CHAPITRE V

Larissa se tint coite, sans bouger un muscle. Sardan lui avait enseigné comment réagir face aux ivrognes, aux satyres et aux jeunes énamourés. Les forbans qui pointaient une épée sous sa gorge étaient un autre problème. Elle envisagea plusieurs possibilités.

— Voilà qui est bien, dit l'homme en capuche. Maintenant, si vous aviez l'amabilité de me remettre tout ce que vous avez sur vous ?

Cette voix… elle était familière. Pourvu que Dumont accepte et que le bandit reparte ! Affolée, Larissa entendit un cliquetis. Le capitaine dégaina son épée.

— Éloigne-toi d'elle, misérable ! gronda-t-il, passant en une seconde de la surprise à la férocité. Il me déplaît de verser le sang là où je suis invité, mais je n'hésiterai pas !

— Tu veux mourir, chien ? Tu l'auras voulu !

L'agresseur bondit ; Dumont n'eut aucun mal à dévier le coup maladroit. Larissa courut se réfugier derrière une statue de dragon. Le capitaine repoussa un nouvel assaut. Pantelant, le malandrin s'écarta.

— Quelle courageuse résistance ! Mais mon épée goûtera ton sang avant longtemps. Vois comme elle a soif !

La danseuse hoqueta de surprise. C'était une réplique du troisième acte du Plaisir du Pirate !

— Non ! s'écria-t-elle, s'interposant entre les belligérants. Mon oncle, arrêtez, ce n'est pas un tueur ! On vous joue un tour…

Le voyou fit mouche, arrachant un cri de douleur à son adversaire. Furieux, ce dernier gronda :

— Fini de jouer !

Il contre-attaqua. Le voleur n'avait aucune chance. Désespéré, il tenta de parer une pluie de bottes fulgurantes. Avec l'efficacité d'un aigle contre un lapin, Dumont transperça l'abdomen de l'inconnu.

— La vermine mérite la mort, conclut-il d'un ton glacial.

L'homme tomba à genoux, les mains crispées sur le ventre. Il leva des yeux effarés sur la jeune femme pétrifiée.

— Liza…

Puis il s'écroula.

Lentement, elle releva la tête, et demanda d'une voix calme :

— Mon oncle, qu'y a-t-il à propos de Liza ?

Dumont nettoyait sa lame avec un mouchoir. Prudent, il s'enquit :

— Que veux-tu dire ?

— Cet homme a dit…

— Il a dit des sornettes, ma chérie. Je l'ai traité de vermine, il a rétorqué que c'était des fadaises. Pauvre enfant, tu es bouleversée. ( Rangeant son épée et son mouchoir, il retourna le corps. ) Voyons qui c'était. Oh ! seigneur… Jack !

Elle détourna la tête, saisie de pitié. Qu'est-ce qui avait poussé le chef timonier à pareille mascarade ? Il aurait dû savoir à quoi il s'exposait. Ses yeux figés par la mort exprimaient une indicible surprise.

— Oh, Jack, mon gars, soupira-t-il en s'agenouillant. Qu'est-ce qui t'a pris ?

Feignant la douleur, il baissa la tête. Puis il se releva, les bras tendus vers la jeune femme.

Larissa recula.

Sa réaction lui arracha un cri de douleur. Il avait rêvé de l'instant où, éperdue de reconnaissance, elle se jetterait dans ses bras. Beau Jack en savait trop sur lui ; stupide ou non, cet ivrogne invétéré était devenu dangereux.

Mais il avait mal calculé. Il venait de perdre son meilleur timonier et la confiance de sa pupille.

— Larissa !

Sa peine sincère la remplit de honte. Après tout, Jack s'était déguisé et avait pointé une épée sur sa gorge. Dumont l'avait défendue.

— Je suis désolée, mon oncle. C'est juste que…

— Allons, ma chérie… ( Il l'enlaça. ) Tu étais effrayée, c'est naturel.

Serrée contre lui, elle se nicha contre sa poitrine.

Il caressa ses cheveux, sentant le désir monter en lui.

— Larissa…

Cette note sourde, dans la voix des hommes ne lui était pas inconnue. Elle avait appris à s'en méfier. De la part de Dumont, cela la choqua. Elle se sentit trahie. La colère, la peur et l'incrédulité se lurent sur le visage qu'elle leva vers lui. Dumont ne cacha pas sa contrariété.

