CHAPITRE XII
Longoreilles n'avait rien de commun avec le charmant feu follet qui avait guidé Larissa. Posté à l'avant de l'embarcation, les oreilles dressées, le lapin géant surveillait les alentours. Depuis des heures, les seules paroles qu'elle entendait sortir de sa bouche étaient de sèches directives. Aux premières lueurs de l'aube, la jeune femme l'interrogea :
— Pourquoi un feu follet est-il venu à moi ?
— Tu l'as appelé, il est venu… Tu as de la chance. Ton capitaine maudira le jour où il a vu Souragne pour la première fois. Bouki sera libéré.
— C'est ce que Willen et moi nous efforçons de faire. Il m'a chargé de retrouver la Nymphe, dont j'ignore tout, et de lui apprendre le sort funeste des captifs de Dumont.
— En ce cas, admit son compagnon récalcitrant, tu es mon alliée. Si on m'avait dit que je me mêlerais un jour aux humains ! Enfin… Tu es une crinière de neige. On verra bien.
Larissa rougit de colère. Se faire insulter par un lapin, eût-il des incisives longues comme vos doigts, était pour le moins humiliant.
— J'espère que je ne te décevrai pas, répondit-elle, glaciale.
— Qui vivra verra. Il faut d'abord que la Nymphe approuve.
Le courant se fit plus fort. Larissa économisa son souffle pour lutter contre les rapides.
— À droite ! cria Longoreilles. C'est l'île de la Nymphe.
La danseuse n'arrivait pas à vaincre le courant. Le lapin géant sauta par-dessus bord, prit la corde entre ses dents et nagea jusqu'à la rive. Entre sa puissante brasse et la détermination de la fugitive, ils parvinrent à accoster.
Larissa traîna la chaloupe sur la terre ferme, à l'écart des eaux tumultueuses. Longoreilles se secoua comme un chien. Ravie de retrouver le sable et des roches sèches sous ses pieds, la danseuse savoura la naissance d'un nouveau jour. La nuit avait été interminable. Adossée à un arbre, la jeune femme se sentit accablée par les conséquences de ses actes.
Un éclat de rire la fit bondir et se retourner, prête à tout.
— Ne crains rien, Larissa Crinière de Neige. ( La voix féminine émanait de l'arbre ! ) Je suis celle pour qui tu viens de braver les marais.
Fascinée, la fugitive vit l'arbre briller d'un éclat bientôt insoutenable. Ses contours se métamorphosèrent en une belle jeune femme.
Elle ne ressemblait à personne que Larissa eût connu.
Élancée, elle avait la peau d'un vert translucide et de grands yeux émeraude. Sa chevelure blanche aux reflets verdâtres se composait de mousse. Des feuilles et des vignes l'habillaient. Ses pieds paraissaient glisser, sans jamais décoller du sol. Sa main droite, qui serrait un grand bâton de bois, se terminait sur des vrilles.
— Tu as un message pour moi, je crois…, continua-t-elle de sa voix douce.
La beauté de la femme-plante intimida Larissa.
— Willen m'envoie, parvint-elle à articuler.
— Tout comme je l'ai envoyé. Qu'a-t-il appris ? Qu'a fait le capitaine à notre peuple ?
La danseuse ne put soutenir le regard émeraude. Ses liens avec l'esclavagiste lui faisaient honte.
— Le capitaine Dumont a asservi les feux follets. Il utilise les bons sentiments qu'ils suscitent pour faire fructifier ses affaires. Il séquestre Bouki et d'autres créatures, captives depuis des années. Willen veut que vous sachiez qu'il désire toutes les libérer.
La Nymphe écarquilla les yeux.
— Toutes ? Il devait libérer les nôtres, c'est tout. Ne peut-il y parvenir seul ?
— Une puissante magie est à l'œuvre, belle dame. Willen ne se résout pas à abandonner les autres à leur sort.
— Ce bateau est très protégé.
— Il voulait aussi vous prévenir que Lond est à bord…
Larissa s'arrêta. Une formidable colère se lut sur les traits de la créature.
— Lond ? Est-ce vrai ? Dans quel but ?
— Willen pense qu'il veut quitter Souragne. Ma dame…
La danseuse ne sut que faire ; la femme-plante paraissait souffrir. Même le lapin avait adopté un air grave.
La Nymphe des Marais se détourna avec grâce et garda la tête baissée un long moment.
Puis elle reprit la parole, maîtresse d'elle-même :
— Si tu voyages à bord de ce vaisseau depuis tant d'années, Larissa, tu as été proche de maintes horreurs. Peut-être n'en as-tu jamais eu conscience. Je me plais à penser que tu gardes une âme pure. Ta fuite s'est jouée à peu de choses. En fait, ton intégrité ne tenait plus qu'à un fil. Lond est le suppôt du Mal. Que Dumont se soit allié à un tel personnage est une très mauvaise nouvelle.
