CHAPITRE VII

Seule sur le pont principal, Larissa était entourée de brumes impénétrables ; devant elle s'étendait le marais vert-de-gris et l'eau couleur thé. Un lent sourire ourla ses lèvres. Son corps ondula doucement au rythme d'une musique intérieure.

Les eaux boueuses s'agitèrent. Un monstre reptilien creva la surface. La danseuse eut la surprise de l'entendre parler avec la voix amicale de Willen. Même si les sons n'avaient aucun sens pour elle, le ton inquiet et doux à la fois lui fit dresser l'oreille.

La créature saignait. Des blessures soudaines trouèrent sa peau écailleuse. Des éclaboussures atteignirent la jeune femme.

Elle hurla. Le serpent continua de parler. Elle comprit que la bête était morte-vivante. La voix devint celle de Dumont. Larissa voulut fuir, mais ses jambes ne lui obéirent plus.

Le serpent l'avait hypnotisée ! Il était trop tard…

On frappa à la porte ; la danseuse se réveilla en sursaut.

— Oui ?

— As-tu l'intention de passer la nuit au lit ? dit la voix de Casilda.

Heureuse de ce retour à la normale, la jeune femme courut lui ouvrir.

— M'as-tu écoutée la nuit dernière ? Seigneur, on aurait dit un veau mené à l'abattoir… ( Elle s'interrompit en voyant la pâleur de son amie. ) Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Rien… J'ai eu un sommeil agité. ( Devant son air sceptique, elle lui serra le bras, apaisante. ) Je t'assure.

— Pauvre Larissa, tu n'aimes pas l'endroit, n'est-ce pas ? ( Impulsive, Casilda la prit dans ses bras. ) Viens manger un brin, tu te sentiras mieux.

À l'heure du déjeuner, elles avaient toutes les chances de tomber sur Dumont. Larissa dut se rendre à l'évidence : elle n'éviterait pas éternellement son tuteur. Mais elle préférait retarder la confrontation le plus possible.

— Non, je vais m'entraîner d'abord.

Oui, songea-t-elle, rassérénée, danser me calmera. 

Sans la magie de Gelaar, la piste de danse redevenait un simple plancher de bois.

En tunique de coton, elle s'échauffa.

Un sifflement admiratif la fit pivoter : Sardan.

— Si tu veux m'espionner, s'exclama-t-elle, au moins, donne-moi la mesure !

Le ténor s'inclina.

— Je suis à votre service, belle dame. Commandez, j'obéirai.

— Garde ta salive pour les clientes !

Malgré sa repartie, elle ne put réprimer un sourire. Après les avances menaçantes de Dumont, l'empressement peu subtil mais rafraîchissant de Sardan était le bienvenu.

Grattant son inséparable mandoline, il tendit l'oreille pour ajuster les cordes. Larissa soupira. En matière de chant, c'était un perfectionniste.

— Quelle mélodie désires-tu ?

— « Ainsi fleurit l'amour ».

C'était le dernier morceau de la Dame de la Mer, au moment où elle renonçait à Florian. Sardan joua les premières notes.

Larissa était de moins en moins satisfaite de la chorégraphie de son final. Au fil des semaines, ses propres exigences augmentaient. Il était temps de s'essayer à de nouvelles figures. Traçant des symboles aériens du bout des doigts, elle sentit ses pieds devenir aussi légers que l'écume des mers. Les yeux mi-clos, elle se laissa aller.

Même si la Dame de la Mer a le mauvais rôle, elle est digne de pitié, songea-t-elle, tandis que ses doigts essuyaient des larmes imaginaires.

Jusqu'à ce que Florian entre dans sa vie, elle n'était que froideur et vacuité d'âme. La jeune danseuse effleurait le sol de ses figures inspirées. Ondulant au rythme de l'angoisse de son personnage, elle enlaçait sa propre taille de ses bras. Le jeune homme devait retourner au soleil, à la terre, et à la femme qu'il aimait.

Le cœur serré, la danseuse gagna en amplitude et en grâce. Oubliés le plancher de bois, la sueur qui maculait son visage rougi par l'effort. Ses cheveux libres lui donnaient l'impression d'évoluer dans l'eau. Elle s'abandonnait totalement à son art, sans aucune conscience de ce qui l'entourait.

Elle eut l'impression de rayonner ; la chaleur embrasa ses veines. Elle bondissait et tourbillonnait sans effort, se livrant corps et âme à cette intense exaltation intérieure…

— Larissa !

Une pression douloureuse s'exerça sur ses poignets ; ses évolutions furent stoppées net. Les beaux yeux bleus se rouvrirent sans rien voir. Larissa poussa un cri haut perché. Elle mourrait si on l'empêchait de danser…

— Larissa, arrête ! Regarde-moi ! 

La voix de Sardan lui parvint de très loin. Elle s'ébroua.

Le jeune homme ouvrait de grands yeux terrifiés.

— Est-ce que ça va ?

