CHAPITRE X

La cale aux prisonniers se situait sous l'amphithéâtre. Willen entendit filtrer des chants en s'y rendant.

Son plaisir feint, à la découverte des malheureux, avait abusé le capitaine. Dumont avait fait passer le mot : le nouveau se chargerait de nourrir les créatures. Il portait un sac de viande fraîche. Tous les détenus étaient carnivores.

Quand il entra et glissa une torche dans l'applique murale, il poussa un cri de douleur.

Il s'était approché trop près de la cage du pseudo-dragon. L'animal n'avait pas raté une si belle occasion de frapper son tortionnaire de la pointe acérée de sa longue queue.

Reculant à bonne distance, le jeune homme s'agenouilla.

Petit dragon, je ne te veux aucun mal. Je viens te libérer. 

La créature sonda ses intentions. Willen n'érigea aucun bouclier mental.

Au bout d'un instant, il passa les doigts à travers les barreaux.

Ma queue est dangereuse ; je suis heureux que mon venin ne t'ait pas affecté. 

— Tu l'as convaincu, dit le renard. Mais je ne suis pas si crédule.

— Ni moi, dit une autre voix, mélancolique. Je ne fais plus confiance à personne.

Pivotant, Willen écarquilla les yeux, horrifié.

— Bouki ! 

Il se précipita près du lapin. Il avait les quatre pattes enchaînées. On lui avait passé un nœud coulant autour du cou pour le forcer à rester assis. S'il se levait, il courait le risque de s'étrangler.

— Qui es-tu ? demanda-t-il, terrifié.

— Oh… Tu ne me reconnais pas sous cette forme. La Nymphe m'envoie.

— Tu es venu nous sauver ! ( Les autres se raidirent, n'osant encore espérer. ) Dépêche-toi avant qu'Epinequeue ne fasse qu'une bouchée de moi, ajouta-t-il, nerveux.

Willen adressa un regard désapprobateur au coupable, qui haussa les épaules.

— Qu'y puis-je ? se défendit-il. Je suis un renard, pas un lapin.

 Ce lapin pourrait te dévorer, s'il le voulait. Quelle sorte de créature es-tu ?

Maître Goupil se dressa fièrement sur ses pattes.

— Mon nom est Epinequeue ; je suis le loah des renards.

Willen s'inclina avec respect.

Un loah était un esprit animal, un héros magique pour son peuple. Les loahs étaient étroitement liés à leur terre d'élection. Arracher Epinequeue à Richemulot avait affaibli ses pouvoirs naturels en lui occasionnant de vives douleurs.

— Alors mon ami Bouki est ton égal.

— Ça, un héros ? s'exclama le renard, dégoûté.

— Il est fort, même si son intelligence laisse à désirer, sourit Willen. Je croyais les renards rusés. Comment Dumont t'a-t-il attrapé, mon bon Epinequeue ?

— Touché, mon ami. Me voilà remis à ma place !

— Quel est ton plan ? coupa Yelusa. Si du moins, tu dis vrai.

Recroquevillée contre un mur, la créature diaphane avait les yeux enfoncés dans leurs orbites.

Le corbeau et la chouette-garou éveillaient particulièrement la pitié du jeune homme. Les êtres aviaires souffraient doublement de l'incarcération.

— Ma dame, je suis un espion. Tous me font confiance. Je ne leur veux pas de mal, mais je veux aussi mettre un terme à votre misère.

Il distribua les rations, qui furent prestement englouties.

— Vous nourrit-on régulièrement ?

— Une fois tous les trois jours, répondit Yelusa entre deux bouchées. Dumont ne tient pas à nous choyer.

Le pseudo-dragon envoya une vision mentale à Willen : leur bourreau, soumis à une myriade de tortures. Le jeune homme sourit. Le petit reptile n'avait pas encore perdu toute combativité !

— Avez-vous tenté de vous évader ?

— Sans aide, c'est impossible, répondit Epinequeue. J'ai voulu plusieurs fois prévenir mon peuple, mais Dumont intercepte mes appels. Je pense que nos harnais jouent un rôle de boucliers anti-magie. Ici, nous sommes dépossédés de nos pouvoirs.

Willen se tourna vers Yelusa :

— Dumont t'envoie parfois en éclaireur, la nuit. Qu'est-ce qui te retient ?

— Il détient mon plumage. Quand je le revêts, je me transforme en chouette. Il garde une de mes plumes, ce qui m'oblige à revenir sans cesse. Ainsi, je suis libre sans l'être. C'est pire encore.

Elle ôta brutalement sa main quand il l'effleura, plein de compassion. Il n'osa pas s'attarder davantage.

— Je reviendrai le plus vite possible, promit-il. Courage, Bouki ! Je vous délivrerai tous. Vous avez ma parole.

