CHAPITRE VIII

—  allez-vous ?

— Dans les marais, répéta Dumont dont la patience s'émoussait rapidement. Êtes-vous familier des canaux ?

Le candidat au poste de timonier secoua la tête.

— Désolé, capitaine. J'aimerais être du voyage, mais pas question de m'en approcher ! L'endroit est malsain à plus d'un titre. Personne ne vous l'a dit ? C'est le territoire du Seigneur des Morts !

C'était la quatorzième fois dans la matinée que Dumont recevait pareil conseil ; il dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas étrangler l'idiot.

— On me l'a dit. Si vous ne voulez pas signer, vous êtes libre de partir.

Vu le courroux de l'officier, l'homme jugea préférable de ne rien ajouter ; avec un salut maladroit, il s'empressa de quitter la passerelle.

Après le triomphe de la veille, Dumont avait cru utile d'engager de nouveaux matelots. C'était compter sans la terreur que nourrissaient les autochtones vis-à-vis des marais.

— Ils déguerpissent plus vite que devant une meute de loups d'Arkandale, grommela-t-il.

— Il ne faut pas s'inquiéter. Il y aura bien un ou deux désespérés pour tenter le coup, marmonna Yeux-de-Dragon, tout à sa sculpture.

La brise jouait avec ses cheveux argentés. Sous ses airs absents, ses yeux aux pupilles dorées ne perdaient rien de ce qui se passait.

Contrairement à la mise décontractée de son second, Dumont était en grande tenue. Les boutons et les galons dorés de l'uniforme bleu brillaient au soleil. Il étudiait les candidats plus ouvertement que son ami. Le suivant se présenta.

Il parut familier à Dumont.

— Est-ce qu'on se connaît, mon garçon ?

— Non, capitaine.

— Ton nom ?

— Willen.

— Occupation présente ?

— Aucune.

— Résidence ?

— Les marais, jusqu'à trois ou quatre jours plus tôt.

Dumont releva la tête du parchemin où il notait consciencieusement les réponses. Sarcastique, il remarqua :

— Il faut que j'entende tes explications, mon garçon.

Ce dernier eut un sourire désarmant.

— Eh bien, capitaine, j'ai grandi dans les marais. Ma mère, une ermite, m'y a emmené à la naissance.

Sans quitter le nouveau venu des yeux, Dumont remarqua que l'hybride avait cessé de tailler son bout de bois. C'était un signe certain d'intérêt.

— Quelles sont tes qualifications ? As-tu déjà navigué ?

— Eh bien… à la vérité, non, monsieur. À moins que vous ne preniez en compte le canotage. Nous appelons « canots » des pirogues. Je peux en fabriquer avec des bûches de cyprès. Je connais très bien la région, naturellement. Aucun canal, aucun courant ne m'est étranger. Je n'ignore pas les dangers qui guettent les voyageurs. Les autres ont peur des marécages. Ils se contentent de superstitions et ne veulent rien savoir de plus. Demandez-leur ; nul ne voudra s'y aventurer pour vous. Si vous voulez tenter votre chance, vous ne trouverez personne de plus qualifié que moi.

Le jeune homme parlait sans la moindre fanfaronnade. Dumont décida de lui accorder sa confiance.

Jusque-là, la découverte de Brynn constituait l'unique intérêt de Souragne. Malgré la merveilleuse corruption de certains quartiers, le port n'avait rien d'extraordinaire. La sorcellerie y avait rarement cours.

Traverser les marais sans guide serait de la folie furieuse. Il fallait absolument un nouveau timonier. Après s'être copieusement soûlé sa vie durant, Beau Jack n'avait rien trouvé de mieux que de se faire embrocher, avant de réapparaître en zombie. Le jeune enthousiaste semblait un don du ciel.

Le capitaine entoura son nom d'un trait ferme et définitif.

— Où pourrai-je te joindre, Will ?

Il modifia volontairement son nom, pour étouffer dans l'œuf toute velléité d'arrogance.

— Ici et là ; je ne serai pas loin. Si vous le désirez, vous me retrouverez facilement.

— Très bien. Nous en reparlerons.

— Merci, capitaine Dumont ! dit-il avec un grand sourire.

