CHAPITRE XIV
D'un pas alerte, oublieux des zombies qui s'attachaient à ses pas, Gelaar se rendit dans la cabine du capitaine. Impatient, il bouscula Yeux-de-Dragon venu lui ouvrir ; ce dernier referma la porte tranquillement.
Devant la grande glace de l'armoire, l'elfe chantonna d'une voix rauque et mal assurée. Si son chant n'était pas aussi pur que celui du ténor Sardan, ou même du baryton Dumont, il suffit.
Le miroir s'obscurcit. Comme venue de très loin, une masse blanche prit forme : des brumes tourbillonnantes.
Gelaar serra les poings. Des pointes de couleur percèrent l'épais manteau : bleu, or, chair… Le brouillard reflua comme à regret, glissant sur sa proie pour la révéler aux regards : la mince silhouette d'Aradnia, sa fille. Des cheveux blonds désordonnés encadraient son visage ovale. Affectueuse, elle lui tendit les bras.
— Bonjour, papa, chuchota-t-elle.
Malgré les larmes qui perlaient au coin de ses yeux, elle souriait bravement.
Ému, Gelaar colla ses paumes au miroir, désespéré de ne pouvoir toucher son enfant.
— Bonjour, ma fille.
Depuis un an, la malheureuse était prisonnière de brumes dont seul Dumont connaissait l'existence et l'emplacement. Quand le capitaine ou l'elfe désiraient la voir, le miroir permettait de communiquer. Si elle n'était pas maltraitée, Aradnia souffrait d'une atroce solitude et d'une peur qui ne la quittait jamais.
Gelaar aurait voulu se perdre dans la contemplation de sa beauté. Mais Dumont ne leur accordait qu'une demi-heure.
— Où es-tu, ma chérie ?
— Dans une forêt, je crois. C'est le crépuscule. Il y a de belles créatures.
Gelaar jeta un regard en coin à Yeux-de-Dragon : il l'observait avec la patience des morts.
Un instant, il eut presque pitié du second. Sa grâce féline s'était muée en efficacité mécanique. Le regard d'ambre aux pupilles fendues ne pétillait plus ; le visage aux traits épais ne trahissait plus aucune émotion.
Gelaar se souvint des années passées à endurer ses persiflages.
Sa compassion s'évanouit comme de la brume au soleil. Yeux-de-Dragon n'avait pas volé ce qui lui arrivait, contrairement à d'autres innocents présents à bord.
Les bras en croix, l'illusionniste entonna une incantation.
La lampe jaune que tenait Yeux-de-Dragon se fondit dans la froideur pourpre et bleue du crépuscule. Le doux gazouillis des oiseaux et le bruissement du vent dans les feuilles s'élevèrent.
Des pins d'un vert sombre se découpèrent contre le ciel lavande. Les poutres de bois disparurent, remplacées par des étoiles. La jeune fille jouant de la flûte entra dans un cercle de champignons.
D'autres créatures se joignirent à elle : fées, nymphes, sylphides et une licorne. Elles firent la ronde autour d'elle. Des musiciens invisibles l'accompagnèrent.
D'une flexion du poignet, le magicien alluma un feu de camp au milieu de la scène champêtre. Des cris et des rires saluèrent ses pirouettes. Le cœur lourd, Gelaar faisait l'impossible pour égayer sa fille, malade de chagrin.
*
* *
La nuit estivale enveloppa la terre d'un brouillard vaporeux. L'air, plus frais, demeurait humide. Seul sur le pont, le capitaine ne sentait pas la fraîcheur, bien qu'il respirât à pleins poumons pour tenter de se calmer. Au-dessus de lui veillait l'éternel griffon.
Un silence surréel l'entourait. Il avait ordonné l'arrêt des machines tant que la région n'aurait pas été explorée à fond. La roue à aubes n'avait plus tourné depuis la disparition de Larissa.
— C'est impossible, chuchota-t-il. Elle ne pratique aucune magie. Je l'aurais su, bon sang !
Les lubies de Lond, avec ses « crinières de neige » et sa « magie des marais » étaient pures calembredaines. Pourtant, le sorcier avait amplement fait ses preuves. Les zombies qui les entouraient le lui rappelaient à tout instant.
