CHAPITRE XVII
Willen se dressa sur un coude pour contempler la belle endormie. Ses cheveux ébouriffés formaient un halo autour de sa tête.
Doucement, il écarta une mèche blanche de sa joue et y déposa un baiser.
Plus que tout au monde, il aurait voulu rester près d'elle ; la chaleur de son corps le remplissait d'émerveillement. Hélas, c'était impossible. Son absence ne pouvait durer plus longtemps.
Il se leva et s'habilla en silence. Puis il disparut à bord de la chaloupe.
La nuit l'enveloppa de son manteau. Aucun maléfice ne semblait pouvoir l'atteindre. Il aurait voulu crier sa joie. Larissa l'aimait. Elle s'était donnée à lui. Son bonheur, complet, oblitérait une sombre réalité.
Dès son arrivée à bord, croiser le morne Yeux-de-Dragon effaça son sourire radieux.
— Le maître souhaite te voir.
— Le capitaine ? Il m'a donné son autorisation !
— Pas Dumont. Je parle du maître : Lond.
En un éclair, Willen plongea vers la rambarde. Le zombie réagit à une vitesse surhumaine, le rattrapant par la chemise. La tête renversée, il émit un horrible cri plaintif. D'autres zombies convergèrent aussitôt vers eux.
Luttant en pure perte, Willen fut traîné dans la cabine du sorcier. Une puanteur indicible assaillit ses narines, manquant le faire vomir. Lentement, il releva la tête.
Dans ce lieu cauchemardesque, une luminosité jaunâtre baignait des objets magiques hideux. Des carcasses d'animaux écorchés vifs et éviscérés gisaient çà et là. Des mouches gorgées de sang voletaient paresseusement de charogne en charogne. De fines fioles de verre aux runes sibyllines s'alignaient le long des murs.
L'ensemble puait la désolation, la souffrance et la mort.
Dans un siège en os humains, Lond régnait sur son petit royaume putrescent.
— Bienvenue, Will. Tu es rusé, mais pas assez… ( Il fit signe au second. ) Tu empestes les marais…
— Qu'y a-t-il d'étonnant ? J'ai passé la nuit à…
— La ferme ! Tu portes son odeur ! Et je ne parle pas de la petite garce, même si tu as aussi goûté à ses charmes.
La colère aveugla Will ; au mépris de toute sagesse, il bondit sur le sinistre personnage pour se heurter à un mur invisible. Écrasé de douleur, il se roula en boule.
— Quel dommage que tu doives mourir, ricana le sombre bocoru. J'aurais pris tant de plaisir à te torturer. Hélas, il y a des moyens plus pratiques de t'arracher la vérité.
Furieux, Dumont entra, suivi de Yeux-de-Dragon.
— Je te faisais confiance, Will, dit-il d'un ton rauque et menaçant. Quand Lond a voulu te faire suivre, j'espérais que tu prouverais ta loyauté. Larissa, Yeux-de-Dragon et même moi, nous t'aimions bien, petit saligaud ! Tu n'avais pas d'ennemi à bord. Tu étais brillant, ingénieux : l'idéal pour un capitaine.
Pris d'un étrange remords, Willen vit que la peine du marin était sincère.
— Sois damné au fin fond de la Mer des Douleurs, Will. Yelusa !
La mince jeune fille entra à son tour.
Il comprit.
— Tu m'as trahi, n'est-ce pas ? ( Circonspecte, elle refusa de croiser son regard. ) As-tu conscience de la portée de tes actes ?
Elle leva enfin ses yeux ronds.
— Tout est préférable à l'esclavage, feu follet ! J'aurais espionné n'importe qui, et je ferais n'importe quoi pour retrouver mes ailes et ma liberté !
Attristé, il secoua la tête.
— Je t'aurais délivrée, si tu m'avais laissé faire. Dumont ne tiendra jamais parole.
— Tu te trompes. Ce soir même, je m'envolerai pour de bon. N'est-ce pas, capitaine ? ( Son sourire mourut lentement. ) Capitaine ?