Soupirant, elle ondula doucement au gré de la brise, plus plante que femme. Puis ses contours se précisèrent de nouveau.
— Je ne puis accéder aux désirs de Willen. Le peuple du marais est désormais dans l'impossibilité de lui venir en aide. Je suis plus désolée que tu ne peux l'imaginer.
Larissa fut pétrifiée. Pas un instant, elle n'avait douté de la mystérieuse jeune femme que Willen révérait.
— Mais c'est Bouki qui est enchaîné, pas n'importe quelle bête ! protesta Longoreilles. C'est un loah, Nymphe ! Si vous refusez de…
— Ce n'est pas ma décision !
Son expression désolée disait ce qu'il lui en coûtait. Son regard brillait de larmes.
— Crois-tu que je ne ressente pas sa peur ? Nous habitons les marais, lui et moi ; voilà pourquoi je suis réduite à l'impuissance. Quand Lond se commet avec la magie noire et que l'esclavagiste capture le loah des terres, qui suis-je pour les combattre ? Toi entre tous, Longoreilles, tu connais mes limites. Ne me condamne pas, alors que tu sais parfaitement ce que je dois faire.
Tremblant de rage, le lapin géant hésita. En un éclair, il disparut dans les fourrés.
Au mépris de toute prudence, la danseuse ne put s'empêcher de protester à son tour.
— Willen comptait sur vous, renchérit-elle avec calme, croisant le regard de l'étrange créature. Il est à présent prisonnier comme les malheureux qu'il voulait délivrer. Ne le voyez-vous pas ?
— Ah, pauvre enfant, soupira-t-elle. Tu es si jeune, si sûre de toi. Il y a tant de choses que tu ignores, et tant que tu ne peux connaître.
— Je sais que Willen court de graves dangers en s'efforçant de sauver des vies, la mienne comprise ! Si vous refusez de nous aider, je…
— Oui ?
La Nymphe se cabra légèrement.
La bouche sèche, la danseuse cracha :
— Longoreilles et moi trouverons un moyen d'intervenir !
Imaginer Willen mort la blessait beaucoup plus qu'elle n'aurait cru.
À sa surprise, la femme-plante rit doucement.
— Peut-être bien, mon enfant, qui sait ? N'es-tu pas une crinière de neige ?
Son beau visage s'illumina d'un espoir fou. Elle approcha et posa les mains sur ses épaules.
— Peut-être y a-t-il un moyen, après tout ? Es-tu sincère ? Es-tu prête à combattre ton tuteur, Lond et ses sinistres pouvoirs et à affronter seule ce bateau maléfique ?
Larissa rougit jusqu'à la racine des cheveux. Mais au fond d'elle-même, elle sut que jamais elle n'abandonnerait Willen à son sort. Était-elle tombée amoureuse de lui ? Repoussant momentanément la question, elle hocha la tête.
Un sourire satisfait ourla les lèvres de la femme-plante.
— Alors, enfant du marais, tu dois m'accompagner et apprendre.
Hésitante, la fugitive prit la main tendue. Son contact avait la douce fraîcheur d'une feuille. Des bras minces s'enroulèrent autour d'elle pour l'attirer contre le corps surnaturel.
— N'aie crainte, murmura la Nymphe.
Son souffle, plein des senteurs estivales, caressa sa chevelure de neige.
La rive s'éloigna. Un mur de bruns et de verts tourbillonnant s'éleva. Les bras de la créature rappelèrent à Larissa l'étreinte implacable des racines de l'arbre ; la panique la saisit. Prenant son souffle pour crier, elle inhala les senteurs caractéristiques des arbres : le terreau, le chèvrefeuille…
Le phénomène cessa. Larissa ouvrit de grands yeux : elles étaient au cœur de la forêt. Les ombres s'allongeaient. Les racines torturées des abords des marais avaient disparu.
— Sur cette île, expliqua la Nymphe, souriante, je me déplace à ma guise. Bientôt, tu feras de même.
— Je ne suis pas sûre de le vouloir…
— Tu dois avoir soif. Bois à l'étang ; il est frais et pur.
La danseuse se pencha et se désaltéra avec délice. À la troisième gorgée, sa vue se brouilla. Elle secoua la tête – en vain. Son reflet se brouillait.
Saisie de vertige, elle s'assit, les ongles enfoncés dans la terre, comme pour retenir une réalité fuyante par la seule force de sa volonté.
