CHAPITRE II

— Avez-vous perdu la raison ?

— Vous allez tous nous tuer !

— Capitaine Dumont, que se passe-t-il ?

Le théâtre bourdonnait d'interjections et de questions quand il fit son entrée. Les traits tirés, des cernes rouges boursouflaient ses yeux. Yeux-de-Dragon le suivait comme son ombre.

Brynn, un roux aux yeux bruns inexpressifs, referma la porte à deux battants. Le bruit fit taire les mécontents, soudain apeurés.

— Je ne suis pas fou, annonça le capitaine. Simplement, je prends un risque calculé. Je laisse derrière nous une milice déterminée à faire main basse sur mon vaisseau, et donc, à vous priver de votre gagne-pain.

Son regard acéré balaya l'assistance. Il se redressa de toute sa taille.

— Sardan ! aboya-t-il. ( Le ténor tourna la tête. ) Imaginez-vous qu'ils apprécieront que vous poursuiviez de vos assiduités les belles filles de Nevuchar-aux-Sources ? Et vous, Pakris ? Combien de jongleurs croyez-vous qu'il puisse y avoir dans un si petit bourg ? Cela vous dit de rôder la nuit dans Darkon ? Selon moi, le baron a assassiné Liza puis il a voulu faire accuser un innocent à sa place. N'importe qui, à bord de La Demoiselle, constituait une cible parfaite. Mais jamais je ne laisserai commettre une injustice pareille. Nous formons une véritable famille, ne l'oubliez pas.

— Alors vous nous entraînez dans les brumes ! s'écria une fille de la chorale.

Sous le regard glacial de l'orateur, la jeune téméraire se recroquevilla.

— Personne n'osera nous y suivre. Gelaar et moi avons des dons magiques ; j'ai foi en mon équipage. Nous accosterons bientôt. Tout cela sera bientôt aussi facile à oublier qu'un rêve.

Sauf si ça tourne au cauchemar, songea Larissa, morose. Nul n'était revenu des redoutables Frontières Brumeuses.

Sentant peser sur elle le regard de son tuteur, l'ombre d'un sourire ourla ses lèvres sensuelles.

D'un autre côté, oncle Raoul ne l'avait jamais déçue.

*
* *

La Demoiselle fendait les flots.

Ne rien distinguer à travers l'omniprésente blancheur vaporeuse avait de quoi déconcerter. Les eaux n'étaient visibles que du pont principal. Dans ce linceul neigeux, on ne voyait pas à un mètre de distance.

Plus inquiétants encore étaient les cris étranges, les hurlements, les couinements et les grondements déchirant l'air par intermittence. On eût dit que d'innommables créatures rôdaient. De crainte d'attirer l'attention de monstres invisibles, marins et artistes s'habituèrent à chuchoter. Ils évitaient de s'aventurer sur les ponts sans nécessité.

La tâche la moins populaire devint celle du sondeur de fonds. Les plus endurcis devenaient livides quand arrivait leur tour. « Sonder » consistait à rester quatre heures perché en équilibre sur une yole à quelques brasses de distance du bastingage pour calculer la profondeur de l'eau à l'aide d'une corde adaptée. Un morceau de flanelle blanche tressée signalait un mètre vingt ; du cuir, un mètre quatre-vingt ; du tissu rouge, deux mètres soixante-dix ; du cuir divisé en deux longes, trois mètres soixante : l'idéal pour un bateau à vapeur.

Dumont encourageait la troupe à répéter et les marins à s'exercer. Au début, le bâtiment entier semblait ensorcelé : on se terrait dans les cales ; le sondeur criait ses relevés d'une voix cassée, à des lieues de sa tonalité musicale habituelle. Même sur scène, les acteurs craignaient de hausser le ton.

Dumont ne tolérait pas leurs appréhensions. Il n'eut de cesse que les chanteurs redonnent la pleine mesure à leurs vocalises et poussa les danseurs et les musiciens à se consacrer davantage à leur art. Plein d'une méprisante audace, il fit honte aux pleutres par son exemple.

