CHAPITRE XX

Au prix d'un effort de volonté, Larissa rouvrit les yeux. L'appréhension balaya presque les derniers effets de la drogue que Misroi avait versée dans son vin.

Elle était seule dans les marécages. Engourdie, elle se mit debout ; la circulation se rétablit douloureusement dans ses membres. Elle chercha en vain un point de repère pour la guider dans ce dédale d'eau et de végétation.

Trop longtemps réprimée, la panique monta en elle. Vaillamment, elle la repoussa.

Sa belle robe verte entravait ses mouvements. Son genou droit fit craquer quelque chose. Étonnée, elle recula : c'était un parchemin, scellé à la cire rouge.

Le sceau était un grand « M ».

Soulagée, elle le décacheta et lut.

 

Ma très chère demoiselle Crinière de Neige, 

Tu dois me croire un hôte abominable. Tu as raison. Il me faut te remercier d'avoir égayé ma sombre demeure de ta présence. Ce fut un plaisir de travailler avec toi. 

Tu affrontes ta dernière épreuve. Du moins, la dernière que je t'imposerai. La cravache te servira certainement. Je parie que tu sauras l'utiliser. Je te souhaite de retrouver ton chemin, belle danseuse. Même si je doute que tu échoues – tu me ressembles trop. Nous créons nos propres chances. 

Peut-être danserons-nous de nouveau ensemble. Je suis impatient qu'un tel jour arrive. 

 

Anton Misroi 

 

Elle froissa la missive et la jeta avec dégoût. La cravache qu'il mentionnait gisait dans la boue, le cuir encore maculé du sang séché d'Incube. Frémissante, elle respira à fond pour se calmer.

Enracine-toi. 

Sans se soucier des soieries qu'elle portait, Larissa s'allongea sur la terre boueuse et y plongea avidement les doigts, à la recherche de fraîcheur et d'information.

Mais ce terrain n'avait rien de commun avec l'île de la Nymphe ; elle lui trouva un arrière-goût morne et rance. Les yeux clos, elle insista.

À contrecœur, comme un enfant gâté, la terre obtempéra ; le danger rôdait partout. Ni les arbres, ni le sol, ni les êtres n'étaient fiables. L'île de la Nymphe se situait à environ dix lieues au sud-est. Le contact empathique fut rompu. Elle n'apprendrait rien de plus.

La jeune femme se rassit. Sa première idée fut de voyager à travers un arbre. Faisant abstraction de son air menaçant, elle approcha d'un chêne géant.

Après une profonde inspiration, elle posa la main sur son écorce.

Salut. Avec ta permission, je voudrais… 

Non ! 

Le refus éclata dans son crâne avec une telle férocité qu'elle grimaça. Elle n'ôta pas la main assez vite pour empêcher qu'une liane sauvage s'y enroule. Une autre immobilisa son poignet. S'animant, le chêne maléfique la menaça de ses branches.

D'instinct, elle bougea les doigts et s'arc-bouta contre le sylvanien. Les lianes en contact avec sa peau s'enflammèrent. Le feu mourut au bout de quelques instants.

Hors de portée, Larissa foudroya l'arbre du regard.

— Je n'ai pas l'intention de te nuire, cria-t-elle au feuillage attentif. Mais je n'hésiterai pas si tu m'y forces. Je demande simplement à passer.

Au bout d'un long silence, le sylvanien roussi répondit :

Tu peux passer ton chemin, Crinière de Neige. Mais pas à travers moi. 

Reconnaissante à la Nymphe de ses enseignements, Larissa se planta devant lui, les mains sur les hanches.

Je ne peux t'y obliger, mais ai-je ta parole que tu ne me malmèneras pas si je grimpe sur tes branches ? 

Boudeur, le sylvanien acquiesça.

Je n'hésiterai pas à te blesser, l'avertit-elle.

Compris. 

