CHAPITRE XI

Dumont bloqua le bras du sorcier.

— Je ne veux pas qu'elle devienne comme eux ! s'écria-t-il, angoissé.

La poudre vola vers la figure de Yeux-de-Dragon.

Avec un cri aigu, il partit à la renverse, se griffant le visage et les yeux.

— Raoul ! hoqueta-t-il.

En proie à une douleur atroce, le demi-elfe avait les yeux brûlés. Son expression était terrible à voir. Sous le choc, Dumont frémit de terreur. Ne sachant que faire, il aurait voulu venir en aide au seul être au monde qu'il appelait son ami.

La toux s'aggrava ; Yeux-de-Dragon eut bientôt la respiration coupée. Sa bouche se figea sur un cri silencieux. Tel celui d'un poisson échoué, son corps se convulsa.

Il ne bougea plus.

Dumont fut pétrifié.

— Il n'y a aucun antidote ?

— Aucun, répondit le sorcier. Ne vous inquiétez pas, capitaine. Il continuera à vous servir. La fille, par contre…

— Non !

Il se précipita vers le bastingage. Il n'y avait plus trace de Larissa. Jurant, il donna du poing contre la rampe. Il venait de perdre sa bien-aimée et son bras droit.

— Capitaine ?

Tane arriva ; à moitié nu, encore endormi, le tumulte l'avait sorti du lit.

— Que… Yeux-de-Dragon !

— Il s'est évanoui, mentit Dumont, contenant avec peine son chagrin. La fièvre des marais revient en force. Je vais le porter dans sa cabine. Tane, ouvre bien les oreilles : Larissa a sauté par-dessus bord. Je veux qu'on la retrouve. Brynn et toi, prenez l'autre chaloupe et partez à sa recherche. Dites à tout le monde de garder l'œil ouvert. Trente pièces d'or au premier qui l'aperçoit et qui la ramène – saine et sauve ! ajouta-t-il, lançant un regard noir à Lond.

Une fois le matelot parti, il se tourna vers son sombre acolyte :

— Que croyiez-vous faire ? Je voulais qu'elle tombe amoureuse de moi, bon sang, pas qu'elle soit elle aussi réduite à un tas de chair morte !

Lond répondit d'une voix égale :

— Mes zombies ne sont pas sans cervelle. Ils conservent presque toute leur intelligence, ainsi que leurs capacités physiques. Techniquement, en fait, on ne peut pas dire qu'ils soient vraiment morts. Leurs âmes sont sous ma coupe. Si j'avais pu finir mon geste, vous auriez eu en la personne de Larissa une belle jeune femme obéissante. Le résultat vous aurait charmé.

Dumont revint à la charge sous un autre angle :

— Que comptez-vous faire pour la retrouver ?

— Je n'offre aucune garantie, mais je ferai mon possible. Des puissances occultes rôdent dans les marais. Elles n'apprécient pas les espions. Je doute qu'elles nous laissent repérer la fugitive au moyen de la sorcellerie. Les raisons de sa fuite nous fourniront peut-être un début de piste.

Dumont se sentit soudain très las.

— J'ai dû me montrer trop pressant. Elle aura pris peur.

— Sans doute. Mais il se peut qu'il y ait d'autres causes à sa frayeur. Puis-je explorer sa cabine ?

— Laissez-moi d'abord aliter Yeux-de-Dragon. J'aurais préféré qu'il soit épargné… C'est un si bon second…

La vue du corps sans vie raviva sa peine.

— Il l'est toujours, capitaine…

 

La jeune femme avait emballé le strict nécessaire, laissant derrière elle ses colifichets et sa mèche. Dumont se souvint de la première fois où il avait vu la fillette albinos, alors âgée de onze ans. La mèche blonde qui pendait à son cou semblait capturer des éclats de soleil.

Lond l'examina.

— À qui est-ce ?

— À Larissa, quand elle était enfant.

Le sorcier ne cacha pas sa surprise.

— Ses cheveux n'ont pas toujours été blancs ?

— Non. Un incident dont elle a tout oublié l'a fait blanchir d'un coup, en Souragne. Les marécages y sont pour quelque chose…

— Espèce d'idiot ! grinça Lond. Pourquoi ne m'avoir rien dit ?

Le choc d'avoir perdu Larissa et le chagrin qu'il éprouvait pour son ami refluèrent devant la colère qui le saisit.