Mais une seule chose importait : retrouver Larissa.
L'embarcation revint ; las, les épaules voûtées, Willen, Jahedrin et Tane remontèrent à bord. Ils étaient partis presque toute la journée.
— Aucun signe d'elle ?
— Aucun.
Même à la lueur des torches, Dumont nota leur air hagard.
— Il y a beaucoup de prédateurs, capitaine, dit Jahedrin. N'importe lequel a pu…
— Non ! Elle est vivante, je le sais. Will, va dormir quelques heures. Vers minuit, remets les machines en route, et descends le fleuve.
— Oui, monsieur.
— À l'aube, nous reprendrons les recherches. Elle est probablement restée au bord du fleuve.
Il tourna le dos à ses hommes et rentra en trombe dans sa cabine, il surprit Gelaar en plein enchantement. Derrière lui, prisonnière du brouillard, Aradnia se recroquevilla en l'apercevant.
— Dehors ! rugit-il.
Il se plaqua devant le miroir ; la jeune elfe leva un regard implorant vers lui.
— Je vous en prie, capitaine, laissez-moi encore quelques instants avec mon père, supplia-t-elle.
Dumont prit un malin plaisir à siffler les quatre notes fatidiques. Le beau minois disparut, avalé par les brumes. Le miroir refléta de nouveau les lieux.
Lentement, il se tourna.
— Tu me hais, Gelaar, n'est-ce pas ? susurra-t-il. ( Le mage ignora la provocation ; seul un de ses muscles faciaux tressauta. ) Tu adorerais voir ma tête sur une pique ? Eh bien, l'ami, par tous les rats de Richemulot, tu n'es ni le premier, ni le dernier !
Nonchalant, il saisit une belle figurine de marbre, représentant une dryade. À y regarder de plus près, la sculpture arborait de longues griffes.
— Un seul coup contre le miroir avec ceci, elfe, et ton enfant restera à jamais prisonnière. Je ne pense pas que c'est ce que tu veuilles. Personne n'a le dernier mot contre Raoul Dumont. Maintenant, fichez le camp tous les deux.
Yeux-de-Dragon tordit violemment le poignet à l'elfe, lui arrachant un cri de douleur. Puis il l'entraîna dehors.
Le cœur serré, Dumont regarda sortir son second. S'accoutumerait-il jamais à ce regard vide ? Furieux de sa propre faiblesse, il s'empara d'une bouteille d'eau-de-vie. Il but à même le goulot, savourant la brûlure de l'alcool.
Il s'assit sur le bord du lit, le flacon serré contre lui. Tout était de la faute de Liza. Tout. Si elle n'avait pas fourré son nez dans ses affaires, ils seraient toujours à Darkon, Yeux-de-Dragon ne serait pas mort et Larissa danserait pour lui tous les soirs. Avalant une nouvelle rasade d'eau-de-vie, il s'abandonna à des souvenirs amers. Tout avait commencé quand on avait frappé à sa porte, ce fameux soir…
*
* *
— Entrez.
Dumont était plongé dans des chiffres. À Darkon, les affaires fructifiaient au point de transformer la comptabilité en véritable corvée.
Liza entra en trombe. Pâle, le regard enflammé, elle avait tout d'un ouragan.
— Salaud ! cracha-t-elle.
Un peu surpris, il se leva pour refermer la porte. Que se passait-il ? La vedette du spectacle était connue pour faire des éclats spectaculaires au moindre prétexte ; cela allait de son costume aux musiciens en passant par la nourriture. Cette fois, l'affaire semblait grave.
— Liza, ma chère…
— C'est terminé, Raoul, coupa-t-elle, glaciale. Tout. J'ai donné ce soir ma dernière représentation.
— Comment cela ?
Derrière ses sourcils froncés, un horrible doute naquit.
Savourant chaque seconde de la confrontation, Liza tendit une de ses mains fines. À l'annulaire scintillait un des plus gros diamants qu'il ait jamais vus.
— Tahlyn me l'a offert ce soir. Nous nous marrions avant la fin de la semaine.