Il baissa même ses branches pour l'aider. Elle réprima un sourire de satisfaction. Mieux valait ne pas pavoiser. Malgré sa robe encombrante, elle parvint aisément au faîte de l'arbre. Le soleil radieux détonnait par rapport au sombre paysage de mousses et de frondaisons.

Un océan d'eau glauque s'étalait sous elle. Désespérée, elle chercha du regard la terre ferme…

… Là !

Elle poussa un énorme soupir de soulagement. Les rayons du soleil étincelaient à la surface de l'étang. L'île lui parut une merveilleuse émeraude.

— J'arrive, Nymphe, murmura-t-elle avant de redescendre.

Larissa hésita. Mue par une impulsion incompréhensible, elle ramassa la cravache. Le contact du cuir avec sa paume n'avait rien d'étrange.

— J'ignore ce que tu as voulu dire, Misroi. Mais je l'emporte quand même avec moi.

Soucieuse des convenances, elle s'inclina devant le sylvanien.

Merci. 

Les frondaisons bruissèrent. On eût dit les grondements d'un molosse mal luné, mais refusant d'attaquer.

Le cœur plus léger, elle se mit en route, réfléchissant aux meilleurs moyens de passer à l'offensive. La nuit serait une donnée impérative, car ses alliés étaient tous nyctalopes. Les brumes perpétuelles fourniraient une excellente couverture.

Combien d'hommes d'équipage étaient déjà des morts-vivants ? Larissa repensa à l'infortunée Casilda, son amie. Rien que pour elle, elle obtiendrait vengeance.

Une soudaine lueur l'aveugla. Radieuse, elle reconnut un feu follet.

— Quel plaisir de revoir un visage amical…

Elle pouffa de rire en réalisant l'incongruité de son image. On ne pouvait guère parler de « visage » pour ces êtres lumineux !

— Peux-tu me guider jusqu'à l'île de la Nymphe ?

Après une pause, le feu follet se dirigea lentement sur la gauche. La jeune femme fronça les sourcils. D'après ce qu'elle avait vu, la route la plus directe se trouvait droit devant. Haussant les épaules, elle emboîta le pas au feu follet. Il connaissait sûrement mieux qu'elle la région.

Une fois la danseuse derrière lui, le feu follet fila avec détermination. Elle sourit en songeant à Willen. L'accompagnerait-il quand elle quitterait Souragne ? Elle n'aurait sans doute pas grande peine à l'en convaincre. Mais peut-être était-il lié à l'île lui aussi ? Son sourire s'effaça…

Soudain, elle battit en vain des mains pour se rétablir : ses pas l'avaient précipitée dans des sables mouvants. Elle recracha la boue qui emplissait déjà sa bouche.

Presque comme une entité vivante, les sables mouvants l'aspirèrent, la tirant par les cheveux. Encore quelques instants et la boue gluante la submergerait.

Quand elle chercha son guide des yeux, elle vit qu'une multitude de feux follets s'étaient joints à lui. Loin de s'inquiéter pour elle, ceux-ci, comprit-elle avec horreur, savouraient son agonie. À l'instar de vautours agglutinés autour d'une bête mourante, ils approchèrent de la danseuse prise au piège. Enivrés de plaisir malsain, ils grossirent à vue d'œil.

Ce n'étaient pas des feux follets, mais leurs redoutables doubles malfaisants ! Ils l'avaient attirée là pour festoyer de sa terreur.

Désespérée, Larissa chercha une issue, mais elle avait l'esprit vide. Respirer l'eau ? C'était un cloaque ! La transformer en terre ? Elle serait écrasée par la pression. Que faire ?

Les créatures approchèrent, impatientes de goûter son horreur. Larissa était incapable de leur refuser ce plaisir… Elle se força à se détendre. Surprise, elle découvrit qu'elle flottait. Aspirant de grandes goulées d'air, elle contrôla peu à peu son rythme cardiaque. Une branche basse effleura un de ses bras.

