CHAPITRE XVIII
Le cocher donna du fouet et le carrosse s'ébranla. S'enfonçant sur son siège de velours brun capitonné, Larissa remarqua près d'elle un manteau noir, proprement plié. Qui que soit Anton Misroi – ou quel qu'il soit –, c'était un geste délicat de sa part. Reconnaissante, elle se sécha à l'aide de la laine laissée à son intention, puis s'en emmitoufla. Elle essuya la buée de la fenêtre pour avoir un aperçu du paysage.
L'équipage avait quitté le bourbier pour une chaussée pavée. Il fit halte abruptement.
Les doigts crispés sur son manteau, Larissa vit des morts-vivants ouvrir une grande grille de fer forgé.
À l'intérieur de la propriété s'étendait une grande plantation, similaire à celles de Port d'Elhour. Malgré la tourmente, des esclaves s'échinaient. Leurs gestes mécaniques révélaient leur vraie nature. Les yeux clos, la jeune femme prit une profonde inspiration.
Recroquevillée sur son siège, elle se refusa à en voir plus tandis que l'attelage poursuivait sa route. Il fit enfin halte. Le cocher se présenta et lui ouvrit la portière.
L'immense demeure était couverte d'autant de plantes sauvages et de mousse qu'un arbre des marais. La maison sur pilotis se dressait à environ un mètre du sol boueux. Des paons détrempés se pavanaient sur des pelouses broussailleuses. La scène composait une grotesque imitation des plantations ordinaires.
Rassemblant son courage, Larissa sortit. Grimaçant au contact du gravier sous ses pieds nus, elle marcha vers la résidence, grimpa les marches grinçantes du porche et leva le heurtoir de porte en forme de tête de cheval. Elle hésita un bref instant avant de frapper.
Au bout d'un long moment, la porte s'entrebâilla.
Mieux conservé que d'autres, un zombie imperturbable lui renvoya son regard. Ses habits l'identifiaient comme un domestique de haut rang. Il empestait.
— Je… ( Sa voix se brisa. Elle se reprit : ) Je viens voir votre maître.
— Entrez, gronda-t-il d'une voix malhabile pour avoir été trop longtemps inemployée.
Trépidante, la jeune femme s'aventura dans le hall.
Souillé d'eau de pluie, un fin tapis couvrait en grande partie le parquet et l'escalier en colimaçon menant à l'étage. Une épaisse couche de poussière tapissait les rampes joliment ouvragées. Un magnifique chandelier éclairait les lieux. Un mouvement fugitif attira l'attention de Larissa. Pivotant, elle croisa son propre reflet dans un miroir terni.
Le majordome désigna une pièce sur leur gauche puis tendit sa main gantée. Au bout d'un moment, Larissa comprit qu'il attendait son manteau. Elle le lui remit. Il s'inclina et se retira.
La danseuse s'aventura dans le petit salon. Deux tables basses jouxtaient un sofa confortable. Flanqué de fauteuils drapés de velours, un âtre occupait la majeure partie d'un mur. Un bois sombre couvrait le linteau de la cheminée ; des candélabres et une gravure à l'eau-forte, sur os, le décoraient.
Deux mains de chérubins en cuivre maintenaient ouvertes des draperies. Malgré les vaillants efforts des chandeliers et de l'âtre, la pièce restait morose.
Dans ce décor, le gai crépitement des braises détonnait singulièrement. Transie jusqu'aux os, la visiteuse s'agenouilla près des flammes et s'y réchauffa.
Dehors, la tourmente redoubla. Réconfortée par la bienfaisante chaleur, la danseuse remarqua des dessins sur les murs. S'armant d'un chandelier, elle approcha.
En tenues de soirée, de magnifiques couples valsaient. Plus loin, des chevaliers en armure s'affrontaient loyalement. Et là…
Un éclair titanesque zébra la pénombre. Larissa vit distinctement les personnages de la scène : des cadavres à divers stades de la décomposition.
Étouffant un cri d'épouvante, la fugitive recula. Le coup de tonnerre suivant sembla se gausser de son émoi. Elle reposa ses bougies, examinant de plus près la gravure sur os.
Une femme assise écrivait à son pupitre. Derrière le morceau d'os très fin, la lueur vacillante de la flamme conférait une illusion de mouvement au dessin. Momentanément distraite des scènes horribles des murs, elle détailla la jeune inconnue.
C'est alors qu'elle vit ce qu'elle écrivait :
Aidez-moi.
Larissa cilla. Son imagination lui jouait-elle des tours ? Avait-elle mal lu ?
Le message changea :
Délivrez-moi.
L'horreur lui fit dresser les cheveux sur la tête. Quand elle releva les yeux vers la gravure, l'inconnue avait tourné la tête et la regardait, une larme sur la joue.
Glacée, les bras serrés autour de sa taille, Larissa recula.
La pitié la submergea un instant, puis la peur chassa toute autre considération. Une plaque d'os l'attendait-elle, elle aussi, dans cette maison de cauchemar ?