Affolée, elle s'écarta de son oncle et s'empara de l'épée du malheureux Jack. Beaucoup plus lourde que les accessoires de théâtre auxquels elle était accoutumée, l'arme lui fit mal au poignet. Néanmoins, elle la tint fermement à deux mains.

— Ne t'approche pas, dit-elle, tremblante.

Furieux, il éclata d'un rire cruel.

— Tu ne sais pas t'en servir.

Elle serra les dents.

— Peut-être pas, mais je peux improviser.

Dumont en eut assez. Tout allait de travers en Souragne ! Sa patience était épuisée. La lueur d'une lampe donnait des reflets démoniaques à son visage.

— Quelle enfant tu fais ! Je ne suis pas d'humeur à jouer. Il est temps que tu grandisses. ( L'air résolu, Larissa le défia pour masquer sa peur. ) Donne-moi cette arme ! gronda-t-il.

— Prends-la !

De toutes ses forces, elle la jeta sur lui et détala sans demander son reste.

Touché au menton, Dumont ressentit une vive douleur. Criant de rage, il se lança à sa poursuite.

Elle n'avait pas remarqué à quel point ils s'étaient éloignés du centre-ville. Devrait-elle chercher refuge dans une belle résidence ? L'ombre menaçante des gargouilles l'en dissuada.

Dumont criait à tue-tête. Combien de temps s'écoulerait avant qu'il la rattrape ?

Jamais elle ne s'était sentie aussi seule ni aussi effrayée. La lune blafarde éclairait à peine son chemin. Des filaments de brume cernaient ses chevilles. Le roulement des tambours assaillait ses tympans ; la ville était proche.

— Larissa !

Son cœur cogna douloureusement dans sa poitrine. La danseuse bondit vers la gauche et escalada une palissade de fer rouillé. Souriante, elle reprit sa course effrénée. La manœuvre lui vaudrait de précieuses secondes d'avance sur son poursuivant.

Au détour d'une ruelle, elle vit qu'elle approchait de la place du marché. Traquée comme une bête, elle continua de courir. Pour elle, le monde venait de s'écrouler.

À droite, elle repéra une auberge ; l'enseigne, Au Geai Grondant, représentait un oiseau ébouriffé tenant tête à un écureuil téméraire. Des éclats de voix et de chants parvinrent à ses oreilles.

Sans réfléchir, elle se hissa sur la solide potence au bout de laquelle dansait l'enseigne et se rétablit sur le toit à bardeaux.

Dumont surgit au coin de la rue. Le menton ensanglanté, il boitait. Défiguré par la rage, il promena son regard à la ronde. Puis il entra dans l'auberge. Soupirant, Larissa se détendit.

— Eh bien, quel bel oiseau est venu se percher sur le toit ?

Stupéfaite, elle faillit tomber à la renverse. Se tordant le cou pour apercevoir l'auteur de la remarque, elle reconnut le jeune homme qui l'avait remarquée malgré son invisibilité. Les bras croisés, il était perché au-dessus d'elle. Un doigt sur les lèvres, la fugitive secoua la tête.

Il opina du chef et s'évapora. Le cœur lui manqua quand elle l'entendit ouvrir la porte d'entrée et crier :

— Mon seigneur, j'ai aperçu la fille que vous cherchez !

— Où ? demanda Dumont, glacial.

— Elle fonçait vers la route du Vieux Cyprès. Elle va sans doute tenter de se réfugier dans une… euh, maison.

Ravie, Larissa soupira de nouveau. Elle ne s'était pas trompée sur le compte de l'inconnu, après tout.

Son tuteur repartit en jurant.

Après un moment, elle risqua un coup d'œil en bas. Le jeune homme la guettait, sourire aux lèvres.

— Vous… vous ne m'avez pas trahie, souffla-t-elle.

— Bien sûr que non. Il n'avait pas l'air de vous vouloir du bien. Allez-vous descendre ou dois-je monter vous chercher ?

Elle éclata de rire.

— Je vais me débrouiller. Vous m'avez déjà sauvée. ( Elle se laissa glisser au sol avec grâce et précision. ) La demoiselle en détresse peut-elle connaître le nom de son bienfaiteur ?

— Euh… C'est Willen, répondit-il, gêné.

Un sourcil levé, elle n'en crut rien. À l'évidence, le mensonge n'était pas son fort.

