XII

 

Ulenspiegel et Lamme vinrent à l’endroit appelé MinneWater, Eau d’Amour, mais les grands docteurs et Wysneusen Savantasses disent que c’est Minre-Water, Eau des Minimes. Ulenspiegel et Lamme s’assirent sur ses bords, voyant passer sous les arbres feuillus jusques sur leurs têtes, comme voûte basse, hommes, femmes, fillettes et garçons se donnant la main, coiffés de fleurs, marchant hanche contre hanche, se regardant dans les yeux tendrement, sans rien voir qu’eux-mêmes en ce monde.

Ulenspiegel, songeant à Nele, les regardait. En sa mélancolique souvenance, il dit :

– Allons boire.

Mais Lamme, n’entendant point Ulenspiegel, regardait aussi les paires d’amoureux.

– Jadis aussi nous passions, ma femme et moi, nous aimant au nez de ceux qui, comme nous, au bord des fossés, s’étendent, sans femme, solitaires.

– Viens boire, disait Ulenspiegel, nous trouverons les Sept au fond d’une pinte.

– Propos de buveur, répondait Lamme ; tu sais que les Sept sont des géants qui ne pourraient tenir debout sous la grande voûte de l’église du Saint-Sauveur.

Ulenspiegel, songeant à Nele tristement, et aussi qu’il trouverait peut-être en quelque hôtellerie bon gîte, bon souper, hôtesse avenante, dit derechef :

– Allons boire !

Mais Lamme n’écoutait point, et disait en regardant la tour de Notre-Dame :

– Madame sainte Marie, patronne des légitimes amours, octroyez-moi de voir encore sa gorge blanche, doux oreiller.

– Viens boire, disait Ulenspiegel, tu la trouveras, la montrant aux buveurs, dans une taverne.

– Oses-tu si mal penser d’elle ? disait Lamme.

– Allons boire, dit Ulenspiegel, elle est baesine quelque part, sans doute.

– Discours de soif, disait Lamme.

Ulenspiegel poursuivit :

– Peut-être tient-elle en réserve pour les pauvres voyageurs un plat de beau bœuf étuvé dont les épices embaument l’air, point trop grasses, tendres, succulentes comme feuilles de roses, et nageant comme poissons de mardi-gras entre le girofle, la muscade, les crêtes de coq, ris-de-veau et autres célestes friandises.

– Méchant ! dit Lamme, tu me veux faire mourir sans doute. Ignores-tu que depuis deux jours nous ne vivons que de pain sec et de petite bière ?

– Discours de faim, répondit Ulenspiegel. Tu pleures d’appétit, viens manger et boire. J’ai un beau demi-florin qui payera les frais de nos ripailles.

Lamme riait. Ils allèrent quérir leur chariot et parcoururent ainsi la ville, cherchant quelle était la meilleure auberge. Mais voyant plusieurs museaux de baes revêches et de baesines peu compatissantes, ils passèrent outre, songeant qu’aigre trogne est mauvaise enseigne à cuisine hospitalière.

Ils arrivèrent au Marché du Samedi et entrèrent en l’hôtellerie nommée De Blauwe Lanteern, la Lanterne Bleue. Là était un baes de bonne mine.

Ils remisèrent leur chariot et firent mettre l’âne à l’écurie, en la compagnie d’un picotin d’avoine. Ils se firent servir à souper mangèrent leur saoûl, dormirent bien, et se levèrent pour manger encore. Lamme, crevant d’aise, disait :

– J’entends en mon estomac musique céleste.

Quand vint le moment de payer, le baes vint à Lamme et lui dit :

– Il me faut dix patards.

– Il les a, lui disait Lamme montrant Ulenspiegel qui répondit :

– Je ne les ai point.

– Et le demi-florin ? dit Lamme.

– Je ne l’ai point, répondit Ulenspiegel.

– C’est bien parier, dit le baes ; je vais vous ôter à tous deux votre pourpoint et votre chemise.

Soudain Lamme, prenant courage de bouteille :

– Et si je veux manger et boire, moi, s’exclama-t-il, manger et boire, oui, boire pour vingt-sept florins et davantage, je le ferai. Penses-tu qu’il n’y ait pas un sou vaillant en cette bedaine ? Vive Dieu ! elle ne fut jusqu’ici nourrie que d’ortolans. Tu n’en portas jamais de semblable sous ta ceinture de cuir graisseux. Car tu as comme un méchant ton suif au collet du pourpoint, et non comme moi trois pouces de lard friand sur la bedaine !

Le baes était tombé en extase de fureur. Bégayant de nature, il voulait parler vite ; plus il se pressait, plus il éternuait comme chien sortant de l’eau. Ulenspiegel lui jetait des boulettes de pain sur le nez. Et Lamme, s’animant davantage, continuait :

– Oui, j’ai de quoi payer ici tes trois poules maigres, tes quatre poulets galeux et ce grand niais de paon qui promène sa queue crottée dans ta basse-cour. Et si ta peau n’était pas plus sèche que celle d’un vieux coq, si tes os ne tombaient pas en poussière, j’aurais encore de quoi te manger, toi, ton valet morveux, ta servante borgne et ton cuisinier, qui, s’il avait la gale, aurait les bras trop courts pour se gratter.

Voyez-vous, poursuivait-il, voyez-vous ce bel oiseau qui, pour un demi-florin, nous veut ôter notre pourpoint et notre chemise ? Dis-moi ce que vaut ta garde-robe, loqueteux outrecuidant, et je t’en donne trois liards.

Mais le baes, entrant de plus en plus en colère, soufflait davantage.

Et Ulenspiegel lui lançait des boulettes sur la physionomie.

Lamme, comme un lion disait :

– Combien crois-tu, maigre trogne, que vaille un bel âne, au museau fin, aux oreilles longues, à la poitrine large, aux jarrets comme du fer ? dix-huit florins pour le moins, est-il vrai, baes marmiteux ? Combien as-tu de vieux clous dans tes coffres pour payer une si belle bête ?

Le baes soufflait davantage, mais il n’osait bouger.

Lamme disait :

– Combien crois-tu que vaille un beau chariot en bois de frêne peint en pourpre, tout garni par-dessus de toile de Courtrai contre le soleil et les averses ? Vingt-quatre florins pour le moins, hein ? Et combien font vingt-quatre florins et dix-huit florins ? Réponds, ladre peu calculateur. Et comme c’est jour de marché, et comme il y a des paysans en ta chétive hôtellerie, je vais les leur vendre tout de suite.

Ce qui fut fait, car tous connaissaient Lamme. Et de fait il eut de son âne et de son chariot quarante-quatre florins et dix patards. Alors, faisant sonner l’or sous le nez du baes, il lui disait :

– Y flaires-tu le fumet des ripailles à venir ?

– Oui, répondait l’hôte. Et il disait tout bas :

– Quand tu vendras ta peau, je l’achèterai un liard pour en faire une amulette contre la prodigalité.

Cependant une mignonne et gentille commère qui se tenait dans la cour obscure était venue souvent regarder Lamme par la fenêtre, et se retirait chaque fois qu’il pouvait voir son joli museau.

Le soir, sur l’escalier, comme il montait sans lumière, trébuchant à cause du vin qu’il avait bu, il sentit une femme qui l’enlaçait, le baisait sur la joue, sur la bouche, voire même sur le nez, goulûment et mouillant sa face de larmes amoureuses, puis le laissa.

Lamme, ensommeillé à cause de la boisson, se coucha, dormit, et le lendemain s’en fut à Gand avec Ulenspiegel.

La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
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