Willen partit en sifflotant.

Dumont vit sourire son taciturne ami.

— J'aime cet homme, capitaine. L'engager ne sera pas une mauvaise chose.

Il retourna à son bâton.

Voilà qui était curieux. À part Dumont, le demi-elfe détestait à peu près tout le monde.

Plus tard, le capitaine se souviendrait de cet étrange commentaire, pour le moins inattendu…

*
* *

— Comment cela, nous allons traverser les marais ? protesta Lond.

Quelques heures après les entretiens d'embauche, tandis qu'on jouait Le Plaisir du Pirate au cœur de La Demoiselle, le mage discutait avec le capitaine dans ses quartiers. Parfois, des envolées musicales leur parvenaient. Les douces mélodies contrastaient vivement avec le drame qui se jouait dans la cabine.

Dumont luttait contre la colère. Les deux morts flanquant le nécromancien ne l'intimidaient en rien.

— Je vous l'ai dit. Vous voulez quitter Souragne ? Fort bien. Vous avez gagné votre droit de passage, mais La Demoiselle du Musarde traversera les marécages. L'unique trouvaille digne d'intérêt en provient ; j'en veux davantage. Je vous ai expliqué le fonctionnement du navire et ce qui en fait sa valeur. Mon but est de le rendre légendaire.

— Si vous naviguez dans ces ténèbres, vous êtes sûr de devenir une légende ! 

— Qu'est-ce qui vous terrifie tous à ce point ? ( Lond détourna le regard. ) La première fois, vous avez prétendu savoir ce qui s'y terrait. Parlez !

Après un moment de tension, le sorcier éclata de rire.

— La Mort, capitaine ! Elle réside dans les marais, ainsi que dans votre merveilleux bâtiment.

Il effleura d'une main presque câline la joue de Brynn, le triomphe du thaumaturge aux yeux de Dumont. Lors de ses excursions, il avait croisé moult zombies. Quand on voyageait beaucoup, on tombait sur bien des horreurs. Or il bourlinguait depuis vingt ans. Si la réapparition de Beau Jack l'avait salement secoué, elle ne l'avait pas horrifié outre mesure.

Brynn était un autre problème. On aurait pu le prendre pour un être vivant. Dumont avait inventé une histoire pour expliquer sa mauvaise odeur et son air absent : le malheureux avait contracté une fièvre des marais. Personne n'avait nourri le moindre doute. Lond avait promis de lui fournir beaucoup d'autres marins du même acabit : le genre à ne jamais manger ni se plaindre.

— Je ne manque pas d'ambitions non plus, capitaine, dit Lond. Je comprends vos désirs. Mais le sage admet volontiers que la prudence est mère de la sûreté. Vous avez déjà les feux follets, une pièce unique. Ne vous suffisent-ils pas ?

— C'est ainsi qu'on les nomme ?

Lond se crispa.

— Vous ne pensez pas sérieusement à naviguer dans des canaux aussi étroits avec votre immense navire ?

Serein, Dumont bourra sa pipe.

— C'est précisément ce que je compte faire.

— Beau Jack n'est pas en état de piloter.

À la vue du zombie, le capitaine eut un rire dur.

— C'est certain. J'ai engagé aujourd'hui un jeune homme originaire des marais. Il nous les fera traverser en toute sécurité.

En réalité, il n'avait pas encore pris sa décision. La réticence de Lond aiguisait son appétit. Il serait idiot de ne pas s'en remettre au seul volontaire compétent.

— Vous ne me laissez pas le choix. Je suis obligé de vous suivre où que vous alliez.

Avec Brynn et Beau Jack, il sortit sans rien ajouter. Dumont aéra la pièce. Puis il se rendit à l'amphithéâtre pour savourer les dernières scènes. Il souhaita presque rester à Port d'Elhour. Après le final, il pria la troupe de lui accorder son attention tandis que les clients montaient se rafraîchir.

Larissa se méfiait ; Casilda était enthousiaste.

— Nous allons peut-être jeter l'ancre un bon moment, souffla-t-elle à son amie. Le public est heureux et nous aussi !