Elle prit conscience que son cœur battait à tout rompre. Hochant la tête, elle humecta ses lèvres. L'épuisement l'accabla d'un coup. Sardan l'aida à s'asseoir. Quand elle eut repris son souffle, il demanda :

— Que t'est-il arrivé ?

— Mais rien… J'essayais de nouvelles idées…

— Je te regarde danser depuis quatre ans. Jamais rien de tel ne s'est produit. C'était… parfait ! ( Il leva la main pour couper court à ses protestations. ) Je suis sincère. C'était même trop parfait. Tu as pris l'aspect d'une sorte de monstre, je veux dire, une créature inconnue, presque magique… C'était effrayant. Tu n'étais plus humaine… Tu m'as vraiment fait peur. On aurait dit que tu étais partie.

— Allons, Sardan, je dansais, voilà tout. Tu as cru…

— Tu es épuisée. Ne dis pas le contraire. Continue et on t'enterre dans moins d'une semaine.

— Je vais bien… J'ai soif. Tu veux aller me chercher de l'eau ?

Il partit en courant.

Respirant à fond, elle se prit la tête entre les mains. Il fallait que son cœur ralentisse. Jamais elle ne s'était laissée aller ainsi. Elle avait goûté l'extase ; son corps était devenu pure énergie. La sensation n'avait pas manqué d'attrait. Si seulement elle pouvait capturer cette étincelle divine…

Sardan revint avec un verre d'eau fraîche.

— Je n'ai pas mangé ce matin. Peut-être est-ce la raison de mon malaise ?

— En effet. Va te restaurer et dormir. On a une représentation ce soir.

Il l'aida à se relever, s'attirant un sourire de gratitude.

— Prends garde, Sardan, plaisanta-t-elle, ou on dira que tu m'aimes bien.

Il fit mine de s'en offenser.

— Je ne fais que mettre toutes les chances de mon côté pour mieux te séduire, belle enfant.

*
* *

Après tant d'années sur les planches, cette soirée-là ne ressembla à aucune autre. L'amphithéâtre était archicomble.

Invisible, Larissa balayait du regard le parterre de mines ravies. La salle était fascinée. Les danseurs avaient été magnifiques. La comédie musicale aux pesants clichés resplendissait pourtant de mille feux. La douce histoire d'amour rayonnait de fraîcheur, sinon d'esprit ; la Dame de la Mer incarnait l'étrange fascination du danger.

Attentive, elle écouta Casilda. Pourvu que la magie de cette soirée lui soit aussi bénéfique ! Emportée par l'enthousiasme de se produire devant un public captivé, la chanteuse y mettait tout son cœur. Mais la dernière note lui échappa encore.

Les spectateurs, heureusement, n'y prirent garde. Chaque tableau était salué par un tonnerre d'applaudissements, les artistes étant ovationnés. Le rideau retombé, fous de joie, ils s'embrassèrent et s'enlacèrent. Pareilles nuits, presque aussi magiques que l'art de Gelaar, valaient tous les efforts, tous les sacrifices.

Perdue dans son nuage, Larissa dansa littéralement jusqu'à sa cabine. Sur son passage, marins, artistes et clients se voyaient indistinctement gratifiés d'un sourire. Après un démaquillage et un changement de tenue, elle revint sur le pont principal pour bavarder avec les clients, comme à l'accoutumée.

Une surprise agréable l'accueillit.

À intervalles réguliers, des dizaines de feux illuminaient le navire d'une douce lueur, comme si les étoiles errantes avaient décidé de s'y installer un temps. Leur chaleur répandait une bienfaisante harmonie sur l'ensemble des convives et de leurs hôtes. Un galant en toucha un pour impressionner une fille de la troupe ; la lumière s'estompa avant de revenir dès qu'il ôta la main.

Ce devait être l'œuvre de Gelaar. Larissa repéra l'elfe solitaire près de la roue à aubes. Il tendait ses doigts effilés vers l'une des merveilles, sans la toucher.

— C'est magnifique, Gelaar ! dit-elle, le rejoignant. C'est un de tes plus beaux tours. Tout le monde l'adore.

— Je ne puis accepter votre compliment, mademoiselle Crinière de Neige, répondit-il froidement, avec un regard oblique. Le capitaine en est responsable.

— Et c'est du joli travail, coupa Yeux-de-Dragon, avec onctuosité.

Cette fois, la froideur de l'illusionniste frôlait la franche hostilité.

Un malaise doucha l'euphorie de la jeune femme. Le second et le mage s'entendaient mal. Tels le loup et l'ours, c'étaient des ennemis naturels.

— Vous devriez faire plus attention à vous, Gelaar, dit Yeux-de-dragon, avec une fausse sollicitude. Vous semblez fatigué, ces derniers temps. Vous êtes-vous regardé dans un miroir récemment ?

Il eut un rire dur devant le regard haineux de sa cible.

— Si vous voulez bien m'excuser, mademoiselle Crinière de Neige, l'air est devenu irrespirable.

S'inclinant, il s'éloigna avec une dignité qui eût embarrassé n'importe quel autre adversaire. Le demi-elfe salua la jeune femme et partit à son tour.