Soupirant, il frotta ses yeux injectés de sang.
— J'ai brûlé ta plume il y a très longtemps, petite chouette.
Saisie d'horreur, elle écarquilla les yeux. Cela la condamnerait à revenir à bord pour l'éternité. Un cri terrible déchira l'air. Les ongles en avant, Yelusa se rua sur son bourreau pour lui arracher les yeux.
En d'autres circonstances, la vue de la frêle jeune femme se précipitant sur ce géant d'homme aurait été cocasse.
Las, Dumont la saisit par les poignets.
— Lond, dites à vos tas de chairs mortes de la remmener en bas. Bâillonnez-la au préalable.
Yeux-de-Dragon lui plaqua une main sur les lèvres.
Yelusa eut beau se débattre, elle n'avait aucune chance contre un mort-vivant. Le nez et la bouche obstruée, elle crut étouffer. Le regard fou, elle se débattit avec l'énergie du désespoir.
— Elle est en train de suffoquer ! hurla Willen. Dumont, elle…
— Bon sang, Lond… ! renchérit le capitaine.
La seconde suivante, le demi-elfe tordit le cou de sa prisonnière.
— Laissez-la ici, ordonna le sorcier. C'est une belle occasion d'exercer mon art sur un non-humain. Ce sera une expérience intéressante.
Yeux-de-Dragon lâcha sa proie. Dumont refusa de laisser paraître son émotion.
— Vous êtes un sale pourri de fils de chienne, Lond, lâcha-t-il, presque sur le ton de la conversation.
— Merci du compliment, ricana ce dernier, avant de s'intéresser de nouveau au captif encore en vie. Vois-tu, Will, on t'épiait la nuit dernière. Nous savons qui tu es. Malheureusement, le temps presse… Il est l'heure pour toi de… rejoindre mes troupes.
Une poudre scintilla au creux de sa main gantée.
Épouvanté, Will se rua vers la porte.
Lond dessina des arabesques du bout d'un index. Le jeune homme trébucha sur une corde invisible. Yeux-de-Dragon l'agrippa par les cheveux.
Le sorcier lui jeta la poudre à la face.
Le feu follet toussa pour chasser les miasmes mortels. La brûlure lui arracha des larmes. Plié en deux, il se griffa le visage pour tenter de décoller la poudre de sa chair.
L'air devint étouffant ; les couleurs lui firent mal à cause de leur intensité. Puis elles disparurent, absorbées par des masses grises et noires. Un froid mortel paralysa ses membres. Il arrêta de respirer.
L'engourdissement cessa d'un coup. Tel un nouveau-né aspirant goulûment sa première bouffée d'air, il respira à pleins poumons. En proie à des spasmes, il rouvrit les yeux avec peine. Chassant les larmes, le feu follet releva la tête vers le sorcier.
— Non… C'est impossible !
Frustré de cet échec sans précédent, Lond administra une gifle magistrale à sa victime.
Au prix d'un violent effort, il se maîtrisa. Au bout d'un moment, il rit doucement.
— Yeux-de-Dragon, ordonna-t-il, va chercher notre ami le lapin.
Quelques instants plus tard, Bouki fut traîné de force dans la chambre des horreurs.
— Oh, Willen, ils t'ont eu, toi aussi ?
— Ainsi, tu le connais, Bouki, triompha le sorcier.
Le lapin gémit. Il venait de trahir son ami.
— Oui, je le connais, et toi aussi, Alondrin le traître.
— Yeux-de-Dragon, ligote la main de notre feu follet à la patte du lapin.
Le zombie obtempéra. Se doutant des intentions du sorcier, Willen ferma les yeux.