— Le baron ?
— Exactement.
Furieux d'avoir deviné juste, il serra les dents, s'efforçant de rester calme.
— Félicitations, ma chère. Je vous souhaite toute la chance du monde pour votre nouvelle vie.
Il réfléchit rapidement. Elle avait un ego de la taille de Darkon. Elle ne renoncerait pas si vite à l'ivresse de la scène. S'il existait un moyen de l'inciter à rester encore…
Le sourire de l'actrice s'épanouit.
— Oh, ce n'est pas tout. Vous perdez également votre Demoiselle du Musarde… Sale esclavagiste !
Dumont se pétrifia.
— Je sais ce que vous gardez dans les soutes. Et ce miroir…( Elle repoussa une mèche de cheveux roux de son front. ) Gelaar sera tellement soulagé d'apprendre que sa fille unique ne s'est pas enfuie avec un mercenaire. Les elfes de Nevuchar-aux-Sources seront ravis de faire main basse sur un navire-négrier comme le vôtre.
La peur et la colère le gagnèrent. Le scandale le ruinerait. Par la faute d'une soprano pétulante, vingt années de patientes recherches et une réputation durement acquise seraient réduites à néant.
— Je vous tiens, Raoul, espèce de vipère ! Cette fois, vous ne vous en tirerez pas comme ça !
Il avança ; circonspecte, elle recula derrière la table où il faisait ses comptes. Les joues empourprées, les yeux étincelant de rage, elle était saisissante de beauté dans sa robe au généreux décolleté.
— Ces deux dernières années, je vous ai vu couver des yeux Larissa quand vous imaginiez que personne ne regardait. J'ignore pourquoi vous n'avez rien tenté encore, mais à présent, vous n'en aurez plus l'occasion. Que cachez-vous donc, Raoul ?
Plus que le risque d'être démasqué, la mention de Larissa le remplit d'un froid mortel.
— Oh, beaucoup de merveilles… Un pseudo-dragon, qui ne vaut pas tout le mal qu'il nous donne, et un de ces rarissimes chats-couleur de G'Henna. J'ai également une chouette-garou, une néréide et toute une collection de créatures magiques. Mon bateau leur doit tout.
Il fit le tour de la table, attrapant une écharpe blanche. La rage quitta la jeune femme d'un coup. Elle fit un pas en direction de la porte.
— L'écharpe qui appartenait à la néréide, continua-t-il du même ton serein, est maintenant mienne, de même que son ancienne propriétaire. Quant à toi, ma jolie Liza…, le baron a fort bon goût, je le concède volontiers. Ta voix fabuleuse nous manquera. Tu étais un trésor, même si tu revenais un peu cher…
Quand il attaqua, elle lui jeta vivement une chaise dans les jambes.
Elle se rua sur la porte, criant au secours.
Comment aurait-elle pu savoir qu'aucun bruit ne filtrait, une fois l'huis fermée ?
Dumont retrouva l'équilibre et se lança derechef à sa poursuite.
Terrifiée, la jeune femme ouvrit la porte…
… et se trouva face à Yeux-de-Dragon.
Plaquant une main sur sa bouche, il la saisit et referma la porte. Dumont les rejoignit en deux enjambées. Après avoir passé l'écharpe autour du cou de la jeune femme, qui se débattait en pure perte, il serra brutalement.
Après quelques soubresauts, elle s'affaissa.
Dumont croisa le regard de son complice. Il n'y lut aucune condamnation.
— Elle avait découvert le pot aux roses ! Ce maudit baron l'avait demandée en mariage, par-dessus le marché ! Elle allait l'épouser et me livrer en pâture au bon peuple de Nevuchar-aux-Sources.
— Les elfes vous pendraient pour trafic d'esclaves, sans l'ombre d'un doute… Ses chants me manqueront. Sa doublure sera heureuse de l'occasion, bien sûr. Que faisons-nous du corps ?
Un sourire cruel aux lèvres, le meurtrier répondit :
— J'ai une idée fameuse…
Fameuse en effet…, songea-t-il avec amertume.
Tout était allé de travers.