Mécontente, elle s'intéressa de nouveau aux feux magiques.

Ils changeaient régulièrement de couleur. Fascinée, elle eut un rire enfantin.

— C'est splendide, n'est-ce pas ? dit Casilda.

— Je n'ai jamais rien vu de tel ! J'ai l'impression de vivre un conte de fées !

Rêveuses, les deux amies contemplèrent les merveilleux éclats qui festonnaient La Demoiselle. 

— Le public a été formidable ce soir ! soupira Casilda. Quel dommage que je n'y sois pas arrivé…

— Tu étais si fantastique que les gens n'y ont vu que du feu !

— Mademoiselle Crinière de Neige ?

La voix hésitante était celle du tenancier des Deux Lièvres. Triturant nerveusement son couvre-chef, il poursuivit :

— Je suis venue pour ma visite… Vous vous souvenez ? J'espère que ça ne pose pas de problème ?

— Bien sûr ! sourit-elle. ( Il eut l'impression de voir le soleil se lever. ) Casilda, voici Jean. Il tient une auberge en ville. L'enseigne est la plus cocasse que j'aie jamais vu !

— Les lapins sont issus d'une ancienne légende, dit-il, ravi d'être si bien accueilli par d'aussi belles dames. Ce sont deux héros, Longoreilles et Bouki. Bouki a le chic pour s'attirer des ennuis ; par chance, Longoreilles, plus futé, vole constamment à son secours.

— À en croire votre enseigne, plaisanta Larissa, Bouki souffrira d'une terrible migraine au matin ! Venez, Jean, visitons rapidement les lieux.

Ravi de sa bonne fortune, il les suivit. Quelle histoire incroyable il raconterait ensuite ! Rieur, une beauté à chaque bras, il rayonnait.

— Larissa, ma chère, je ne pense pas que tu m'aies présenté ton ami.

C'était Dumont. Malgré l'appréhension, l'effervescence de la soirée ne quitta pas Larissa. Radieuse, elle se tourna vers lui.

— Oncle Raoul, voici Jean, l'aubergiste des Deux Lièvres. La nuit dernière, je n'avais pas d'argent sur moi pour payer mon écot ; il a eu la bonté de me faire crédit. Je lui ai promis un tour de La Demoiselle en remerciement.

Elle le défiait de façon subtile. Le message était clair. S'il ignorait l'incident de la veille, elle n'y ferait pas davantage allusion. Le regard de jade croisa le sien avec assurance.

— Cher Jean, ma pupille est tout à fait en droit de vous rendre votre gracieuse hospitalité. Amusez-vous bien.

Le trio se dirigea vers la proue. Le front plissé, Raoul regarda s'éloigner la jeune femme, toute à ses explications enthousiastes. Larissa n'était pas courroucée, pas plus qu'intimidée. Il se força à plus d'entrain.

Le vaisseau était bondé. La troupe et le public avaient passé une soirée inoubliable. Les lueurs qui avaient coûté la vie de quatre hommes étincelaient gaiement. Elles influaient sur les émotions. La veille, les contempler avait empli Dumont de bonheur. Une fois leur énergie canalisée, le bateau entier bénéficiait de cette allégresse. L'exubérance qu'elles suscitaient était une aubaine pour les affaires. Cependant, les marins ne devaient pas s'abandonner à cette euphorie magique. Si la discipline en souffrait, il enlèverait les feux durant le service.

L'arrivée d'une embarcation l'alerta. Il reconnut Lond. Emmitouflé dans un manteau, son compagnon avait les traits cachés par une grande capuche. Les deux hommes se frayèrent un passage au milieu des joyeux convives. À leur approche, Dumont grimaça ; un souffle d'air avait véhiculé vers lui une terrible puanteur.

— J'ai achevé la première phase, capitaine, murmura Lond. Pouvons-nous nous retirer dans vos quartiers ?

Les dents serrées autour de sa pipe, Dumont s'efforça de humer l'odeur fruitée du mélange de tabacs pour oublier la pestilence.

— Qui est votre ami ?

L'inconnu gardait la tête baissée.

— Vous le saurez dans un instant. Retirons-nous, si vous voulez bien.

— N'essayez pas de jouer au plus fin avec moi. Si vous ne faites pas les présentations, vous et votre fétide compagnon repartez sur-le-champ.

Lond soupira.

— Très bien. En vérité, je n'ai pas à vous le présenter. Vous le connaissez déjà.

Relevant le bord de la capuche, il dévoila ses traits.

Les yeux écarquillés, Dumont recula d'instinct.

C'était Beau Jack.

Même si le cadavre en était au premier stade de la putréfaction, le faciès hideux restait identifiable. La peau crayeuse et le regard vide de l'homme étaient réels. Saisi de stupeur, le capitaine baissa les yeux sur l'estomac de sa victime. Écartant le manteau, il aperçut les croûtes de sang séché.

— Non…, murmura-t-il, choqué. C'est impossible, tu es mort !

— En effet, capitaine Dumont, dit Lond. À présent, pouvons-nous gagner vos quartiers ?