— Eh bien, Willen, je suis Larissa Crinière de Neige et…

— La Dame de la Mer dans Le Plaisir du Pirate. J'ai assisté au spectacle, vous vous souvenez ? ( Son sourire, chaleureux et sincère, ôtait toute ironie à la remarque. ) Je suis ravi de faire plus ample connaissance avec vous… Peut-être devrions-nous continuer cette conversation ailleurs, ajouta-t-il à voix basse.

L'appréhension et l'agacement la gagnèrent. Elle ne tenait pas à passer le reste de la nuit à fuir les assiduités de ces messieurs. Toutefois, elle le suivit et leur nouvel environnement eut tôt fait d'apaiser ses craintes.

La ruelle sordide empestait. Une femme trop maquillée et trop peu vêtue surgit d'une porte cochère. À la vue de Willen, elle fit son numéro. À l'autre bout, deux quidams apparurent et scrutèrent leur trio d'un œil exercé.

— Allons ailleurs, chuchota Larissa, nerveuse.

— Dois-je vous ramener à La Demoiselle du Musarde ? s'enquit son chevalier servant.

— Oui, mais pas tout de suite. Pourrait-on aller ailleurs ? J'ai besoin de réfléchir.

— Tout ce que vous voudrez. Voyons… je connais un endroit tranquille près d'ici, où vous pourrez vous restaurer.

La perspective l'enchanta. Avant les représentations, le trac lui coupait l'appétit. Ensuite, elle était affamée. Quand on dansait aussi souvent et avec une telle dévotion, on ne devait pas se priver de manger.

— Je pourrais dévorer un cheval ! Willen sursauta.

— Je ne pense pas qu'ils aient de la viande de cheval, mais on peut toujours demander.

Elle rit à gorge déployée. Étonné par sa réaction, Willen sourit. Il lui tendit le bras avec une courtoisie apprêtée. Elle le lui prit dans le même esprit espiègle.

Évitant les portes cochères et les plages d'ombres, ils marchèrent au milieu de la chaussée. Les édifices minables firent place aux domiciles des particuliers et aux échoppes bien entretenues. Larissa s'aperçut que les tambours avaient cessé. Depuis combien de temps ? Elle n'aurait su le dire.

— Et si le capitaine Dumont nous retrouvait ? demanda-t-elle.

Son compagnon ne put retenir un rire musical.

— Aucun danger. Je l'ai envoyé dans la rue du Vieux Cyprès… Le quartier des bordels, précisa-t-il.

Les deux jeunes gens pouffèrent. Quand ils atteignirent l'auberge cossue des Deux Lièvres, les côtes leur faisaient mal.

La vue de l'enseigne faillit la replonger dans l'hilarité : un verre de vin entre les pattes, un lièvre encore sobre soutenait son compère éméché.

Une fois dans la salle sombre, la bonne humeur de la jeune femme s'évanouit. Les conversations moururent. Le trio de musiciens produisit de fausses notes. Les rares clients encore attablés détaillèrent ouvertement la nouvelle venue. Des regards suspicieux pesèrent sur elle. Larissa n'avait sur elle que son costume de scène.

Willen avança vers l'énorme aubergiste planté derrière son comptoir. L'homme leva vers lui de petits yeux hostiles.

— Jean – c'est bien Jean, n'est-ce pas ? –, votre établissement est à l'honneur ce soir. Vous avez devant vous une des premières dames du bateau-théâtre, impatiente de goûter à vos mets. Je lui ai dit que vous étiez le meilleur restaurateur de Port d'Elhour.

L'aubergiste découvrit des dents jaunies.

— Le meilleur de Port d'Elhour ? Dites plutôt le meilleur de Souragne ! Vous êtes une artiste du bateau-théâtre, ma dame ?

Larissa fut sidérée par l'abrupt revirement de l'accueil. Les choses redevinrent normales avant même que Willen ait fini de parler. Les musiciens reprirent leur morceau et les clients, leurs pintes.

— Oui.

— Ah, je me souviens : la Dame de la Mer ! Je vous en prie, prenez place. Je vous apporte un verre de notre meilleur vin.

Plus alerte qu'on l'eût dit, l'imposant tenancier se hâta d'essuyer une table près du feu et de leur offrir des sièges.