— Liza, ma chère, bafouilla-t-il, fin soûl, si ton fantôme maudit hante mon navire, je parie que tu es ravie de ce fiasco…
Il but une nouvelle rasade. L'éclat de rire vindicatif qui lui vrilla le crâne ne pouvait être que le fruit de son imagination…
*
* *
Un coup de tonnerre formidable tira Willen du sommeil. Il était l'heure de retourner à son poste, se souvint-il. Il pleuvait à verse. Dans les marais, cela n'augurait rien de bon. Il savait à quel point les croyances populaires plongeaient leurs racines dans une sinistre réalité.
La Mort rôdait durant les averses.
Bâillant à s'en décrocher la mâchoire, il se frotta les yeux. Combien le sommeil était étrange ! Au début, il avait eu toutes les peines du monde à comprendre ce bizarre phénomène humain. Il arrivait un temps où le corps n'obéissait plus, où l'esprit refusait de se concentrer davantage, tant qu'on ne s'était pas allongé quelques heures… Il fit une brève toilette et sortit sur le pont.
Il était à la barre depuis cinq minutes quand Sardan se présenta.
— Je t'apporte un présent, ô timonier ! s'exclama le ténor, chargé d'un plateau garni d'une théière, de deux coupes, de pain et de tranches de viande. Et si ma jolie n'a pas bougé… Ah, la voilà ! ( Radieux, il reprit sa mandoline. ) Heureux mortel, voilà de la nourriture pour le corps et l'esprit.
Il versa une tasse de thé chaud à son compagnon.
— Merci, Sardan, dit celui-ci avec gratitude.
Le beau ménestrel grimaça.
— Ne fais pas courir des rumeurs sur mon compte, ou ma réputation est fichue ! plaisanta-t-il.
Après une gorgée, Willen se concentra sur sa tâche.
La nuit, il n'y avait pas de lumière dans la cabine. Il était plus facile de naviguer par pleine lune, quoique la pluie battante rendît aléatoire l'orientation.
Sardan pinça les cordes de son instrument au gré de sa fantaisie. Willen laissa libre cours à ses pensées.
La majorité de l'équipage était passée entre les mains du sinistre Lond. Les seules exceptions étaient les cuistots et les timoniers : lui-même, Tane et Jahedrin. Sans doute, le sorcier voyait-il très bien la nécessité de garder à la barre des vivants aux réflexes rapides.
À l'exception de Casilda, la troupe n'avait pas été attaquée non plus. Pourquoi l'avait-on épargnée ? Ça n'avait pas de sens. Aux yeux du nécromancien, plus il y avait de zombies à bord, mieux ça valait. Les rares survivants sentaient bien que quelque chose n'allait pas du tout. S'ils paraissaient ajouter foi à l'histoire de « fièvre des marais », il ne faudrait pas longtemps avant que quelqu'un découvre la vérité.
Sardan attaqua chant sur chant, tous issus du Plaisir du Pirate. Willen serra les dents.
— Ne connais-tu rien d'autre ? dit-il, agacé.
— Si fait, s'offusqua l'artiste. J'étais troubadour autrefois, il y a longtemps, avant que je cède à la vie facile. Le capitaine refuse d'entendre autre chose que le répertoire de son opérette. Et seule la troupe est autorisée à en interpréter les morceaux en toutes circonstances. L'ordre est formel.
Ébahi, Willen fut heureux que l'obscurité masque sa réaction. Une intuition lui mit la puce à l'oreille.
— Est-ce tiré du folklore ? demanda-t-il d'un ton aussi posé que possible.
Sardan éclata de rire.
— C'est une piètre comédie. N'importe quelle intrigue inspirée des traditions devrait être bien meilleure pour durer plus d'une semaine. Non, le conte tragique de Florian et Rose est une œuvre de notre bon capitaine. Pour un amateur, ce n'est pas si mal.
Le sourire de Willen menaça de lui manger le visage. Il avait vu juste. Si Dumont l'avait composée, cela signifiait que l'opérette entière était émaillée de notes et de paroles ensorcelées. Il devait en avertir rapidement la Nymphe.
À chaque nouvelle répétition, les liens retenant les esclaves se renforçaient un peu plus.