CHAPITRE XVI
Graduellement, le jeune corps délié de Larissa s'adapta aux mouvements inhabituels de la danse magique. Les ondulations désordonnées et les bonds sauvages différaient de sa chorégraphie routinière. Elle appréciait cette nouvelle liberté. Certaines figures avaient un sens bien précis. Le reste du temps, Larissa s'abandonnait à ses pulsions.
Les yeux rivés sur un petit feu de camp, la jeune femme se laissait hypnotiser par les langues de chaleur et de lumière.
— Le feu brûle, lui rappela son professeur. Il nettoie, détruit, purifie. Des cendres émergent la renaissance et la chaleur vitale. Je veux que tu attises ces flammèches. Danse les flammes.
Les bras ondoyant de leur propre volonté, Larissa s'anima.
C'était si facile, comparé à l'eau !
Une énergie bouillonnante l'envahit…
Un violent craquement et une brusque sensation de brûlure interrompirent sa transe. Un des vieux cyprès de l'étang venait de s'embraser ! Le feu menaça de se propager. Pétrifiée d'horreur, l'apprentie sorcière ne sut que faire.
La Nymphe réagit promptement. Immergée, elle fit appel à sa propre magie : une vague gigantesque noya le début d'incendie.
Les pieds enracinés dans le terreau, elle remonta sur la berge. Comme soulevée par quelque monstrueuse taupe, une gerbe d'humus recouvrit les braises ardentes.
Le tronc carbonisé fumait encore. C'était l'arbre au travers duquel Larissa avait voyagé.
— Je suis désolée, Nymphe, souffla-t-elle.
La créature sylvestre entoura sa taille d'un bras réconfortant.
— Je sais. Regarde les conséquences de tes actes et tires-en les conclusions qui s'imposent. Puis accepte-les.
Les deux jeunes femmes gardèrent le silence.
Quelques jours plus tôt, Larissa n'aurait rien ressenti pour un cyprès brûlé. Mais celui-ci avait été son ami ; il lui avait fait confiance et l'avait accueillie. Elle connaissait maintenant la place qu'il occupait dans son environnement. Par manque de concentration, elle l'avait détruit.
— Viens, mon enfant. Il est l'heure de manger. Manie le feu pour une mission plus domestique : rôtir le lapin qu'ont rapporté Deniri et Kaedrin.
Larissa s'attela maladroitement à la tâche ; elle n'avait encore jamais eu à préparer de repas. Bientôt, l'animal fut dépecé et embroché.
— Ce fumet est merveilleux ! Y a-t-il à manger pour deux ?
Surprise, la fugitive pivota : auréolé d'un ballet de feux follets, quelqu'un avançait vers elle.
— Willen ! Je suis si heureuse de te revoir !
Elle se jeta à son cou.
Clignotant à toute allure, les lueurs firent une ronde autour du couple.
— C'est ce que je vois, plaisanta-t-il, l'étreignant de toutes ses forces. Le feu follet est-il venu à toi ?
— Oui, et un bois-rapide m'a sauvée, et Longoreilles m'a amenée sur…
— Doucement ! Tu me raconteras en mangeant.
— Bienvenue, Willen, l'accueillit la Nymphe. Restaure-toi et tu sauras tout.
Dans le cercle de lumière, il fut ravi d'entendre que Longoreilles avait accepté Larissa.
— Il se lie difficilement. Être « prudent comme Longoreilles » signifie rechigner à se fier aux gens.
— Comme tu le désirais sans doute, dit la Nymphe, Larissa a bien voulu apprendre la danse magique. Elle se débrouille parfaitement.
— J'ai un très bon professeur.
— Alors…, ajouta Willen, hésitant, tu sais qui je suis ? Tu te souviens de ta première visite en Souragne ?
Elle hocha la tête, intriguée par la tension sous-jacente à ses propos.
— Je n'ai plus peur du marais, si c'est ce que tu veux savoir.
— Tu ne te doutes pas de mon soulagement, Larissa !
Croiser son regard la plongea derechef dans un océan de douceur.
— Et le bateau-théâtre ? coupa la Nymphe.
Le jeune homme se rembrunit.
— Lond brûle les étapes… Il « recrute » à tour de bras.
Larissa frémit malgré la clémence vespérale ; il lui entoura les épaules. Elle leva les yeux vers lui.
— Combien ?
— Presque tout l'équipage… ( Il lui caressa les cheveux. ) En revanche, la troupe, Casilda exceptée, paraît indemne. C'est une question de temps avant qu'un artiste découvre la vérité. Dans la soute des captifs, je me suis aperçu que les mélodies de l'opérette s'entendaient. Il doit y avoir un sortilège à l'œuvre. Lond a l'intelligence d'admettre que seul un être vivant donne toute son âme à la musique. La chose est au-delà des possibilités d'un zombie.