— Il y a un mot pour désigner les gens comme vous, souffla la danseuse à l'oreille de son compagnon.

— Lequel ?

— Charmant !

Enchanté, il sourit.

— Qu'y a-t-il de bon à manger ?

— Je l'ignore, répondit-il, perplexe.

— Willen, vous avez dit qu'on servait ici de la bonne nourriture, et vous ignorez ce qu'il y a au menu ?

— J'ai dit que c'était un bel endroit, non que j'y mangeais.

Jean revint avec la cruche promise.

— Notre spécialité est le civet de lièvre, accompagné de makshee et de cushaw à l'étouffé.

Les mots « civet » et « lièvre » suffirent au bonheur de Larissa.

— Voilà qui a l'air appétissant, approuva-t-elle.

Une fois Jean reparti, Larissa observa son étrange compagnon. C'était l'être le plus bizarre qu'elle connût. Comment l'avait-il vue, malgré le sort d'invisibilité ? Il n'avait rien avoué à ce sujet. Quand elle lui avait demandé son nom, sa réaction avait été… surprenante. Pourquoi voulait-il taire sa véritable identité ? Chez n'importe qui d'autre, pareille attitude l'aurait mise sur ses gardes.

— Parlez-moi de vous.

Willen sourit.

— Il n'y a pas grand-chose à dire. Je suis certain que votre vie est plus excitante que la mienne.

— Je n'en suis pas si sûre. Quelqu'un capable de me voir quand je suis invisible m'intrigue beaucoup.

Elle faillit s'étrangler en avalant une gorgée de vin. La cuvée de l'établissement ne valait guère le déplacement…

— C'est vrai, admit le jeune homme. Voyons… ( Les mains croisées derrière la nuque, il se concentra. Le contraste entre son air d'adolescent perdu et son beau corps délié était saisissant. ) Je suis né sur cette île. Ma mère, originaire de Port d'Elhour, n'aimait guère la vie citadine. Elle finit par s'exiler. J'ai grandi dans les marais.

Calme en apparence, Larissa en fut glacée. Elle eut une vision fugitive de grands cyprès moussus, de ténèbres moites et d'une lueur inexplicable. Mais elle chassa l'image de son esprit.

— J'ai peine à imaginer l'existence que vous avez dû mener.

— Ce n'était pas si terrible.

— Aviez-vous des camarades de jeu ?

— Oui… mais ils étaient très différents des gosses habituels. L'ennui, c'est qu'en ville, mon comportement insolite désarçonne parfois les gens.

— Mais comment m'avez-vous vue ? insista-t-elle.

À cet instant, Jean apporta le civet. Humant le fumet avec plaisir, la jeune femme s'attaqua aux légumes, qu'elle jugea délicieux. Son compagnon l'imita.

Larissa savoura le gibier macéré dans du vin.

— Votre pendentif est peut-être l'explication ? suggéra-t-elle entre deux bouchées.

— D'où vous vient la magie ? rétorqua-t-il. Comment savez-vous la reconnaître ?

— Eh bien, il suffit de l'étudier, je suppo… Oh ! Votre mère usait de magie… N'est-ce pas ?

— Je mémorisais les tours, comme les autres enfants. Parfois, je m'oublie.

— Comme ce soir.

L'air peiné, il hocha la tête.

Ils firent honneur au repas, comme il le méritait. Larissa comprenait mieux la nature déconcertante de son nouvel ami. Mais pourquoi se sentait-elle si à l'aise avec lui ?

Quand elle leva la tête pour lui poser la question, elle croisa son regard clair, lumineux…

… et y plongea tout entière.

Il n'y avait pas d'autre mot pour décrire la sensation qu'elle éprouva.

Joie, enthousiasme et terreur pure l'envahirent d'un coup. Willen n'avait rien de commun avec les jeunes gens ordinaires qui ne nourrissaient qu'une ambition : l'attirer dans un coin sombre. Dans son regard marron brillaient le respect et l'admiration, ainsi qu'une merveilleuse envie de… jouer.

— Je dois partir, bégaya-t-elle.

À la recherche de la bourse qu'elle portait d'habitude à la taille, ses mains se refermèrent sur le vide.

— Willen, avez-vous…

L'air penaud, il retourna ses poches vides. Jean arriva à leur table.

— J'ai de l'argent dans ma cabine, dit-elle. Vous pouvez m'accompagner ce soir ou venir demain ou je peux revenir…

Willen y alla de son sourire le plus charmant.