— Je le voudrais bien, mais j'en doute, répondit la danseuse à voix basse. Mon oncle déteste s'enraciner.

Sans un regard pour les autres, Brynn passa près d'elles. Larissa frissonna. Si elle n'avait jamais apprécié l'homme au regard glacial et à l'agressivité à peine réprimée, la maladie avait encore aggravé les choses. À sa pâleur, on eût dit que la fièvre des marais l'avait vidé de toute énergie. Sale, la démarche assurée, il était plus taciturne que jamais. Son regard vide décontenançait la jeune femme. Casilda aussi éprouvait un malaise à son contact.

— Il me donne la chair de poule, chuchota-t-elle.

Sur scène, Dumont s'adressa aux artistes et à ses hommes :

— Mesdames, messieurs, je sais que vous appréciez tous notre séjour à Port d'Elhour, mais le public potentiel est trop petit pour que nous puissions rester. Nous repartons d'ici quelques jours.

L'humeur de l'assistance s'en ressentit.

— On retourne dans les marais, lança quelqu'un, morose.

— Oui, et nous nous en sommes bien tirés la première fois, n'est-ce pas ? Avant de quitter Souragne, j'aimerais explorer l'autre côté de l'île. Nous traverserons le bayou…

Des murmures parcoururent la salle. Personne n'était pressé d'y aller.

Les yeux grands ouverts, Larissa blêmit.

De la mousse coulant le long des arbres… Des serpents lovés autour des cyprès tourmentés… Des eaux sombres que seules les créatures des profondeurs troublent parfois… Des lueurs dansantes qui l'appelaient… 

Irritée, elle chassa ces visions.

— Quelqu'un nous y conduira en toute sécurité, continua le capitaine, ignorant les réactions. Will, approche. J'aimerais te présenter.

Willen le rejoignit. Il eut un grand sourire en apercevant Larissa.

Il lui fit un clin d'œil.

— Quel bel homme, souffla Casilda, même s'il ne manque pas d'audace. Tu as vu cette œillade ?

Rougissante, sa compagne hocha la tête.

Elle ne s'attendait pas à le revoir. Était-ce pur hasard, vraiment ? Était-il beau ? Sans doute, d'autant que son regard marron brillait d'un éclat particulier sous les feux de la rampe. Il menaçait de déranger sa confortable routine des huit dernières années. En sus de l'étrange attirance qu'il exerçait sur elle, la danseuse éprouva une émotion fort claire : la joie de le revoir.

Elle se ressaisit. Pourquoi Dumont présentait-il ce nouveau membre d'équipage ? Le fait était sans précédent. Il proscrivait la fraternisation. Haussant un sourcil blanc, elle le vit mener des discussions animées avec tout le monde, de Gelaar jusqu'à Sardan.

Après avoir ajusté ses belles boucles de jais d'une main languide, Casilda alla le saluer à son tour. Larissa s'en abstint. Apprendre que Willen et elle s'étaient déjà rencontrés, et surtout dans quelles circonstances, ne plairait guère à son tuteur.

— Voici Yeux-de-Dragon.

Le demi-elfe hésita à serrer la grande main que lui tendait Willen. Quand il le fit, un lent sourire éclaira ses traits accentués.

— Bienvenue à bord.

À son accent, il semblait sincère.

Le nouveau timonier fixa sans vergogne la caractéristique qui avait valu son surnom au second.

— Vos pupilles sont fendues, comme celles d'un serpent ! C'est extraordinaire ! Comment cela se fait-il ?

Larissa frémit. Pour sa part, elle préférait songer aux chats. Les félidés étaient plus agréables que les reptiles.

Le silence se fit. Le bras droit du capitaine était presque autant craint que lui. Personne n'osait poser la question. Même Dumont guetta la réaction de son unique ami.

Qui sourit.

— Ma mère a toujours dit que mon géniteur était un serpent. Bien sûr, on le traitait de monstre derrière son dos, mais jamais devant elle. Il est heureux que j'aie hérité de la dentition maternelle. Mastiquer avec des crocs venimeux n'a sûrement rien d'aisé.