*
* *

Trois jours passèrent avant que Dumont déclare Casilda tirée d'affaire. Larissa rendit visite à son amie alitée. Elle la trouva pâle, le regard vide, apathique.

— Comment te sens-tu ?

— Je vais bien, merci, répondit la convalescente d'une voix atone.

Son immobilité était frappante. Elle d'ordinaire si vive ! La danseuse chercha à remplir le silence de bavardages anodins.

— Ta doublure a bien chanté, mais elle ne pouvait faire autant justice que toi à ton magnifique costume ! Personne ne le porte aussi bien.

Casilda la regarda sans sourire. Malgré ce manque de réaction, Larissa poursuivit :

— Quel dommage que nous partions déjà demain… Traverser les marais ne me plaît guère. Il y a trop de moustiques et de serpents à mon goût.

Casilda ne dit rien.

— Chanteras-tu ce soir ?

— Oui.

— Je ferais mieux de te laisser t'habiller en ce cas.

— Oui.

Larissa s'attarda sur le pont principal ensoleillé avant de regagner sa cabine. À la barre, elle aperçut Jahedrin en compagnie de Willen, son élève. Elle parvint à croiser le regard de ce dernier, laissant paraître son inquiétude. Sans accuser la moindre émotion, Willen lui fit un signe presque imperceptible. Il y avait anguille sous roche.

Lors de l'ultime représentation à Port d'Elhour, Casilda s'acquitta convenablement de son rôle, mais quelque chose manquait. En coulisse, la danseuse l'observa attentivement. Sa diction et son tempo étaient irréprochables. Quand Casilda arriva au morceau final, la tension de Larissa atteignit son paroxysme.

Rose s'agenouilla près de Florian, « mort ». L'héroïne chanta le dernier couplet :

Comme un rêve au matin
Comme l'été exténué, il se meurt !
 

Casilda réussit parfaitement la vocalise, d'une voix pure et… sans âme. Le public applaudit spontanément.

Une terreur indicible fit frémir Larissa. La dernière note, trop haute, n'était pas au registre de la belle soprano. Comment avait-elle pu vaincre sa peur de l'échec ? Il fallait qu'elle voit Willen ! Inspirant profondément, Larissa se rua sur la scène.

Ensuite, elle se changea et monta sur le pont principal bavarder avec les clients, comme de coutume. Mais Dumont la prit à part.

— Ma chère, tu m'évites depuis quelque temps, lui reprocha-t-il amicalement.

— Je suis heureuse que Casilda ait pu chanter ce soir.

— Moi aussi. Cependant, oublions les autres un instant.

Gênée, elle prétendit s'absorber dans la contemplation du fleuve, par-dessus le bastingage. C'était une claire nuit d'été. La lune était pleine. Éternelles, patientes, les brumes ondoyaient.

— Nous étions si proches, toi et moi, murmura-t-il. ( Il passa la main le long de son dos, caressant le soyeux de sa chevelure. ) Nous pourrions le redevenir. Il te reste tant de plaisirs à goûter…

Courroucée, elle se dégagea.

— Mon oncle, arrête ! Il n'y aura jamais rien entre nous.

Esclavagiste ! cria son âme ulcérée. Traître ! 

Mais elle se garda de montrer ses sentiments.

— Je ne voudrais pas te troubler, ma chère. J'aimerais tant avoir encore ta confiance…

S'inclinant, il partit. Elle vit la colère qui déformait ses traits avant qu'il se détourne. Malgré son outrage, elle sentit l'appréhension la gagner.

Près de là, Willen avait capté des bribes de la scène. Il suivit Dumont comme son ombre, suggérant mentalement à ceux qu'il croisa de l'oublier. Le lendemain, les gens ne se souviendraient plus du beau jeune homme qui s'était frayé un chemin parmi eux.

Le capitaine se rendit dans la cabine de Lond. La plupart des matelots étaient en permission à terre. Discrètement, Willen épia leur discussion.

— … J'ignore pourquoi ma propre magie est devenue inopérante ! fulmina Dumont. J'ai épuisé toute ma patience avec cette garce ! Je la veux et je n'attendrai pas un instant de plus !

Willen tendit l'oreille pour entendre la voix plus grave du triste sire.

— Cette nuit, c'est hors de question, capitaine. Je regrette, mais vous devrez patienter encore. Vous l'aurez, c'est promis.

Horrifié, le jeune homme s'éclipsa. Souriant pour s'excuser, il interrompit la conversation du maire avec Larissa et l'attira à l'écart.

— J'essayais de…, commença-t-elle.

— Je sais, je suis navré. J'étais très pris par mes obligations. Larissa… vous êtes en danger.

— Vous me l'avez déjà dit.

— Cette fois, Dumont est résolu à passer à l'attaque sans attendre.

— Il veut me tuer ?