Par-dessus le hurlement des vents, elle crut entendre un hennissement de terreur. Willen lui avait parlé des craintes des Souragniens : « La Mort chevauche la pluie ». À présent, elle comprenait. Inconsciemment, elle recula jusqu'à l'âtre, cherchant un peu de chaleur pour affronter le maître des lieux, qui semblait de retour.
La porte d'entrée s'ouvrit. Un autre éclair révéla une silhouette imposante. Jetant sa cape dans les mains du majordome, l'homme avança à grands pas vers sa visiteuse.
La Nymphe avait raison.
Jamais Larissa ne se serait attendue à voir un homme d'une telle beauté. D'une trentaine d'années, il avait des cheveux bouclés d'un noir de jais. Ses traits à la fois accusés et finement ciselés rayonnaient d'un enthousiasme à peine contenu. De ses cuissardes de cuir noir, jusqu'aux boutons d'or de sa veste, Anton Misroi était l'aristocratie faite homme. Si la boue maculait ses chausses, et si sa fine chemise de lin était déchirée, ces détails accentuaient son contrôle absolu sur les êtres et les choses.
Un sourire ourla les lèvres sensuelles du seigneur.
— On ne m'avait pas dit qu'une aussi charmante femme me ferait la grâce d'une visite, lança-t-il, s'asseyant près du feu.
Sa voix s'accordait à la perfection à son apparence : belle, masculine et d'un intense magnétisme.
— Il est vrai, ajouta-t-il, que de telles subtilités échappent complètement aux morts. C'est un de leurs défauts, je dois dire.
Passant une jambe par-dessus l'accoudoir de son fauteuil, il parut se moquer comme d'une guigne des coulées de boue qui souillaient le mobilier.
— Du vin ! ordonna-t-il, impatient, tout en dénouant sa cravate de soie bleue.
Il s'en servit pour se sécher les cheveux avant de la jeter négligemment. Puis il haussa un sourcil.
— Asseyez-vous. N'ayez pas l'air si effrayée. Pensez-vous que je vais vous occire séance tenante et vous déguster pour le dîner ?
La danseuse retrouva sa langue :
— Bien sûr que non. Mais vous êtes si… si…
— Si débordant de vie ? sourit-il. Ah oui. ( Il promena sur elle son beau regard à l'azur prononcé. ) Sans le moindre doute !
Une cruche de vin sur un plateau d'argent, le majordome se présenta. Misroi alla alors attiser les braises à l'aide d'un tisonnier.
Prête à tout, Larissa se crispa.
Il le remarqua et éclata de rire.
— Allons, chère demoiselle, faites-moi l'honneur de croire que si je vous attaquais, je n'emploierais pas de moyens aussi grossiers ! Vous n'êtes pas encore assise ?
Ce n'était pas une prière. Elle s'exécuta. L'air satisfait, Misroi plongea le fer chauffé à blanc dans le vin. Puis il en but une gorgée et présenta une coupe à son invitée.
— Tenez, c'est du vin chaud épicé, un de mes nectars favoris. Il n'y a rien de meilleur après une chevauchée sous la pluie. ( Elle hésita ; il fronça les sourcils. ) Buvez.
Elle obéit. Surprise par le goût plaisant, elle savoura la chaleur du breuvage.
— Vous voilà accueillie comme il convient dans la Maison de la Détresse. ( Il leva son verre en son honneur et poursuivit : ) Voyons, si mes informations sont correctes, vous vous appelez Larissa Crinière de Neige et vous êtes danseuse à bord du merveilleux bateau-théâtre qui traverse mon domaine en ce moment. Votre tendre cœur s'est ému du sort des prisonniers de Dumont. L'assommante créature de mousse qui se fait appeler la Nymphe des Marais vous a entraînée, car votre plus cher désir est de délivrer ces malheureux. Avec une remarquable sagesse, elle vous refuse son aide sans ma coopération. Puis, dans un accès de couardise, elle vous envoie à sa place. Dites-moi, demoiselle, ajouta-t-il, songeur, perdu dans les reflets rubiconds de sa coupe de vin, vous attendez-vous vraiment à repartir d'ici vivante ?
Faite en passant, la remarque était un vrai coup de poignard. La chaleur du vin quitta Larissa. Sa bouche redevint sèche.
— Peu importe, répondit-elle d'une voix qui se fêlait. Si je n'obtiens pas votre accord, je préfère mourir.
— La mort n'est pas nécessairement un choix.
— Il me faut votre permission pour affronter Dumont. Ce monstre s'approprie ce qui ne lui appartient pas. Il s'engraisse sur le dos des innocents. Je ne vous demande pas d'aide, simplement votre accord.
Misroi ne broncha pas ; il lui rappela un vautour à l'affût.
— Ne comprenez-vous donc pas ? explosa-t-elle. Il traque des créatures de Souragne, votre domaine, sans rien vous demander !