Profondément soulagé, tout le monde éclata de rire. À l'exception de Willen, qui lui serra une dernière fois la main, avec un air d'immense compassion. Seuls Yeux-de-Dragon et Larissa le remarquèrent. L'ombre d'une douleur secrète flotta sur les traits du demi-elfe avant que le masque impavide se remette en place.

— Yeux-de-Dragon, j'emmène Will en bas pour lui apprendre comment s'occuper des réserves.

— Êtes-vous sûr, capitaine ?

Dumont fronça les sourcils. S'il n'appréciait pas qu'on discute ses ordres, il aimait encore moins qu'on s'y risque devant témoins ; son ami ne faisait pas exception.

— Naturellement ! Préviens Jahedrin que je veux qu'on instruise Will. Il est assez costaud pour manœuvrer la barre. Vous autres, montez sur le pont principal. Les clients attendent.

Quelqu'un attrapa Larissa par le bras.

— Mademoiselle Crinière de Neige, dit Willen, je tenais à vous dire combien j'étais ravi et honoré de vous rencontrer après votre merveilleuse prestation.

Devant sa sincérité, son affabilité et sa judicieuse discrétion, Larissa fut submergée par un sentiment de soulagement.

— Merci, répondit-elle sur le même ton. Bienvenue à bord de La Demoiselle, Will…

Après un sourire poli à Dumont, elle partit.

— De tous mes trésors, dit le capitaine à sa nouvelle recrue, elle est le plus merveilleux. La trouves-tu belle, Will ?

— Qui dirait le contraire, monsieur ?

— La réponse parfaite par excellence. Flatteuse et prudente à la fois. Je te dirai ce que je serine à tous : laisse tes mains chez toi, si tu veux les garder. Mais revenons-en à nos moutons. La Demoiselle est un bateau-théâtre. Notre objectif est de divertir. Mieux nous réussissons, plus de profit nous en tirons. L'équation est très simple. Gelaar est responsable des effets les plus spectaculaires. Mais notre succès ne se limite pas à son talent, loin de là.

Il se dirigea vers une porte secrète. La peinture la rendait impossible à distinguer du mur. Dumont sortit un imposant trousseau de clefs et choisit la bonne. Insérée dans la serrure, elle brilla faiblement quand il siffla une série de notes. La porte camouflée s'ouvrit sur une volée de marches plongées dans la pénombre. La clef phosphorescente éclaira leur passage jusqu'à un entrepôt : boîtes, caisses, ustensiles, matériaux, chaises, équipement, sacs de farine et autres s'y entassaient.

— Nos escales sont parfois fort espacées, commenta Dumont. Je déteste être pris au dépourvu. C'est notre principale aire de stockage. Dans l'autre pièce, nous gardons le bétail.

Il entra le premier, grâce à la clef magique.

Brutalement, Willen se retrouva face contre terre, un pied plaqué sur la nuque.

— Tu vas te relever lentement, mon gars, et regarder autour de toi. Si ta réaction me déplaît, tu ne quitteras pas l'endroit vivant.

Raoul ôta son pied. Osant à peine respirer, Willen s'assit doucement. Puis il leva les yeux.

De même taille que la première, la pièce abritait de nombreuses niches, de la paille sale, deux veaux, des poulets, quelques moutons et des cochons, tous amorphes.

Mais si La Demoiselle était d'évidence un bateau-théâtre, c'était aussi un négrier.

Enchaînée au mur, il vit une naine en haillons qui avait sans doute été belle autrefois ; à présent émaciée, crottée, seule la peur brillait dans ses grands yeux ronds.

De la taille d'un veau, un renard géant se tassait dans un coin. Enchaîné et harnaché, lui aussi fixait le nouveau venu, un sourd grondement au museau.

Suspendue au plafond, une cage dorée renfermait un corbeau recroquevillé. Retenu par un collier de cuir, un chat noir s'absorbait dans sa toilette. Sa chaîne trop courte l'empêchait de bondir sur le volatile noir. Un instant, le félin daigna lever la tête vers les deux hommes ; il darda un regard haineux sur eux.

Puis il se métamorphosa sous leurs yeux. Une aura bleutée courut le long de sa queue, gagnant son corps. Ses canines s'allongèrent, ses oreilles s'aplatirent. Son feulement éveilla un reptile semblable à un dragon miniature. Reclus dans une cage, il tourna sa tête rouge aux yeux dorés en direction des intrus.