— Pourquoi aurais-je dû ? gronda-t-il. Quelle différence cela fait-il ?

— Ça change absolument tout ! J'aurais dû m'en douter ! Je croyais que son rôle expliquait ses manières affectées… Dumont, priez pour que les bêtes sous-marines la dévorent ! Si elle survit, elle nous détruira !

*
* *

Larissa était une bonne nageuse. Tout d'abord, elle coula à pic. Touchant le fond boueux, elle se propulsa comme un poisson et nagea sous l'eau aussi longtemps qu'elle put. Les poumons en feu, elle refit surface. Elle avait parcouru quelques dizaines de mètres à peine.

Une tête blonde surgit près d'elle.

— Prends ma main, petite sœur, dit une femme d'une voix fluide. Je vais t'aider à fuir cet homme horrible.

Elle l'entraîna sous l'eau avant que la fugitive ait le temps d'ouvrir la bouche. Affolée, elle se débattit pour retourner respirer à la surface.

Sans lâcher prise, la créature obstinée l'entraîna vers les profondeurs. Le cœur emballé, Larissa avala de l'eau malgré elle.

Alors, elle s'aperçut qu'elle respirait ! Cessant sa résistance, elle inhala l'élément liquide avec l'aisance d'un poisson. Elles filaient à une vitesse étonnante. Dans les eaux sombres, Larissa ne put distinguer sa providentielle alliée.

Mais elle n'eut aucun mal à l'entendre.

— Je suis Vivendine. Ton Dumont s'est emparé de mon écharpe et je suis contrainte de lui obéir. Depuis un an, il m'a réduite en esclavage. Tous mes efforts pour lui échapper se soldent par de cuisants échecs. Si tu le fuis aussi, tu es mon amie.

Fendant les eaux comme des dauphins, les deux jeunes femmes nagèrent longtemps en silence. Quand Vivendine refit surface, elle redevint visible.

— Je n'ose pas aller plus loin, expliqua-t-elle. Sois prudente. Le fleuve n'est pas sans danger, même pour nous.

— Merci, Vivendine. Comment pourrais-je jamais m'acquitter de ma dette envers toi ?

— Si tu vaincs Dumont, répondit la créature d'une voix dure, rends-moi mon écharpe.

— Si c'est en mon pouvoir, je le ferai. Tu as ma parole.

Sous les rayons de la lune, la néréide plongea.

Examinant les alentours, Larissa retrouva avec joie la chaloupe vers laquelle Vivendine l'avait menée. L'embarcation s'était échouée sur un entrelacs de racines.

La jeune femme nagea jusqu'à la berge. Assurée d'une sécurité relative, elle examina l'anneau que lui avait remis Willen.

Puis, chassant toute autre pensée, elle se concentra sur le jeune homme.

Sa respiration et son rythme cardiaque ralentirent. L'anneau de métal chauffa contre sa paume. Surprise, elle rouvrit les yeux.

Une lueur dansait devant elle : un feu follet ! Alors… les merveilleuses étincelles multicolores de La Demoiselle étaient aussi des êtres pensants réduits en esclavage ! La pitié et la colère l'envahirent.

L'éclat virevolta nerveusement. C'était vivant. Larissa se leva sans le quitter des yeux.

— Même si tu ne me comprends pas, je te fais confiance, décréta-t-elle à haute voix. Indique-moi le chemin.

Le feu follet vira au bleu pâle et s'élança le long de la rive, marquant de fréquentes pauses pour s'assurer qu'elle suivait. Larissa dégagea la chaloupe et reprit les rames. Un crocodile la regarda passer d'un œil amorphe. Son petit guide tournoyait parfois autour d'elle, ou fusait dans le ciel. Jusqu'à quel point la protégeait-il des prédateurs à l'affût ? Il l'emmenait dans un endroit précis ; à une fourche du fleuve, il choisit délibérément la direction à prendre. Étonnée de sa propre audace, elle le suivit.

La nuit s'écoula. Hormis la stridulation des cigales, et le clapotis de l'eau sous les rames, un silence étouffant pesait sur les êtres et les choses.

Larissa s'aperçut qu'elle mourait de soif.

Elle promena son regard à la ronde, cherchant une poche d'eau de pluie ou une source.