— Alors pourquoi Casilda… ? s'écria la fugitive.
— Elle a dû surprendre quelque chose…
— C'est sûrement ça. Dumont n'en était pas à son coup d'essai. Casilda était la doublure de Liza, qui fut assassinée. Le meurtrier ne fut jamais démasqué. Quel terrible gâchis…
— Comment vont les prisonniers ? demanda la Nymphe.
— Ils vivent un calvaire.
— Et Bouki ?
— Le loah renard et lui sont devenus bons amis. Je crois que, désormais, Epinequeue se battrait contre son propre frère pour le lapin. C'est Longoreilles qui en ferait une mine !
— Combien de temps peux-tu encore donner le change ?
— Je l'ignore. Je les mène en bateau sans éveiller les soupçons de Lond. Mais il n'est pas idiot ; il connaît la région. Si je les retarde trop, il aura bientôt la puce à l'oreille.
— Il a toujours été trop rusé pour son propre bien, soupira la Nymphe. Une semaine ? Deux ?
— Une poignée de jours, au plus.
— Larissa a besoin de plus de temps.
— Ce n'est pas possible.
Abruptement, la Nymphe se leva et leur tourna le dos. Larissa vit ses épaules trembler.
Elle se tourna vers Willen.
— Je suis heureuse de te revoir sain et sauf. J'avais peur qu'on te surveille.
— Pas du tout. Tout le monde me fait confiance. C'est fort pratique !
— Les feux follets t'aiment beaucoup. C'est la première fois que je les revois depuis ma venue sur l'île.
— Ça n'a rien d'étonnant. Je suis un des leurs.
Larissa en resta bouche bée.
— Tu… tu es un feu follet ?
— Tu l'ignorais ?
— Comment l'aurais-je su ?
— Je croyais que la Nymphe… Ne te souviens-tu de rien ? ( Il lui prit la main. ) J'étais le feu follet qui refusa de te quitter quand ton père te ramena, tu te rappelles ? Quand la Nymphe eut besoin d'un volontaire qui se transforme en être humain, j'ai sauté sur l'occasion. Je suis devenu un homme pour toi, Larissa, autant que pour mon peuple.
La jeune femme recula.
— Mais tu n'es pas humain, souffla-t-elle. Pas vraiment…
La joie de Willen s'envola. Un froid glacial l'envahit. Il connut la peur.
— Je suis humain ! Regarde : mes mains ont des engelures ; je dois manger, dormir…
— Et il te suffit de toucher les gens pour lire leurs pensées, objecta-t-elle, croisant les bras en un geste inconscient de protection.
— Larissa !
Accablé par une douleur qu'il n'avait encore jamais éprouvée, le regard noyé de chagrin, il se leva maladroitement et rejoignit la Nymphe.
Larissa ne savait que faire. Elle attisa les braises, surveillant du coin de l'œil les deux créatures qui chuchotaient dans les ombres. La femme-plante serra Willen contre elle comme un enfant.
Larissa s'allongea. Les yeux grands ouverts, elle ne put trouver le sommeil.
La Nymphe vint s'asseoir près d'elle.
— Ne sois pas en colère contre lui, souffla-t-elle. Il s'est métamorphosé par amour pour toi. S'il n'est pas vraiment humain, jamais il ne redeviendra un feu follet. Il n'a rien d'anormal, Larissa. Il n'est pas contre nature. Sois gentille avec lui, au moins. Parle-lui, avant qu'il reparte.
Elle se releva et se fondit dans les ombres.
Quand Willen approcha, Larissa s'assit. Le visage éclairé par l'âtre, ses cheveux avaient l'éclat glacé de la lune. Sans mot dire, le nez levé vers les étoiles, il s'installa près d'elle. Puis il croisa son regard. La douleur qu'elle lut dans le sien lui serra le cœur. Au bout d'un long silence, il prit la parole :
— L'heure est venue de dire la vérité. Il faut parler maintenant, afin de ne rien regretter par la suite.
— Tu as raison. Je suis navrée de ce que je t'ai dit. Tu m'as surprise, voilà tout. J'ignore ce que je ressens au juste.
— N'en parlons plus. Tu as peur. Je comprends.
— Non. Je t'ai blessé. C'était cruel de ma part.
— C'est pardonné.
— À ton tour, reprit-elle, plus gaie, tentant d'alléger l'atmosphère. Qui a décidé de ton apparence ?
— La Nymphe. Elle a voulu créer un parfait passeur : jeune, fort et assez attrayant pour susciter la sympathie, sans rien de trop. Et me voilà !
— Quel âge as-tu ?
— Le corps a environ vingt ans. J'existe depuis plusieurs centaines d'années, je crois. Comment mesurer le passage du temps quand on est un feu follet ? On vit… jusqu'à ce qu'on meure.