Aussi distante et ténue qu'un zéphyr, la voix de la Nymphe lui parvint :
— N'aie crainte. Regarde-toi dans l'étang, Larissa Crinière de Neige, et apprends le secret de ta nature.
Obstinément, la danseuse s'y refusa. Apeurée par son impuissance, elle plaqua les mains contre ses tempes bourdonnantes. Jamais encore elle n'avait été victime d'un sort…
Ce n'est pas un enchantement. Je t'apporte simplement des réponses, qu'au fond de toi, tu as toujours connues. Ne lutte pas contre moi, Larissa.
La voix résonna dans son crâne. Frissonnante, elle céda. Elle tourna son regard vers l'étang. Le ciel bleu disparut. Les étoiles s'allumèrent. Il faisait nuit.
Elle s'abandonna au passé. Les contours du paysage s'effacèrent.
*
* *
Larissa se trouvait aux abords de la ville. Des bruits lui parvenaient, assourdis. Le bourdonnement des cigales et le chant du fleuve les couvraient.
— Papa…, gémit la fillette de cinq ans.
En proie à une peur panique, elle sanglotait. Ses cheveux blonds s'étaient emmêlés. Puis la frayeur d'être perdue céda le pas à la curiosité enfantine. Elle s'agenouilla pour scruter des galets et caresser un crapaud, amusée de son croassement indigné.
Un éclair lumineux lui fit relever la tête, lui arrachant un cri d'émerveillement : des dizaines de lueurs aériennes jaillirent des ombres et s'agglutinèrent autour de l'enfant. Assise sur la berge, elle rit aux anges et frappa dans ses mains, enthousiasmée par leurs bonds et leurs figures acrobatiques.
Une vingtaine faisait la ronde autour de la tête blonde, sautillant et virevoltant. De temps à autre, des menottes malhabiles tentaient d'en attraper une ; la lueur visée s'écartait trop vite.
Une sensation de picotement, extrêmement plaisante, envahit l'enfant. Anxieuse de ne pas perdre ses nouveaux ami, la fillette se releva et voulut les suivre.
Un cri angoissé déchira le silence :
— Larissa !
Revenu de la ville, son père accourut en hâte. Sa voix fit fuir la plupart des feux follets.
— Papa ! s'exclama l'enfant, boudeuse. Tu les as fait fuir !
Son père s'élança pour finir de disperser les lueurs ; frénétique, l'air épouvanté, il fit des moulinets afin de les chasser plus vite.
Une seule resta près de la gamine.
— Oh, dieux, Rissa, j'ai cru t'avoir perdue !
Il la serra contre lui de toutes ses forces.
Larissa détestait qu'il ait fait fuir les jolies lumières.
— Papa, ramène-les ! exigea-t-elle.
Bouche bée, il s'aperçut d'un étrange phénomène : en quelques instants, les cheveux de sa fille étaient devenus blancs.
Ignorant la mine boudeuse de sa progéniture, l'homme prit une décision. Son précieux fardeau dans les bras, il rebroussa chemin en direction de la ville et de ses lumières rassurantes. Par-dessus son épaule, Larissa vit qu'une lueur ne l'avait pas abandonnée. Avec un gémissement, elle tendit des mains implorantes :
— Ne me quitte pas !
Visiblement troublée, la boule lumineuse clignota et zigzagua en tous sens. Aux abords de l'agglomération, elle suspendit son vol, avant de repartir rejoindre les siens.
*
* *
Je me souviens… Je me souviens…
— Le marais avait besoin de ta magie. Les feux follets t'ont appelée. Si tu avais pu répondre, si ton père n'était pas revenu te chercher, tu serais devenue ce que je suis à présent : tu ferais partie des marécages.
— Mais je ne maîtrise aucune magie ! protesta la danseuse.
Au fond d'elle, Larissa devina qu'elle se trompait. Sa chair se souvenait trop bien de l'intense picotement, préludant à l'indicible extase qu'elle avait expérimentée tantôt, lors de la répétition avec Sardan. Un pouvoir presque incontrôlable la fit de nouveau vibrer.
— Tu avais le potentiel, c'est pourquoi le marais t'avait choisie. Depuis quand danses-tu ?
Décontenancée par la question, Larissa répondit :
— Depuis que j'ai six ans, je crois.
D'une voix égale, comme si elle détenait tous les éléments, la femme-plante poursuivit :
— Suivais-tu des cours ?
Elle mit ses mains en coupe ; un éclat les embrasa. Fascinée, Larissa oublia la question ; elle dut la répéter.
— Oh… non. ( Quelque chose prit forme entre les mains de la Nymphe. ) Je dansais, un point c'est tout. C'était amusant ; j'étais assez douée.
Passant d'un vert pâle à un bleu profond, la créature se matérialisa. Un fin sourire aux lèvres, la Nymphe tendit une poignée de baies à la fugitive interloquée.