— Il a scellé un accord avec Lond. Le sorcier usera de son art pour que vous vous épreniez de votre tuteur.

— En est-il capable ? Après tout, mon oncle aussi est sorcier ! Il aurait déjà essayé, s'il avait voulu.

— Larissa, vous ignorez tout de Lond. À mon avis, même Dumont n'a pas idée de ce qu'il risque en frayant avec pareille engeance. Vous devez fuir !

— Une minute ! S'enfoncer dans les marais ne revient-il pas à tomber de Charybde en Scylla ?

Il secoua la tête.

— Le bayou ne vous fera aucun mal. Du moins, je ne crois pas.

— Me voilà rassurée !

Émue malgré sa remarque sarcastique, elle redoutait depuis longtemps cette incursion devenue inévitable. Willen lui prit la main ; la sérénité chassa ses craintes. Elle vit les marécages à travers ses yeux : la mort guettait les ignorants. Les ombres respiraient le Mal. Mais bien des bêtes innocentes y avaient également élu domicile. La vie et la mort formaient un cycle complet. Elles n'étaient pas conflictuelles.

— Je voudrais tant vous accompagner ! souffla Willen, quand elle revint au présent. Hélas, c'est impossible. Vous êtes courageuse. Il faut que vous y alliez ! Votre vie, votre âme sont en jeu. D'autres innocents dépendent de vous.

— D'accord. Que dois-je faire ?

*
* *

Les spectateurs repartis, les acteurs se retirèrent dans leurs loges. Infatigable veilleur, Brynn vit Dumont sortir de sa cabine et se rendre à la proue.

Dénouant une écharpe blanche de son cou, le capitaine la fit claquer au-dessus de l'eau avant de la remettre en place.

Une mince et belle jeune femme apparut à la surface du fleuve. Sa chevelure d'or collée au front, elle avait des yeux verts débordant de larmes. Ses lèvres – deux boutons de rose –, tremblèrent.

— Bonsoir, Vivendine… Tu t'obstines à vouloir me tromper ?

— Non, capitaine. Loin de moi cette idée !

— Ah, petite menteuse, je t'aime bien, va ! Je t'ai vue avec Caleb la nuit dernière. Tu cherchais à le persuader de me voler l'écharpe. Eh bien, ça n'a pas marché.

Il fit signe au plus jeune matelot d'approcher. Fraîchement créé, le zombie ne se distinguait pas d'un être vivant. La néréide vit son regard vide et comprit. Elle gémit. Dumont siffla une série de notes. L'écharpe fuma.

Vivendine s'arc-bouta sous la souffrance, étouffant un hurlement. L'humain la torturerait davantage si elle criait.

Le feu s'éteignit.

— Voilà qui devrait te ramener à la raison. Je veux traverser les marais. Pars en éclaireur et signale-moi le moindre problème. Tu sais ce qui t'arrivera si tu nous fais échouer.

La néréide disparut sous l'eau.

Entre elle, la chouette-garou et les talents de Willen, le voyage serait une simple promenade.

*
* *

À l'aube, ils appareillèrent. Malgré l'heure matinale, les gens du pays vinrent assister au départ. Accompagné d'un orchestre, le maire Foquelaine prononça un discours de circonstance. Aux mines attristées des jouvencelles, Sardan avait encore brisé bien des cœurs !

À la poupe, l'orgue à vapeur salua Port d'Elhour. Lentement mais sûrement, le navire laissa l'embarcadère dans son sillage.

Larissa adorait naviguer à bord de La Demoiselle : elle savourait le rythme lancinant de la roue à aubes, le doux vrombissement de la coque… À présent, elle connaissait la peur. Le soir même, elle s'échapperait.

Les arbres formaient une voûte naturelle de feuillages et de branches au-dessus du fier bâtiment. Vert-de-gris, le dais moussu des cyprès occulta bientôt le ciel. Des lambeaux de lianes et des rubans végétaux restés accrochés au passage constituaient de piètres guirlandes.

Sur le pont principal, Larissa contemplait l'inlassable ronde des aubes de la roue. Derrière La Demoiselle, elle aurait pu jurer que les végétaux se refermaient sur eux.

Mon imagination me joue des tours ! se morigéna-t-elle. Les arbres ne marchent pas ! 

— Par le ciel, quelle merveilleuse vue ! dit Sardan, sarcastique, surgissant près d'elle.

Il lui tendit un quartier de pomme.

Elle eut une idée.

— En effet, minauda-t-elle, ne le quittant pas des yeux. La vue est splendide !

Elle mordit le fruit à belles dents.

S'il était près d'elle, Lond ou Dumont auraient moins l'occasion de la menacer.