— Oui, Jean, venez demain ; vous recevrez votre dû et vous aurez droit à une visite en règle du bateau. N'est-ce pas, mademoiselle ?

Elle hocha vigoureusement la tête.

— Visiter pareille merveille ! s'exclama Jean, aux anges. Ma chère dame, soyez assurée que je viendrai.

— Merci, Jean.

Un roulement de tonnerre incita les derniers clients à vider leur chopine et à partir sans plus traîner. Même l'aubergiste, un peu pâle, se hâta de fermer.

— Que se passe-t-il ?

— À Souragne, la mort chevauche la pluie. On redoute l'orage, même si on l'appelle de nos vœux. Nous n'avons pas de puits, car l'eau souterraine est impure. Il n'est pas question non plus de boire celle des marais. Alors les précipitations remplissent nos citernes, mais en même temps… c'est une bonne chose que vous partiez maintenant.

Les deux jeunes gens sortirent et traversèrent la place du marché. Quand ils furent presque arrivés au port, les cieux parurent s'ouvrir. Il plut à verse. Pour l'abriter contre la pluie battante, Willen prit sa compagne par la taille et l'attira sous un auvent.

— Ça devrait se calmer très vite, dit-il.

Malgré elle, Larissa se laissa submerger par la chaleur de son corps. Son étreinte était chaleureuse et protectrice, sans plus. Quand il se crispa, elle sursauta violemment.

— Qu'y a-t-il ?

— Oh non…

Il la tira dans le renfoncement et se posta devant elle, ignorant ses protestations.

— Ne regardez surtout pas, ordonna-t-il d'une voix où perçait la peur.

La fugitive ne put s'empêcher de jeter des coups d'œil furtifs par-dessus son épaule. Un bruit de sabots se rapprocha.

Se découpant contre le gris des bâtisses, une silhouette apparut : d'un noir d'ébène, un cheval gigantesque passa près d'eux ; ses foulées avalaient le pavé. De son cavalier, elle n'aperçut rien, hormis une cape claquant au vent.

— Il est parti, dit Willen à voix basse, quand l'apparition eut disparu au loin.

— Qui… ?

— Ne demandez pas ! Estimez-vous heureuse qu'il ne se soit pas arrêté. ( Larissa brûlait de retrouver la sécurité de La Demoiselle du Musarde. ) Je vous ai effrayée, n'est-ce pas ?

Elle s'aperçut qu'elle était incapable de lui mentir.

— Oui, admit-elle. Honnêtement, je ne saurais dire pourquoi. Peut-être suis-je trop nerveuse ce soir ?

Il gagnèrent l'embarcadère en quelques instants. Elle aurait voulu quitter son compagnon en bons termes, mais elle ne sut que dire.

Conscient de sa confusion, Willen ne broncha pas. Au bout d'un moment, il ôta de son cou un collier tressé de forme grossière et le passa autour du sien.

— C'est pour votre protection. Gardez-le sur vous en toutes circonstances. Je vous en prie.

Dumont l'avait mise en garde : ne jamais accepter de cadeaux de la part d'inconnus. Cette nuit pourtant, c'était son oncle qui l'avait menacée. Sa conviction intime fut que jamais Willen ne chercherait à lui nuire.

— Merci.

Sans un regard en arrière, elle courut le long de la rampe d'accès.

Enfermée dans sa cabine, le collier autour du cou, elle ne s'endormit pas avant les premières lueurs de l'aube.

*
* *

Marcel quitta les Deux Lièvres, grommelant dans sa barbe. Il aurait dû se prémunir contre le mauvais temps. Énervé, il s'emmitoufla dans sa cape trop mince pour protéger sa précieuse flûte. Il traversa la place du marché déserte, heureux d'apercevoir son logis de l'autre côté.

C'est alors que les sabots infernaux martelèrent le pavé trempé.

Épouvanté, Marcel faillit lâcher sa traversière. Il courut à perdre haleine, luttant contre la panique. Il y avait bien d'autres cavaliers en ville… simplement pressés de rentrer chez eux, eux aussi…

Le bruit du cheval au galop se rapprochait ; Marcel entendit une sorte de craquement inexplicable.

Puis une main gigantesque le saisit à la gorge.

La flûte roula sur les pavés.