche du coche ! gronda Lond. À ton tour, Crinière de Neige !
Folle de rage, elle l'attendit de pied ferme. Son « enracinement » lui avait donné une idée. Le corps pressé contre le plancher, elle envoya un message à la vie qui subsistait dans le bois coupé. Il frémit jusqu'au griffon sculpté.
Des yeux incrustés de pierres précieuses cillèrent. Des ailes dorées se déployèrent. La sculpture s'envola… et piqua sur Lond. Averti par les grincements infernaux, le sorcier dressa aussitôt un mur invisible contre lequel la bête mythique s'écrasa à son tour.
Larissa connut l'amertume. Animer le griffon l'avait vidée de ses dernières forces. Haletante, elle n'avait même plus l'énergie de se relever. L'écœurement et le dégoût peints sur les traits, elle attendit le coup de grâce.
Lond n'esquissa pas un geste.
Elle parvint à se remettre debout ; son ennemi ne broncha pas davantage.
— Tu croyais m'arrêter avec un jouet en bois ? dit-il. La magie des fleurs et des fruits n'est rien du tout. Quand on a suivi toutes les règles, et qu'on créé les siennes, il n'y a plus de limites ! Ton potentiel est impressionnant, mais mesure combien l'enseignement de ta protectrice est faible ! L'os et le sang – voilà le véritable pouvoir. Je pourrai te l'enseigner, Larissa Crinière de Neige.
Silencieuse, la jeune femme calcula le temps qu'il lui faudrait pour rejoindre la passerelle et se hisser sur le toit…
— Pourquoi encourager la vie quand la mort est tellement plus prévisible et maniable ?
Il déchira ses manches et ôta sa cape, révélant de hideuses cicatrices. Ses bras n'étaient que d'anciennes plaies. La magie du sang exigeait des sacrifices ; Lond avait payé ses sombres connaissances de son fluide vital.
Son visage était le plus monstrueux de tout. L'os brillait à la place de ses joues ; au milieu des muscles et des nerfs à vifs, seuls les yeux maléfiques avaient échappé à la lame du couteau, qu'il dressait maintenant contre elle.
La danseuse bondit avec une grâce aérienne et sauta sur le toit de la cabine du timonier. Aussitôt, les zombies grimpant à sa suite lui coupèrent la retraite.
Le premier était Dumont ; ses doigts glacés se refermèrent sur sa cheville. Étouffant un cri, elle se dégagea.
Ils convergeaient vers elle. Lévitant avec sérénité, le sorcier atterrit près de là.
Soudain, la terreur quitta Larissa. Le dos au mur, elle se redressa et toisa le nécromancien sans se soucier de son calme moqueur.
— Je n'ignore rien de toi, Alondrin le Traître ! lança-t-elle, glaciale. Tes zombies ne m'effraient pas. J'ai dîné avec le Seigneur des Morts ; j'ai été accueillie dans la Maison de la Détresse. Je suis l'émissaire d'Anton Misroi, quelqu'un que tu connais bien. Crois-tu vraiment qu'il m'aurait laissé acquérir tant de pouvoir pour mon seul bénéfice ?
Elle eut un rire sans joie.
Élégante, elle leva les bras au ciel.
— Misroi, mon tuteur, m'a appris à Danser avec les Morts. Permets-moi de te faire une démonstration.
Elle se frappa la paume avec la cravache infernale.
La métamorphose s'accomplit de nouveau.
Larissa ne craignait plus l'immense reptile. Elle était une danseuse, une crinière blanche. L'heure était venue de jouer le tout pour le tout.
Sans le moindre frémissement, elle plaça le serpent sur sa nuque et ses épaules. Lisse, froid et réconfortant, il se lova autour de ses bras, à l'instar d'un châle vivant.
Sans hésiter, elle chassa de ses pensées tout ce que la Nymphe des Marais lui avait appris.
Larissa se lança dans la terrifiante Danse avec les Morts.