— Tu sais ce que tu risques si tu blesses un loah, Alondrin, dit-il à voix basse. La nature se soulèvera contre toi…
— Cesse tes jérémiades, je ne suis plus un novice. Le Seigneur des Morts ne me trouvera pas aussi facilement…
Lond prit une bougie piquée dans un crâne et s'agenouilla près du lapin terrorisé. Parce qu'il était en contact avec le loah, les dons d'empathe de Willen s'en trouvèrent multipliés. La terreur de Bouki le submergea. Il garda la tête baissée.
— Tu n'aimes guère le feu, n'est-ce pas, pauvre petit Bouki ?
Willen tenta vainement d'apaiser les tourments de son malheureux compagnon. Sa terreur du feu était trop grande.
— Alors, tu n'aimeras pas ça !
Soudain, la flamme de la bougie lécha le museau du lapin. Une odeur de chair brûlée se mêla à la puanteur ambiante. Un côté de la gueule de l'animal fut carbonisé ; du pus s'écoula de l'œil détruit.
Willen hurla – c'était son œil, sa mâchoire qui brûlaient !
Gémissant de façon pathétique, les deux créatures des marais se pelotonnèrent l'une contre l'autre. Le visage du jeune homme ruisselait de larmes.
— Maintenant, feu follet, tu vas me dire ce que je veux savoir. Sinon… j'aime jouer avec le feu…
*
* *
Larissa fut tirée de son rêve par des éclats de voix.
Rougissante, elle prit conscience de sa nudité et y remédia avant de s'enquérir de ce qui se passait.
Près du fleuve au courant rapide, Longoreilles et la Nymphe s'affrontaient. Curieuse, elle les rejoignit.
Le loah se tut à son approche, avant d'exploser :
— C'est ta faute ! la danseuse accusa-t-il. Tu l'as rendu insouciant. Qui sait maintenant ce qu'il endure aux mains de ces gredins !
— Longoreilles ! coupa la Nymphe, glaciale. Elle n'a aucun reproche à se faire. Willen a choisi sa destinée. S'il t'entendait, il serait furieux contre toi.
— Que lui est-il arrivé ? demanda Larissa.
La Nymphe la fit asseoir sur l'herbe ; elle l'embrassa.
— Il a été percé à jour. Longoreilles a assisté à sa capture.
Le teint cendreux, la danseuse ferma les yeux.
— Alors nous attaquerons, dit-elle calmement.
— D'accord. S'ils connaissent sa véritable nature, ils lui feront souffrir mille morts. Aussi courageux soit-il, lui aussi a ses limites. Ils sauront bientôt tout de nos plans. J'aurais voulu disposer de plus de temps pour t'entraîner, mais… Viens. Avant tout, nous devons obtenir la permission d'attaquer.
— La permission ? s'étonna la jeune femme. Je te croyais maîtresse des lieux. N'es-tu pas la Nymphe des Marais ?
— En effet, mais mon influence est minime. C'est le véritable seigneur de Souragne qui a permis à Dumont de traverser son territoire. Lui seul peut nous autoriser à attaquer. Si nous nous passons de son aval, il nous détruira. Misroi tolère à peine ma présence. Je ne puis m'opposer à lui. Sa colère me serait fatale. Voilà pourquoi je ne pouvais m'impliquer dans le sauvetage des esclaves, comme le désirait Willen. J'avais espéré qu'il réussirait à libérer les nôtres. Mais pour la première fois, Misroi et moi sommes peut-être du même côté.
— Je ne comprends pas du tout…, articula Larissa avec peine.
— Hélas, tu comprendras vite, tu verras. Plus tôt que je n'aurais voulu…, soupira-t-elle, affligée.
Ensuite, elle la conduisit à une embarcation : un tronc de cyprès évidé. La Nymphe y posa les mains ; elles s'amalgamèrent au bois, avant de reprendre leur forme initiale. Le vert de sa peau et de ses cheveux parut moins brillant qu'à l'accoutumée. Elle était fatiguée.
— La pirogue te conduira chez Anton Misroi, dit-elle. Ensuite, elle te ramènera.
— Nymphe, ne m'accompagnez-vous pas ?
