LXXIX

 

En cette année, qui fut la cinquante-huitième du siècle, Katheline entra chez Soetkin, et dit :

« Cette nuit, m’étant ointe de baume, je fus transportée sur la tour de Notre-Dame, et je vis les esprits élémentaires transmettant les prières des hommes aux anges, lesquels, s’envolant vers les hauts cieux, les portaient au trône. Et le ciel était tout parsemé d’étoiles radiantes. Soudain s’éleva d’un bûcher une forme qui me parut noire et monta se placer près de moi sur la tour. Je reconnus Claes tel qu’il était en vie, vêtu de ses habits de charbonnier. – Que fais-tu, me dit-il, sur la tour de Notre-Dame ? – Mais toi, répondis-je, où vas-tu, volant dans les airs comme un oiseau ? – Je vais, dit-il, au jugement ; n’entends-tu point le « clairon de l’ange » ? » Je me trouvais tout près de lui et sentis que son corps d’esprit n’était pas dur comme le corps des vivants ; mais si subtil qu’en avançant contre lui, j’y entrais comme dans une vapeur chaude. À mes pieds, par tout le pays de Flandre, brillaient quelques lumières, et je me dis : « Ceux qui se lèvent tôt et travaillent tard sont les bénis de Dieu. »

« Et toujours j’entendais dans la nuit le clairon de l’ange. Et je vis alors une autre ombre qui montait, venant d’Espagne ; celle-là était vieille et décrépite, avait le menton en pantoufle et de la confiture de coing aux lèvres. Elle portait sur le dos un manteau de velours cramoisi doublé d’hermine, sur la tête une couronne impériale, dans l’une de ses mains un anchois qu’elle grignotait et dans l’autre un hanap plein de bière. »

Elle vint, par fatigue sans doute, s’asseoir sur la tour de Notre-Dame. M’agenouillant, je lui dis : « Majesté couronnée, je vous vénère, mais je ne vous connais point. D’où venez-vous et que faites-vous au monde ? – Je viens, dit-elle, de Saint-Juste en Estramadoure, et je fus l’empereur Charles-Quint. – Mais, dis-je, où allez-vous présentement par cette froide nuit, à travers ces nuages chargés de grêle ? – Je vais, dit-elle, au jugement. » Comme l’empereur voulait achever de manger son anchois, et de boire sa bière en son hanap, sonna le clairon de l’ange ; et il s’éleva dans l’air en grommelant d’être ainsi interrompu dans son repas. Je suivis Sa Sainte Majesté. Elle allait par les espaces hoquetant de fatigue, soufflant d’asthme, et vomissant parfois, car la mort l’avait frappée en état d’indigestion. Nous montâmes sans cesse, comme des flèches chassées par un arc de cornouiller. Les étoiles glissaient à côté de nous, traçant des raies de feu dans le ciel ; nous les voyions s’y détacher et tomber. Le clairon de l’ange sonnait. Quel bruit éclatant et puissant ! À chaque fanfare frappant les vapeurs de l’air, celles-ci s’ouvraient, comme si de près quelque ouragan eût soufflé sur elles. Et ainsi la voie nous était tracée. Ayant été enlevés pendant mille lieues et davantage, nous vîmes Christ en sa gloire, assis sur un trône d’étoiles, et à sa droite était l’ange qui écrit les actions des hommes sur un registre d’airain, et à sa gauche Marie sa mère, l’implorant sans cesse pour les pécheurs. »

« Claes et l’empereur s’agenouillèrent devant le trône. »

« L’ange lui jeta de la tête la couronne :

– Il n’est qu’un empereur céans, dit-il, c’est Christ. »

« Sa Sainte Majesté parut fâchée ; toutefois, parlant humblement :

– Ne pourrais-je, dit-elle, garder cet anchois et ce hanap de bière, car ce long voyage me donna faim ? »

« – Comme tu l’eus toute ta vie, repartit l’ange ; mais mange et bois toutefois. »

« L’empereur vida le hanap de bière et grignota l’anchois. »

« Christ alors parlant dit :

« – Te présentes-tu au jugement l’âme nette ?

« – Je l’espère, mon doux Seigneur, car je me confessai, répondit l’empereur Charles.

« – Et toi, Claes ? dit Christ ; car tu ne trembles point comme cet empereur.

« – Mon Seigneur Jésus, répondit Claes, il n’est point d’âme qui soit nette, je n’ai donc nulle peur de vous qui êtes le souverain bien et la souveraine justice, mais je crains toutefois pour mes péchés qui furent nombreux.

« – Parle, charogne, dit l’ange en s’adressant à l’empereur.

« – Moi, Seigneur, répondit Charles d’une voix embarrassée, étant oint du doigt de vos prêtres, je fus sacré roi de Castille, empereur d’Allemagne et roi des Romains. J’eus sans cesse à cœur la conservation du pouvoir qui vient de vous et pour ce, j’agis par la corde, par le fer, la fosse et le feu contre tous les réformés.