Tendant le cou pour mieux voir, elle saisit lentement cette bouée inespérée. L'espoir s'insinua en elle. Les mauvais feux follets s'agitèrent pour la distraire. Larissa les chassa de ses pensées pour conserver sa sérénité. Elle se hissa et rampa sur la terre ferme avec un net manque de grâce. Avides, les lueurs maléfiques approchèrent encore. D'une voix sépulcrale, elles s'écrièrent :

— Meurs, Crinière de Neige !

Larissa ignora sa terreur. Que pouvaient-elles lui faire après tout ? Elle ne tarda pas à le découvrir…

Une créature la traversa de part en part : ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Invoquant la puissance du feu, la rescapée esquiva de justesse le trait suivant. Entre ses mains vacilla une flammèche qu'elle lança contre les êtres acharnés à sa perte.

Les monstres contre-attaquèrent. Larissa vit revenir vers elle la boule de feu. Elle n'eut que le temps de s'écarter, roulant douloureusement à terre. Alors, elle aperçut la cravache de Misroi, qui lui avait échappé des doigts. Elle s'en empara sans savoir qu'en faire.

L'offensive suivante la fit hurler de douleur.

Comment agissait Misroi ? Elle réfléchit à toute vitesse : il avait conduit le noble étalon à sa perte en le cravachant jusqu'au sang… Le sang ! C'était la réponse à l'énigme. Réprimant sa répulsion, elle se cravacha la main.

— Meurs, Crinière de Neige !

Survivrait-elle à une attaque supplémentaire ? Elle n'avait pas l'intention d'en faire l'expérience. Cravache en main, elle attendit de pied ferme.

Étonnée, elle sentit le cuir se tordre entre ses doigts. Mais elle tint bon.

La transformation était spectaculaire ; de noire, la cravache vira à un brun verdâtre. Une tête apparut, munie d'yeux dorés aux pupilles fendues et de crocs venimeux…

Larissa hurla. Malgré sa terreur, elle parvint à ne pas lâcher prise. Dardant une langue fourchue, le reptile ouvrit une gueule immense et engloutit un nouvel assaillant. Larissa se souvint d'une légende : les boules lumineuses étaient issues d'un serpent qui mangeait le soleil.

Les créatures poussèrent des cris perçants. L'agresseur suivant subit le même sort.

Les derniers s'enfuirent sans demander leur reste. Ils disparurent dans les profondeurs du bayou.

Épuisée, la jeune femme s'écroula. La bête tourna la tête vers elle. Larissa soutint son regard. Puis le reptile s'évanouit aussi vite qu'il était apparu, redevenant une simple cravache.

— Merci, Anton, chuchota-t-elle. Mais par tous les rats de Richemulot, comment savais-tu que j'avais les serpents en horreur ?

Une fois calmée, elle grimpa sur un autre arbre pour se repérer. Par bonheur, la mésaventure ne l'avait pas entraînée trop loin de sa route.

Armée d'une branche pour tâter le terrain, les sens en alerte, la fugitive reprit son chemin.

Avec la chaleur, sa soif et sa faim empirèrent. Chose étrange, le temps passé avec la Nymphe et les dîners de Misroi lui avaient appris à reconnaître ce qui était comestible dans les parages. Des flaques d'eau apaisaient tant bien que mal sa soif.

À la tombée de la nuit, elle se confectionna un nid au creux d'un chêne, après s'être protégée d'un cercle magique. Elle s'endormit comme une bûche.

Réveillée quelques heures plus tard, il lui fallut un moment pour se souvenir de ce qu'elle faisait là. Sur le qui-vive, elle sonda les environs. Quelque chose l'avait tirée de son sommeil… Quoi ?

La nuit semblait tranquille ; aucune brise ne soufflait. Hormis le bourdonnement d'insectes et les clapotis occasionnels de petits mammifères, un silence de mort l'entourait.

Elle attendit, les sens en alerte.

Le bruit insolite se reproduisit.