Il but une autre gorgée et se leva pour raviver les braises.
— Seigneur Misroi…
Il lui lança un regard offensé.
— Anton, je vous en prie, ma chère.
— Anton… nous laisserez-vous attaquer ?
Il réchauffa sa coupe de vin avec le tisonnier.
— Je ne suis pas encore tout à fait décidé.
Vif comme un serpent, il jeta la coupe et brandit le tisonnier. Larissa esquiva d'un bond. Utilisant ce que la Nymphe lui avait appris, elle agita la main gauche et le pied droit. Le tisonnier se tordit comme une chose vivante.
Étonné, le Seigneur des Morts contempla le bout de vigne qui lui restait entre ses mains.
Sur le qui-vive, Larissa s'apprêta à récidiver, son regard vif rivé sur l'adversaire.
— Très bien ! murmura le seigneur de Souragne, admiratif. Vous êtes meilleure que je ne l'aurais cru. Voilà qui promet. Asseyez-vous, chère Larissa. Vous n'avez plus rien à craindre. J'ai mis vos réflexes à l'épreuve, et vous m'avez pris en défaut ! ( Il jeta le reste du vin dans les flammes. ) Vous devez avoir beaucoup de questions. Je vous écoute.
— Selon la Nymphe, vous êtes le seigneur de Souragne.
— Tout à fait. Tout ce qui s'y trouve m'appartient. ( Il lui lança un regard pénétrant. ) Y compris vous, bien sûr, au cas où vous vous poseriez la question.
L'arrogance de Misroi lui portait sur les nerfs. Elle se concentra sur cet agacement pour juguler sa peur.
— Puisque vous n'ignorez rien des agissements criminels de Dumont, pourquoi ne l'arrêtez-vous pas ?
Il haussa les épaules.
— S'il est assez rusé pour piéger autant de victimes, tant mieux pour lui. À mes yeux, l'intelligence et la convoitise ne sont pas des défauts, Larissa.
— Mais il n'a aucun droit…
— Ses succès le lui donnent. C'est la loi du plus fort, du plus endurant. Si les animaux – et les autres –, ont la stupidité de se faire prendre, ils méritent leur sort. Qu'on exploite leurs dons magiques n'est pas le pire qui puisse leur arriver, loin s'en faut ! ( Il eut un sourire cruel. ) Mes captifs donneraient tout pour s'en tirer aussi bien.
— Suis-je votre prisonnière, moi aussi ?
— Nous sommes tous séquestrés, ma chère, d'une façon ou d'une autre. Certains ont de plus jolis cages que d'autres, voilà tout. Non, l'ambition de Dumont ne me gêne nullement. Celle d'Alondrin, en revanche…
— Parce qu'il transforme les gens en zombies, comme vous ?
Venait-elle de commettre une entorse à l'étiquette ? Misroi ne s'en offusqua pas.
— Là n'est pas le problème. D'une pensée, je soumets n'importe quel mort-vivant à ma volonté. Alondrin veut quitter mon royaume. Or, je ne le souhaite pas.
Son sourire s'effaça comme s'il n'avait jamais existé.
— Là est le problème. Il compte utiliser le bateau-théâtre pour fuir.
— Mais… selon la Nymphe, nul ne peut partir sans votre accord.
Une colère noire, glaciale tourbillonna dans le beau regard bleu de son hôte. Larissa se fit toute petite.
— Cela a toujours été le cas. Or, Alondrin a mis toutes les chances de son côté. ( Enfiévré, il compta sur ses doigts : ) Primo, il voyage sur l'eau, ce qui renforce ses pouvoirs. Secundo, le navire de Dumont est bardé de magie. Tertio, la présence de dizaines de feux follets à bord en augmente encore la puissance. Alondrin pourrait réussir, ce qui établirait un fâcheux précédent. N'en convenez-vous pas ?
Elle hocha la tête.
— Alors pourquoi ne pas l'avoir arrêté ?
— Parce que vos amis et vous allez le faire à ma place. Pourquoi me donner cette peine quand vous êtes tout feu, tout flamme pour agir ? Jolie danseuse, je vous enseignerai quelques trucs pour améliorer vos chances de vaincre le bocoru.
Il se leva et l'invita à faire de même. Larissa se contraignit à n'opposer aucune résistance.
D'une main, il lissa la chevelure blanche. Des doigts effilés coururent le long de sa nuque, caressèrent sa joue, sa gorge. Tendue, la jeune femme voulut l'écarter.
— N'ayez aucune crainte, Larissa, dit-il, serrant le jeune visage entre ses mains. Qui mieux que le Seigneur des Morts sait à quel point la chair est misérable ? Non, c'est votre cran qui m'intrigue. Je trouve votre âme… fascinante. ( Il recula et prit ses mains dans les siennes. ) Je vous donnerai ce que vous désirez, mais quand il me plaira et pour des raisons personnelles. Vous dansez ? Fort bien, je vais vous apprendre une nouvelle spécialité : la Danse des Morts.