« Mais l’ange :

« – Menteur gastralgique, dit-il, tu veux nous tromper. Tu toléras en Allemagne les réformés, car tu avais peur d’eux, et les fis décapiter, brûler, pendre ou enterrer vifs aux Pays-Bas, où tu ne craignais rien que de n’hériter point assez de ces abeilles laborieuses riches de tant de miel. Cent mille âmes périrent de ton fait, non que tu aimasses Christ, mon Seigneur, mais parce que tu fus despote, tyran, rongeur de pays, n’aimant que toi-même, et après toi, les viandes, poissons, vins et bières, car tu fus goulu comme un chien et buveur comme une éponge.

« – Et toi, Claes, parle, dit Christ.

« Mais l’ange se levant :

« – Celui-ci n’a rien à dire. Il fut bon, laborieux, comme le pauvre peuple de Flandre, travaillant volontiers et volontiers riant, tenant la foi qu’il devait à ses princes et croyant que ses princes tiendraient la foi qu’ils lui devaient. Il avait de l’argent, il fut accusé, et comme il avait hébergé un réformé, il fut brûlé vif.

« – Ah ! dit Marie, pauvre martyr, mais il est au ciel des sources fraîches, des fontaines de lait et de vin exquis qui te rafraîchiront, et je t’y mènerai moi-même, charbonnier.

« Le clairon de l’ange sonna encore et je vis s’élever, du fond des abîmes, un homme nu et beau, couronné de fer. Et sur le cercle de la couronne étaient écrits ces mots : « Triste jusqu’au jour de la justice. »

« Il s’approcha du trône et dit à Christ :

« – Je suis ton esclave jusqu’à ce que je sois ton maître.

« – Satan, dit Marie, un jour viendra où il n’y aura plus d’esclaves ni de maîtres, et où Christ qui est amour, Satan qui est orgueil, voudront dire : Force et science.

« – Femme, tu es bonne et belle, dit Satan.

« Puis parlant à Christ, et montrant l’empereur :

« – Que faut-il faire de ceci ? dit-il.

« Christ répondit :

« – Tu mettras le vermisseau couronné dans une salle où tu rassembleras tous les instruments de torture en usage sous son règne. Chaque fois qu’un malheureux innocent endurera le supplice de l’eau, qui gonfle les hommes comme des vessies, celui des chandelles, qui leur brûle la plante des pieds et les aisselles, l’estrapade, qui brise les membres ; la traction à quatre galères ; chaque fois qu’une âme libre exhalera sur le bûcher son dernier souffle, il faut qu’il endure tour à tour ces morts, ces tortures, afin qu’il apprenne ce que peut faire de mal un homme injuste commandant à des millions d’autres : qu’il pourrisse dans les prisons, meure sur les échafauds, gémisse en exil, loin de la patrie ; qu’il soit honni, vilipendé, fouetté ; qu’il soit riche et que le fisc le ronge ; que la délation l’accuse, que la confiscation le ruine. Tu en feras un âne, afin qu’il soit doux, maltraité et mal nourri ; un pauvre, pour qu’il demande l’aumône et soit reçu avec des injures ; un ouvrier, afin qu’il travaille trop et ne mange pas assez ; puis, quand il aura bien souffert dans son corps et dans son âme d’homme, tu en feras un chien, afin qu’il soit bon et reçoive les coups, un esclave aux Indes, afin qu’on le vende aux enchères ; un soldat, afin qu’il se batte pour un autre et se fasse tuer sans savoir pourquoi. Et quand, au bout de trois cents ans, il aura ainsi épuisé toutes les souffrances, toutes les misères, tu en feras un homme libre, et si en cet état il est bon comme fut Claes, tu donneras à son corps, dans un coin de terre ombreux à midi, visité du soleil le matin, sous un bel arbre, couvert d’un frais gazon, le repos éternel. Et ses amis viendront sur sa tombe verser leurs larmes amères et semer les violettes, fleurs du souvenir.

« – Grâce, mon fils, dit Marie, il ne sut ce qu’il faisait, car puissance fait le cœur dur.

« – Il n’est point de grâce, dit Christ.

« – Ah ! dit la Sainte Majesté, si j’avais seulement un verre de vin d’Andalousie !

« – Viens, dit Satan ; il est passé le temps du vin, des viandes et des volailles.

« Et il emporta au plus profond des enfers l’âme du pauvre empereur, qui grignotait encore son morceau d’anchois.

« Satan le laissa faire par pitié. Puis je vis madame la Vierge qui mena Claes au plus haut du ciel, là où il n’y avait que des étoiles serrées par grappes à la voûte. Et là, des anges le lavèrent et il devint beau et jeune. Puis ils lui donnèrent à manger de la rystpap dans des cuillers d’argent. Et le ciel se ferma. »

– Il est en gloire, dit la veuve.

– Les cendres battent sur mon cœur, dit Ulenspiegel.

La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
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