— Larissa…

— Qui est là ? cria-t-elle.

— Oh, mon enfant, m'as-tu oublié ?

Sous les yeux de la jeune femme, une forme translucide apparut et se solidifia…

— Papa…, chuchota-t-elle, écrasée par l'émotion.

Le fantôme hocha tristement la tête. Aubrey Helson portait les mêmes vêtements que le jour où elle l'avait vu pour la dernière fois.

— Tu m'as manqué, Larissa.

Des larmes lui brûlèrent les yeux.

— Oh, papa, soupira-t-elle, tu m'as manqué aussi ! Que s'est-il passé ? Pourquoi n'es-tu jamais revenu me chercher ?

— Dumont m'a assassiné… ( Au fond, elle l'avait toujours su, repoussant la pensée de toutes ses forces… ) Nous serons bientôt vengés, mon enfant. Viens, allons retrouver la Nymphe.

Presque aveuglée par les larmes, elle allait enjamber le cercle magique quand un cri déchira l'air.

— Non ! ( Willen surgit du néant et la tira en arrière. ) Ce n'est pas ton père, c'est un piège !

Les yeux rivés sur le spectre, Larissa tenta d'échapper aux mains de son amoureux.

— Willen, c'est papa ! Jamais il ne me ferait du mal !

Son aimé se tourna vers l'apparition :

— Va-t'en ! Tu n'es rien ! Je sais ta triste nature, tu ne peux plus lui nuire !

Le fantôme ouvrit la bouche. Un hurlement terrifiant en jaillit. Puis il se fondit de nouveau dans les brumes.

— Merci, murmura Larissa, s'abandonnant contre lui. ( Elle releva soudain la tête. ) Tu es libre ! Comment t'es-tu échappé ?

Il eut un sourire espiègle.

— Ça n'a pas été sans mal. Hélas, les autres n'ont pu suivre mon exemple. Il faut retourner les délivrer. Allons, dépêchons-nous.

— Une minute ! Comment as-tu compris que cette… chose n'était pas mon père ?

— C'est mon territoire ! Je sais ce qui rôde dans la touffeur des marais. Ces métamorphes ont le don d'emprunter l'apparence d'êtres adorés de leurs victimes. Ils sentent la chair fraîche à des lieues. Il espérait t'attirer hors du cercle protecteur, comme tout à l'heure les mauvais feux follets.

Gardant la main de Willen serrée dans la sienne, Larissa ne dit mot.

Je te hais, Willen ! Je voudrais te voir mort ! songea-t-elle de toutes ses forces.

Il lui sourit.

— Allons. La Nymphe attend.

Elle lui lâcha la main, et adopta une posture défensive.

— Qui es-tu ?

— Larissa ? Qu'y a-t-il ?

Il avança.

— Reste où tu es, sinon, tu l'auras voulu ! Comment sais-tu que les boules de feu m'ont attaquée ? Pourquoi n'as-tu pas capté mes pensées à l'instant ?

Un sinistre sourire ourla les lèvres de la créature. Willen se transforma en un inconnu d'une grande laideur. L'être avait une mâchoire et un corps de crocodile.

— Bien joué, jolie danseuse. Tu es pleine de surprises, ma chère.

C'était la voix d'Anton Misroi.

La terreur fit place à la rage.

— Anton, vous vous êtes encore joué de moi ! Je vous ai assez diverti comme cela, ne croyez-vous pas ? Laissez-moi regagner l'île de la Nymphe, que je puisse passer à l'attaque !

Sa diatribe s'acheva sur un cri de frustration.

Le pseudo-crocodile éclata de rire.

— Tu ne manques pas de cran. Eh bien, soit ! Te voilà de nouveau seule. Le saurien que tu vois t'emmènera sur l'île. Ton sort est désormais entre tes mains. À propos, bravo pour la cravache !

Résignée, la danseuse grimpa sur le dos écailleux du monstre.