Flatté par sa réaction inattendue, Sardan resta bouche bée. Il se redressa, bombant avantageusement le torse. Ils bavardèrent quelques instants. Elle feignit un vif intérêt, même si elle connaissait déjà tout ce qu'il avait à dire. Pour se distinguer, il désigna un tronc flottant :

— Tu vois ça ? Ça paraît inoffensif, pas vrai ? Eh bien, regarde !

Il jeta le trognon de la pomme par-dessus bord. L'eau s'anima : le « tronc », qui n'était autre qu'un crocodile, happa goulûment le maigre relief.

Presque aussitôt, un tentacule implacable jaillit pour entraîner le saurien vers sa perte. Tout redevint tranquille, comme si le drame n'avait jamais eu lieu.

Larissa jeta un coup d'œil à son compagnon, livide. Il s'agrippait si fort au bastingage que ses phalanges blanchissaient. Conscient de son regard inquisiteur, il dénoua ses doigts crispés.

— À l'avenir, reprit-il avec un flegme admirable, je m'abstiendrai de nourrir les crocodiles.

Pour la jeune femme, rongée par l'angoisse, les heures s'écoulèrent trop vite. Inquiétantes en plein jour, les rives prirent un aspect menaçant à la nuit tombée. Le rythme lancinant des tambours n'arrangeait pas les choses. Cette fois, le volume sonore était beaucoup plus fort. Elle seule semblait entendre leurs battements primitifs.

Prévoyante, la danseuse se força à dîner, restant aussi longtemps que possible en compagnie du ténor. Puis, à contrecœur, elle regagna sa cabine.

Elle ne s'était jamais séparée du collier de racine de Willen. La nuit précédente, il lui avait confié d'autres sachets d'herbes de protection. Suivant ses instructions, elle les avait placés aux quatre coins de sa cabine. Elle s'y sentait désormais plus en sécurité que n'importe où ailleurs. L'élégant vaisseau était devenu une prison.

Elle répandit le contenu d'un sachet sur la cloison de sa cabine. Willen lui avait certifié que rien de maléfique ne franchirait cette ligne.

En empaquetant ses maigres effets, elle retrouva sa mèche blonde, pieusement conservée. Assise sur le lit, elle réfléchit. Dumont lui avait caché beaucoup de choses. Elle n'avait que sa parole au sujet de son père. Que s'était-il vraiment passé ?

On frappa.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle.

— C'est Casilda.

Le soulagement lui coupa un instant les jambes. Elle alla ouvrir.

— Rentre, l'invita-t-elle. Je ne crois pas…

Sa voix mourut.

Elle comprit.

Casilda ne pouvait enjamber la ligne magique. Le visage dénué d'expression, la soprano se heurtait à un mur invisible.

Le spectacle glaça Larissa. En réalité, son amie n'avait jamais été malade.

Après cinq minutes d'acharnement inutile, Casilda se détourna, le regard vide, et partit.

La danseuse bondit pour refermer la porte. Anéantie, elle se ressaisit lentement, attrapa son baluchon et sortit sur la pointe des pieds.

Soudain, les marais lui parurent plus inoffensifs que le bateau-théâtre. Elle ne passerait pas un instant de plus à bord.

Personne n'était en vue. Inspirant profondément, elle se faufila dans la nuit.

Son plan consistait à s'emparer d'une chaloupe. Allongée au fond avec son baluchon, elle entreprit de défaire le nœud qui la solidarisait au bateau. L'humidité avait fait gonfler la corde. Elle s'y cassa les ongles.

Des bruits de pas claquèrent au-dessus de sa tête.

Étouffant un juron, elle redoubla d'efforts. Le nœud se détendit enfin.

On lui saisit le poignet.

Terrifiée, elle leva les yeux vers son tuteur, que la rage défigurait. La jeune femme lutta en vain contre sa poigne implacable. Il la hissa sans peine hors de l'embarcation. Sa frêle constitution ne posait aucun problème à sa force décuplée par la fureur. À tâtons, Larissa parvint à se retenir au cordage de la barque.

Une vive douleur au poignet lui fit lâcher prise. Le courant s'empara de la chaloupe qui partit à la dérive.

Sa chair écrasée lui fit un mal de chien. Elle leva les yeux : souriant sans joie, Yeux-de-Dragon l'avait frappée de la pointe d'un harpon.

L'instant suivant, il gémit à son tour de douleur. Sans lâcher sa pupille, Dumont lui avait flanqué un coup de poing magistral.

— Je ne veux pas qu'on la blesse ! rugit-il. Seigneur, je suis entouré d'incapables !

— Peut-être pas, capitaine.

Serein, Lond fit son apparition. Larissa distingua son regard dur sous l'ombre de sa capuche. Dans sa main luisait une poudre étrange.

Dumont lâcha prise en criant. D'une violente secousse, Larissa se dégagea.

Elle eut à peine le temps de remplir ses poumons d'air avant de s'enfoncer dans les eaux boueuses du fleuve.