— Je ne peux quitter l'île. C'est le seul endroit où il m'est possible de m'enraciner. D'où mes limites. Quant à Misroi, d'aucuns le surnomment le Seigneur des Morts. Il est le maître des zombies : dangereux, fantasque et d'une intelligence exceptionnelle… Aussi préparée sois-tu, il te surprendra toujours. Ne le sous-estime jamais, Larissa. Et ne t'oppose à lui sous aucun prétexte. Quel que soit le combat qu'il mène, il gagne à la fin. Mon enfant… ( elle lui lança un regard pénétrant ) tu embarques pour le danger. Il n'est pas trop tard pour reculer. Si tu pars, que ce soit de ton plein gré.
La jeune albinos sourit.
— J'aime Willen. Il est retenu prisonnier. Comment ne pourrais-je pas tout tenter pour le délivrer ?
— Alors va, courageuse enfant. Souviens-toi : quoi qu'Anton fasse, tu es une crinière blanche. Que cela te donne la bravoure.
Larissa s'installa dans la pirogue, d'une surprenante stabilité, et se laissa emporter par le fleuve. Elle s'efforça de se détendre.
Soudain, l'embarcation vira à droite et pénétra dans une région sombre et humide du bayou. Seuls le léger clapotis de la barque et le bourdonnement distant des insectes troublaient un silence surnaturel.
Affronter le « Seigneur des Morts » l'emplissait d'appréhension. Serait-elle à la hauteur face au maître des horribles zombies qui peuplaient déjà La Demoiselle du Musarde ?
Le froid devint mordant ; la bruine se mua en pluie battante. Le vent se leva.
Morose, elle regretta de ne pas avoir pris de manteau. Quand elle releva la tête, elle sursauta.
Quatre squelettes en guenilles la regardaient passer. Enlisés, prisonniers de racines, ils avaient péri de faim et de froid.
Les arbres prirent un aspect inquiétant. Les morts s'animèrent et disparurent dans les fourrés. La pitié qu'éprouvait la jeune femme se transforma en peur. Indéniablement, les squelettes étaient partis prévenir leur maître. Recroquevillée dans la pirogue, elle se concentra sur ses souvenirs et sur Willen.
L'orage s'abattit avec une violence inouïe, malmenant la frêle embarcation sans la faire dévier de sa trajectoire. Elle accosta enfin. À demi aveuglée par la pluie battante, Larissa sauta et s'enfonça jusqu'aux chevilles dans la terre. Luttant pas à pas contre l'embourbement, elle hissa la pirogue sur la berge.
Les muscles endoloris, elle se redressa en grimaçant. La main sur les yeux pour explorer les environs malgré l'averse, elle ne vit rien qui ressemblait de près ou de loin à une maison.
— Merveilleux ! explosa-t-elle. Que se passe-t-il maintenant ?
Un hennissement la fit sursauter.
Des brumes et des vallons surgit un attelage. Les chevaux avaient une démarche mécanique fort surprenante. Qu'avait-on fait de leur grâce naturelle ?
Approchant, Larissa frémit d'écœurement. L'odeur de leur chair morte flotta jusqu'à ses narines. Des morceaux de peau se détachaient à cause de la friction de leur harnais.
Le cocher était un monstre vert-de-gris. Plus « enracinée » que l'avait jamais été la Nymphe sur son île, elle fut pétrifiée d'horreur.
Silencieux comme la mort, le patient attelage, avec ses bêtes pourrissantes, l'effraya davantage que tout ce qu'elle avait déjà subi : l'horreur brumeuse, les créatures des marais, ou même l'abominable métamorphose de Casilda. Tout cela était arrivé, s'était imposé à elle.
Ce « carrosse » était là parce qu'elle avait choisi de rencontrer le seigneur des zombies.
Elle trouva la force d'avancer.
Le cocher descendit pour lui ouvrir la porte.
La danseuse hésita.
Puis, poussant fièrement ses boucles blanches derrière ses épaules, elle monta.