Au fil des jours, comme le calme plat subsistait en dépit des cris effrayants, les passagers de La Demoiselle reprirent du cœur à l'ouvrage.

Le neuvième jour, Casilda se leva plus tôt que de coutume afin de préparer son solo final. Sur le pont, elle rencontra Yeux-de-Dragon, assis sur l'escalier. Sans lever les yeux de son bout de bois, il lança :

— Beau Jack aurait aperçu une terre, à bâbord. Voulez-vous jeter un coup d'œil ?

Soupirant, elle rebroussa chemin pour aller réveiller sa compagne. Jamais Larissa ne le lui pardonnerait qu'elle ne l'informe pas d'un événement aussi capital.

— Larissa ! s'écria-t-elle, tambourinant à sa porte. Debout !

Un juron mal étouffé lui parvint.

— Quelle heure est-il ?

— L'aube est levée. Yeux-de-Dragon signale une terre. Ne veux-tu venir voir ? ( Elle toqua de nouveau. ) Allez, du nerf, traîne-savates !

La porte s'ouvrit sur une Larissa à demi endormie, vêtue à la hâte d'une chemise rouge bouffante et d'un pantalon noir. Ses beaux cheveux étaient emmêlés.

— Mieux vaudrait que ce soit sérieux, grommela-t-elle.

Les deux jeunes femmes remontèrent jusqu'à la proue. La promesse d'une terre nouvelle mettant un terme au cauchemar leur fit oublier la terreur diffuse qu'inspirait le brouillard. Plus distant, l'effrayant chœur de cris et de grondements ne couvrait plus le gargouillis rythmique de la grande roue à aubes. Les deux femmes fouillèrent les brumes à la recherche d'une éclaircie.

Casilda offrit de démêler les cheveux de sa compagne, tandis que celle-ci continuait de sonder le brouillard.

— Merci, répondit Larissa. Comment se présente ton solo ?

—  Pas formidablement bien, grimaça-t-elle. La dernière note aiguë me terrifie toujours. Je sais que c'est dans mes possibilités, mais ma nervosité m'empêche de bien faire. Liza, elle…

Sa voix mourut. Plongées dans leurs souvenirs, les deux amies se rappelèrent la pétulante soprano. Seul le cri lancinant du sondeur signalant l'absence de haut banc rompait le silence surnaturel.

À l'instant où Casilda s'apprêtait à nouer d'un ruban, la soyeuse chevelure son amie sursauta, lui arrachant la brosse et le ruban des mains. Elle se baissa pour les ramasser.

— Là ! s'écria Larissa d'une voix étranglée.

Fendre des brumes surréelles l'avait plus inquiétée qu'elle aurait voulu l'admettre. Même la danse n'avait pas soulagé sa tension : son imagination vivace l'avait torturée. Une terre étant en vue, le pari fou de son oncle s'avérait payant.

Les brumes s'effilochaient, dévoilant un terrain vallonné. L'air devint glacé ; Casilda frissonna.

Brutale, une corne de brume déchira l'air. Le timonier sonna encore à deux reprises. Horrifiées, les jeunes femmes se regardèrent. Un danger menaçait La Demoiselle du Musarde.

Avec un frémissement de mauvais aloi, la « colline » s'ébroua et avança dans leur direction.

Presque folle de terreur, Casilda hurla :

— Un Kraken !

Les hommes d'équipage se ruèrent sur leurs lances. Larissa tenta en vain d'éloigner du bastingage son amie presque hystérique.

— Regarde ça ! On dirait une montagne tellement c'est gigantesque !

La danseuse l'attrapa par la taille, tirant de toutes ses forces. En pure perte. Casilda était fascinée par le spectacle.

— Ramenez-moi ! hurla l'infortuné sondeur. Je vous en supplie !

Le monstrueux animal était presque sur lui. Il y eut un jaillissement d'eau, suivi d'un long silence.