— Willen est-il ton vrai nom ?
Il éclata de rire.
— Pas du tout ! Ta question, sur le toit de l'auberge, m'a pris au dépourvu. J'ignorais encore tout de mon humanité et de vos coutumes. J'ai dit la première chose qui m'est venue à l'esprit. C'est de l'argot local, précisa-t-il devant son air déconcerté. Être « willened », veut dire être ensorcelé par les feux follets.
— As-tu un vrai nom ?
— Bien sûr, comme toute chose et tout être.
— Lequel ?
— Je ne peux te le dire.
— Oh. Tu ne veux pas me le confier. Vu la façon dont je me suis conduite, je réagirais de même à ta place.
— Tu ne comprends pas ! Nous n'avons pas de langage verbal. Nous communiquons au moyen des couleurs, de l'intensité lumineuse, et ainsi de suite. Je n'ai aucun moyen de te le faire connaître. ( Soudain, il eut une idée. ) Attends une minute.
Il se rendit à la lisière des bois.
Il revint en compagnie de cinq feux follets.
— Regarde : ils vont te « dire » mon nom.
Les lueurs formèrent un cercle aérien puis s'embrasèrent. Des nuances chatoyantes s'animèrent et se fondirent en bouquets de pourpre, de violet, de turquoise et de rose. L'intensité varia, ainsi que l'étendue du phénomène. Puis les créatures s'assombrirent et reprirent leur forme naturelle.
Durant sa jeune existence, Larissa avait eu le privilège de découvrir bien des merveilles à bord du bateau-théâtre. Rien ne surpassait une telle beauté.
Ravi et enthousiaste, Willen retourna près d'elle.
— Je n'avais encore jamais vu ça à travers des yeux humains. C'est joli, non ? Ça t'a plu ?
Les yeux écarquillés, livrée à une joie presque douloureuse, elle leva la tête vers lui : il se méprenait visiblement sur ce qu'elle ressentait ! Elle lui prit les mains avec un cri mal réprimé, certaine de communier ainsi avec lui sans malentendu possible.
— Alors… tu as aimé, souffla-t-il, rassuré.
Elle eut un petit rire étranglé.
— Willen, je… j'ai beaucoup aimé.
Émue, elle soutint son regard. Il lui serrait douloureusement les mains ; elle ne broncha pas.
— Larissa… Je ne comprends pas vraiment les humains…
Elle interprétait mieux que lui leur émoi. Elle se souvint de sa désastreuse euphorie, plus tôt, qui avait coûté la vie à un vieux cyprès. La même exultation féroce s'empara d'elle. Fiévreuse, elle s'agrippa à lui.
— Larissa, chuchota-t-il, tu es si belle…
— Toi aussi, souffla-t-elle d'une voix étranglée. Ta solidité, ton nom, ta vision des choses, ton âme… ( Sa vue se brouilla soudain. ) Oh, Willen, je pleure !
Il la prit dans ses bras, voulant la réconforter. Ayant d'autres idées en tête, elle chercha sa bouche. Le chagrin réprimé pendant huit longues années se mua en passion. Déconcerté, Willen laissa son corps d'homme le guider, après que son cœur de feu follet lui eut montré la voie.
Il lui rendit son baiser avec la même ardeur.
*
* *
Dans sa cabine, le capitaine Dumont s'efforçait de maîtriser le tremblement de ses mains. Le regard vide du zombie ne le condamnait pas, pas plus qu'il ne l'approuvait.
Sa fulgurante déchéance le poussait à rechercher la présence de son ami mort. Les mots jaillissaient de sa bouche comme une hémorragie :
— Tout allait si bien. Tu te souviens, n'est-ce pas ? ( Il compta sur ses doigts : ) J'avais l'argent, le renom, l'influence, et ma merveilleuse collection. Et Larissa, la belle et douce enfant… Puis, il a fallu que j'entraîne ma Demoiselle dans ce cloaque… Et j'ai perdu mon équipage, ma Larissa… Que me restera-t-il quand on sortira de là ? Dis quelque chose, espèce de salaud !
Jurant, il lança un verre vide à la tête du mort-vivant, qui ne broncha pas.
Dumont but une nouvelle gorgée de whisky.
— Oh, mon vieil ami, murmura-t-il. Comment ai-je pu te faire pareille chose ?
Impulsivement, il lui prit la main. Blanche, glacée et souple, la chair pourrissait à petit feu.
On frappa.
Lentement, le zombie alla ouvrir.
Yelusa souriait sur le seuil.
— Au rapport, bredouilla le capitaine.
Triomphante, elle tendit ses mains menottées.
— Ôtez-les comme vous l'avez promis. J'ai votre information.