— Quand tu fus métamorphosée, tu reçus la danse comme don. Ta chevelure blanche fut la marque de la faveur que te faisaient les marais. Nous t'avons également donné le moyen de canaliser tes aptitudes magiques. Ton corps l'a découvert et ton âme en connaît les secrets, même si ton esprit l'ignore encore. Si je t'apprends à libérer tes dons, mobiliseras-tu tes pouvoirs pour combattre le bateau-théâtre ?
— Oui.
— Alors ne perdons plus un instant. Quelle est ta fonction à bord ?
— J'interprète la Dame de la Mer dans l'opérette Le Plaisir du Pirate, dit-elle, avalant les dernières baies.
— Puisque cet élément t'est familier, commençons par l'eau.
— Je ne crois pas qu'on puisse comparer cette opérette à de la véritable magie.
— Ce n'est pas forcément vrai. Qui a composé la chorégraphie ?
— Moi.
— Eh bien, tu devrais comprendre. Non ? ( Larissa secoua la tête ; elle s'autorisera un rire qui éclata comme des gouttes d'eau à la surface d'un lac ). Peu importe. Danse pour moi.
Soudain nerveuse, la jeune femme se leva et gagna un espace dégagé. Imaginant le corps prostré de Florian, puis Rose en pleurs, elle s'efforça d'entrer dans la danse après avoir refoulé son inquiétude pour Casilda.
D'abord trop raide et trop empesée, elle se détendit peu à peu.
La Nymphe l'observa de près, les yeux rivés sur sa silhouette déliée, ses pieds agiles, sa chevelure flottante. La magie l'habitait sans le moindre doute. Comment Larissa pouvait-elle l'ignorer ? Elle l'irradiait presque. La danseuse exécuta une dernière pirouette ; en sueur, elle attendit le verdict.
— Tu as beaucoup à désapprendre, jugea la femme-plante. Tu es guindée et prévisible. Tu dois apprendre à oublier les enchaînements pour te concentrer exclusivement sur le rythme.
— Mais il n'y a aucune musique !
Le souffle court, la jeune femme était fort marrie d'avoir fait si piètre impression.
— Tu te trompes. Durant ton apprentissage, je prierai les arbres de te donner la mesure. Ensuite, il t'appartiendra de sonder ton âme à la recherche du rythme qui te conférera les pouvoirs voulus. Regarde, moi qui n'ai pas ton don, j'en sais néanmoins suffisamment pour t'enseigner la danse !
Se levant avec grâce, elle indiqua d'un signe que Larissa devrait rester assise.
— Bois-Rapide-Aux-Cicatrices-Brûlées, demanda-t-elle à un arbre, joue pour moi, je te prie.
L'arbre qui arborait les séquelles d'un terrible incendie bruissa avec obligeance. Deux racines énormes s'animèrent et cognèrent en rythme sur le tronc.
Larissa sentit naître en elle une émotion puissante. Le souffle précipité, elle regarda la Nymphe danser.
Les yeux clos, elle ondula, ses hanches fluides telle une cascade, les mains levées comme des vagues. Ses pseudo-doigts frémirent. Ses mouvements imitaient le roulis de l'océan, le rire du ruisseau… Plus que tout au monde, Larissa aurait voulu se joindre à elle.
— La terre ! cria la danseuse.
Pareils à des battements de cœur, l'arbre assourdit ses coups. Les gestes de la Nymphe se firent plus délibérés, moins fluides. Allongée sur le dos, elle filtra le terreau à travers ses doigts.
— L'air !
Le rythme s'allégea, planant comme l'oiseau. Pour la première fois depuis que Larissa la connaissait, la femme-plante se libéra de la glaise et cabriola en de multiples entrechats. Sa chevelure dansa au gré du vent. La mince créature sylvestre semblait aérienne. À la vue de tant d'aisance et de beauté, Larissa ne put réprimer un petit cri.
— Le feu !
C'était le plus difficile et le plus dangereux des éléments. Sans vraiment savoir pourquoi, la fugitive se tendit. La cadence évolua, plus vive, plus agressive. Les figures se firent tout feu, tout flamme, exsudant puissance et énergie.
Larissa ferma les yeux.
Le silence tomba. Sentant la Nymphe près d'elle, elle se leva. Elle tremblait. Sa vie entière, elle avait lutté pour atteindre cette perfection. Tous les sauts qu'elle avait pu exécuter sur scène lui apparaissaient soudain maladroits ; ses figures, vides et sans grâce. Une telle ignorance n'était plus supportable.
— Je dois savoir danser, reconnut Larissa d'une voix mal assurée. Apprends-moi.