Un tentacule gris surgit. Se tordant comme une limace géante, il se referma sur une chaise, qu'il broya. Le hurlement perçant de Casilda rappela à sa compagne ses vocalises les plus hautes. Larissa lui agrippa les poignets et parvint enfin à l'arracher du bastingage.

Elles coururent se réfugier au cœur du navire, dans le théâtre. Mais le Kraken se refusait à laisser filer de si tendres morceaux. Un membre visqueux frôla la jambe de la danseuse. Le cœur battant à tout rompre, Larissa bondit avant que le tentacule affirme sa prise. L'eau projetée sur le pont lui fit perdre l'équilibre. Elle se rattrapa à la rampe et dévala les marches, le tentacule sur les talons. S'emparant d'une lance, Larissa le cloua sur place.

Avec un mugissement de douleur, la créature se rétracta. Sans réfléchir, Larissa plongea pour reprendre l'arme qui disparaissait sous ses yeux. Épouvantée, elle ne parvint pas à dégager la pointe de la chair humide et crut être entraînée dans les eaux sombres.

Une poigne puissante la tira en arrière, hors de danger. Elle était entre les mains de son tuteur, fou furieux.

Déterminés à en finir, quatre marins surgirent, lance au poing. Leur peur surmontée, ils jurèrent d'achever le monstre avant longtemps. Dumont poussa la jeune femme dans une salle et referma la porte sur elle.

Le nez collé au hublot, Larissa aurait donné cher pour aider les hommes à lutter. Un tentacule souleva un malheureux dans les airs et le broya avec un craquement sec avant de le projeter contre deux de ses camarades.

Une mince silhouette entra en scène. Sidérée, Larissa haussa ses sourcils blancs. Qu'espérait accomplir Gelaar contre le Kraken ? C'était un simple illusionniste ! Les yeux fermés, il lança un sort.

Dumont siffla des notes claires qui trouèrent la cacophonie de la mêlée. Titanesque, une vague de fond se dressa, menaçant le bateau à vapeur. Le mur liquide s'écrasa sur la créature. Surprise, cette dernière se dissipa dans la brume environnante. Soulagé, l'équipage cria sa joie.

Larissa sortit sur le pont. Encore furieux, Dumont l'agrippa par le bras.

— Par les abysses de la Mer des Douleurs, maudite sois-tu ! jura-t-il. Ne t'ai-je pas dit cent fois ce que tu devais faire en cas de danger ?

— Si, mon oncle, mais je n'ai pas eu le temps de me réfugier sous le pont, et la lance…

— Silence ! Tu as trouvé le temps de mettre Cassiopée hors de danger.

— Casilda…

— Tais-toi !

Amusée, elle baissa les yeux dans un semblant de contrition. Si l'équipage craignait son maître, elle savait que Dumont ne toucherait pas à un cheveu de sa tête.

— Tu aurais pu être blessée, reprit-il d'un ton adouci. Je ne l'aurais pas supporté, tu le sais. La prochaine fois, cours au théâtre et laisse faire les marins. Entendu ?

— Oui, capitaine. Désolée, capitaine.

Il glissa une main hâlée sous son menton pour lui relever la tête.

— De plus, qui jouerait le rôle de la Dame de la Mer s'il t'arrivait malheur ? Nulle autre que toi ne possède des cheveux couleur d'écume !

Le visage de son tuteur s'éclaira d'un sourire taquin. Elle sourit à son tour, subjuguant l'homme par son incroyable beauté.

Dumont s'ébroua et revint au présent ; le monstre devait préparer une nouvelle attaque. Sans un mot, il se détourna de Larissa et gagna le pont inférieur. Quelques instants plus tard, La Demoiselle s'offrit une nouvelle pointe de vitesse.

Au ravissement de la danseuse, les contours des berges se découpèrent enfin au loin. Le capitaine et son second avaient eu raison.

La rive paraissait plate ; une grande ville se dessinait dans le lointain. Le long d'un quai s'alignaient des dizaines d'embarcations. Cette fois, aucun cri de bienvenue ne salua l'arrivée du magnifique vapeur. Arborant des mines suspicieuses, les pêcheurs se hâtèrent de s'éloigner.