Un amas de belles plantes flottait près d'elle ; leurs pétales neigeux avaient recueilli des gouttes d'eau. La bouche sèche, la danseuse pagaya de plus belle.

Le feu follet surgit sous ses yeux, passant constamment de l'écarlate au vert agressif. Déroutée, Larissa suspendit son geste.

Un grondement déchira l'air ; un énorme tentacule creva la surface du fleuve et s'enroula autour des bras tendus de la malheureuse. Folle de panique, Larissa comprit qu'il s'agissait d'une racine vivante qui l'attirait inexorablement vers un arbre gigantesque. D'autres s'enroulèrent autour de son torse et de ses jambes. Une parodie de visage se dessina sur le tronc.

— Lâchez-moi ! hurla la captive, se débattant furieusement.

Une sorte de trou béant fendit l'écorce, anticipant sans doute le plaisir de gober cette belle proie.

Larissa eut l'intime conviction qu'elle allait être dévorée par une plante Carnivore.

Un bruit familier s'éleva… Des battements de tambour. Choquée, la danseuse comprit qu'ils émanaient des arbres vivants : de leurs branches ils battaient leur propre tronc. Le feu follet passa devant la captive terrorisée.

— Tu m'as trompée ! s'écria-t-elle, ulcérée, en proie à une fureur stérile.

Elle l'accabla d'une bordée d'injures ; le feu follet recula, clignotant nerveusement. Épuisée, elle cessa de lutter.

L'élégante approche d'une biche attira son attention. Les oreilles dressées, elle fixa la prisonnière de ses grands yeux bruns. La jugeant inoffensive, elle se pencha pour boire.

À une vitesse inouïe, les fleurs happèrent le quadrupède, l'agrippant par les pattes arrière. La bête eut beau se débattre, elle ne put se dégager. Le cœur au bord des lèvres, Larissa tourna la tête. La pauvre biche disparut, engloutie par la plante Carnivore.

La danseuse trembla de tous ses membres ; elle comprenait enfin.

— L'arbre et toi, petit feu follet, vous m'avez sauvé la vie…

Sautillant allègrement, la créature lumineuse rosit. D'une voix semblable au bruissement des feuilles, l'arbre qui la retenait prisonnière déclara :

— Le feu follet m'a dit qu'elle le voulait ainsi.

La jeune femme sursauta.

— Vous parlez ! Que voulez-vous dire ?

— L'arbre évoque quelqu'un avec qui je suis en désaccord, mais à qui j'obéis – pour l'instant.

Larissa baissa les yeux… sur un lapin géant. Son premier réflexe fut un sourire amusé. Mais quand elle croisa le regard de l'animal, elle y lut une grande dureté. Et il avait des crocs aiguisés.

— Si tu t'étais aventurée ici sans le feu follet, je t'aurais tuée et j'aurais dévoré ton cœur.

— Je ne t'ai fait aucun mal !

— Mon cousin Bouki est prisonnier de ton bateau. Les maudits qui naviguent à bord méritent tous la mort. Toutefois, ajouta-t-il à contrecœur, tu es sous la protection du feu follet et de la Nymphe. Je vais te mener à elle. Mon nom est Longoreilles.

Larissa se souvint des héros légendaires de l'auberge de Jean.

— Bois-Rapide-Qui-Croît-Près-des-Plantes-Mortelles, continua le lapin géant, la Nymphe te remercie. Je m'occupe d'elle, désormais.

Les racines lâchèrent prise. Engourdie, Larissa faillit trébucher. Elle se frotta les bras et les jambes.

Quand elle s'aperçut que la « liane » qui effleurait une de ses jambes était en fait un serpent, elle sursauta. Surpris, le reptile s'éloigna à la hâte.

— Tu prétends libérer les captifs du bateau ? railla Longoreilles, ne cachant pas son profond mépris. Et tu t'effraies d'un serpenteau ? Tu ne mérites pas tes boucles blanches.

La honte et la colère submergèrent la jeune femme.

— Les serpents sont dangereux. Même toi, tu crains les renards et les loups, lapin, sans parler des brumes. Que vient faire ma couleur de cheveux dans tout ça ?

— Au contraire, Crinière de Neige, sourit-il, je mange les renards et les loups. Quant à tes cheveux, tu en sauras bientôt assez. Viens. La Nymphe des Marais souhaite te voir.