— Tu as sous les yeux ma collection. Ces êtres contribuent à la grandeur de mon œuvre. Ils viennent du monde entier. Laisse-moi te les présenter. Cette jolie brune… ( il s'agenouilla près de la naine )… est une chouette de Falkovnie. Quand je l'y autorise, elle se transforme la nuit et part explorer la région. N'est-ce pas, Yelusa, ma chérie ?

Possessif, il lui caressa les cheveux. Les yeux baissés, elle n'opposa aucune résistance.

— Originaire de Richemulot, le renard peut courir à une vitesse incroyable. En cas de retraite précipitée, je fais appel à sa force. Tu as faim, Epinequeue ? Il jeûne depuis deux jours, le pauvre… Il ne coopère plus assez. Tu adorerais croquer un poulet, pas vrai ?

Epinequeue découvrit ses crocs.

— Espèce de salaud ! gronda la bête. Je planterais volontiers mes canines dans ta sale carcasse, si tu n'étais pas pourri à m'en faire vomir !

Le capitaine éclata de rire.

— Le corbeau, poursuivit-il, vient de Barovie. Il connaît l'histoire de nos régions mieux que quiconque. Il ne s'aviserait pas de me mentir, n'est-ce pas, Skreesha ? ( L'oiseau battit du bec ; aucun son ne sortit de sa gorge. ) La cage le rend silencieux. Ses lumières sont réservées à mes oreilles.

« Quant aux chats-couleur, ils sont rarissimes. On n'en trouve qu'à G'Henna. Leur fourrure est utile à l'art de Gelaar. Le pseudo-dragon que j'ai capturé au Mordent se réveille de temps à autre… quand il ne supporte plus la douleur.

« Alors Will…, qu'en dis-tu ? Impressionné ? »

— Impressionné ? Ce n'est guère le terme qui convient. ( Il tendit la main ; Dumont l'aida à se relever. ) Votre œuvre est vraiment étonnante, capitaine. Je vois que vous avez découvert les feux follets.

— Que sais-tu d'eux ?

— Beaucoup de choses, sourit-il. Auriez-vous oublié que j'ai passé ma vie dans les marais ? Ils se nourrissent de bons sentiments. C'est parfait pour votre entreprise.

Dumont eut un sourire carnassier. Il ne s'était pas trompé en prenant Willen à bord. Il n'aurait pu mieux réagir.

— Existe-t-il d'autres créatures intéressantes ?

— Des centaines… Je peux vous mener à elles.

— Will, un peu plus et tu me ferais croire en la providence.

— Elle rôde aussi dans les marais.

Dumont rit à gorge déployée.

*
* *

Une heure plus tard, Willen prit congé de son employeur et se retira. Anéanti, il s'enferma à double tour. Abandonnant ses boucliers mentaux, il fut envahi par des vagues d'émotions brutes. La douleur le fit sangloter. Dans la soute, la souffrance des prisonniers l'avait heurté de plein fouet. Certains étaient enchaînés depuis des années. Leurs maux, leur angoisse, leur désespoir, leur haine… Il avait tout ressenti.

Quand il parvint à se calmer, il se rafraîchit et récupéra des forces.

Puis il se rendit sur le pont principal. Les spectateurs étaient partis ; hormis la vigie et deux gardes, tous s'étaient retirés pour la nuit. Adoptant une pose nonchalante contre le bastingage, il fit mine de s'absorber dans la contemplation des reflets sur l'eau des rayons de lune.

Sitôt qu'ils sentirent sa présence, les feux follets, retenus par des chaînes magiques, brillèrent plus intensément. Étincelant d'une myriade de couleurs chatoyantes, ils dansèrent aussi près que possible de Willen. Il ravala ses larmes. Par chance, il était seul.

Il tendit vers eux une de ses grandes mains. Une lueur embrasa l'anneau qu'il portait au majeur. La glace qui lui meurtrissait la poitrine fondit doucement sous la chaleur et le bien-être.

— Oh, mes frères, murmura-t-il, j'ai tant de peine.