Dépitée par un accueil si froid, Larissa tourna son attention vers l'agglomération. Sa vue lui parut vaguement familière. Intriguée, elle se pencha. Après huit ans passés à bord de La Demoiselle, elle devait sûrement confondre avec les autres ports rencontrés. À l'ouest, une forêt verdoyante dominait le paysage. Les arbres, immenses, gagnaient du terrain sur les marécages. Évoquant de vieux genoux cagneux, leurs racines tortueuses affleuraient à la surface des eaux couleur thé. Semblable à une chevelure vert-de-gris, une étrange substance couronnait le faîte des arbres.

Larissa fronça les sourcils. Comment des caractéristiques si bizarres pouvaient-elles lui être familières ? Elle n'aimait guère se rappeler son passé. Les souvenirs affluèrent quand même.

Prise de faiblesse, elle se cramponna à la rambarde. Elle reconnaissait la côte, l'île et la ville. Fuyant dans la cabine de son oncle, plus horrifiée par ce paysage d'aspect anodin que par le monstre affronté tantôt, elle entendit au loin le rythme lancinant des tambours.

Les quartiers du capitaine se trouvaient sous le poste de pilotage. Elle martela la porte des deux poings, consciente de sa détresse enfantine – mais la terreur était plus forte que tout. Elle poussa un cri aigu.

Inquiet, Dumont ouvrit aussitôt.

— Qu'y a-t-il, mon doux cœur ?

La mine cendreuse, elle le regarda, incapable d'articuler un son.

Il la tira à l'intérieur, murmurant des paroles apaisantes.

L'unique cabine spacieuse du vapeur jouissait d'un décor luxueux : une armoire sculptée munie d'un miroir de prix, deux fauteuils, un vaste lit à baldaquin et une table d'acajou ouvragée. Tapisseries, sculptures et objets exotiques de toute provenance ornaient les lieux.

Dumont fit asseoir sa pupille.

— Respire à fond. Quand tu seras plus calme, explique-moi ce qui t'a tant effrayée.

— Je connais cet endroit.

— Vraiment ?

— Je me souviens y avoir été, avec mon père. L'île s'appelle Souragne. C'est là que… mes cheveux ont blanchi. Père m'a dit que j'y avais presque perdu la vie. ( Le regard implorant qu'elle leva vers lui brisa presque le cœur du capitaine. ) J'ai peur, mon oncle. C'est stupide, je sais…

Tendrement, il lui entoura les épaules de ses bras et attira sa tête contre sa poitrine.

— Allons, ma petite, maintenant que ton père n'est plus, je m'occupe de toi. Jamais je ne t'abandonnerai comme il l'a fait. Sois sans crainte. Quiconque te voudra du mal aura affaire à moi !

Elle eut un petit rire nerveux.

— Mes craintes sont idiotes, mais… même si je ne me rappelle de rien, j'ai reconnu l'île. Et ces tambours ! ( Elle frissonna. ) C'est si bizarre.

— Des tambours ? Je n'ai rien entendu.

Elle pâlit.

— J'ai cru entendre… Mon imagination m'aura joué des tours, sans doute. Je ne les entends plus.

— Quelle étrange petite fille tu fais ! Sans la moindre hésitation, tu affrontes un monstre marin, et un îlot perdu au milieu des marécages te met dans tous tes états ! Je te promets que tu n'as rien à craindre. Tu n'es même pas obligée de descendre à terre.

La légère note de condescendance raviva sa fierté mise à rude épreuve. Pour elle, l'estime de Dumont était préférable au plus tendre réconfort.

— Ce ne sera pas nécessaire, reprit-elle d'un ton décidé, se levant. Je vais mieux, merci. Je retourne dans ma cabine.

Il la regarda partir ; ses mouvements dénotaient une grâce et une puissance innocentes. Un sourire ourla ses lèvres.

La frénésie de Larissa venait de lui donner une merveilleuse idée.