Un jour, au mois d’août, jour pesant et chaud, Lamme brassait mélancolie. Son tambour joyeux se taisait et dormait, passant ses baguettes à l’ouverture de sa gibecière. Ulenspiegel et Nele, souriant d’aise amoureuse, se chauffaient au soleil ; les vigies, placées dans les hunes, sifflaient ou chantaient, cherchant des yeux sur la grande mer s’ils ne voyaient point à l’horizon quelque proie. Très-Long les interrogeant, ils disaient toujours : « Niets, rien. »
Et Lamme, blême et affaissé, soupirait piteusement. Et Nele lui dit :
– D’où vient, Lamme, que tu es si dolent ?
Et Ulenspiegel lui dit :
– Tu maigris, mon fils.
– Oui, dit Lamme, je suis dolent et maigre. Mon cœur perd sa gaieté et ma bonne trogne sa fraîcheur. Oui, riez de moi, vous autres qui vous êtes retrouvés à travers mille dangers. Gaussez-vous du pauvre Lamme, qui vit comme un veuf, étant marié, tandis que celle-ci, dit-il montrant Nele, dut arracher son homme aux baisers de la corde, qui sera son amoureuse dernière. Elle fit bien, Dieu soit béni ; mais qu’elle ne rie point de moi. Oui, tu ne dois point rire du pauvre Lamme, Nele, m’amie. Ma femme rit pour dix. Las ! vous autres femelles êtes cruelles aux douleurs d’autrui. Oui, j’ai le cœur dolent ; frappé du glaive d’abandon ; et rien ne le réconfortera, sinon elle.
– Ou quelque fricassée, dit Ulenspiegel.
– Oui, dit Lamme, ou est la viande en ce triste navire ? Sur les vaisseaux du roi, ils en ont quatre fois par semaine, s’il n’y a jeûne, et trois fois du poisson. Quant aux poissons, Dieu me damne si cette filasse – je veux dire leur chair – ne fait autre chose que de m’allumer sans fruit le sang, mon pauvre sang qui s’en ira en eau prochainement. Ils ont bière, fromage, potage et bonne boisson. Oui ! ils ont tout à leurs aises stomacales : biscuit, pain de seigle, bière, beurre, viande fumée ; oui, tout, poisson sec, fromage, semence de moutarde, sel, fèves, pois, gruau, vinaigre, huile, suif, bois et charbon. Nous, l’on vient de nous défendre de prendre le bétail de qui que ce soit, bourgeois, abbé ou gentilhomme. Nous mangeons du hareng et buvons de la petite bière. Las ! je n’ai plus rien : ni amour de la femme, ni bon vin, ni dobbel-bruinbier, ni bonne nourriture. Où sont ici nos joies ?
– Je te le vais dire, Lamme, répondit Ulenspiegel. Oeil pour œil, dent pour dent : à Paris, la nuit de la Saint-Barthélemy, ils ont tué dix mille cœurs libres dans la seule ville de Paris ; le roi lui-même a tiré sur son peuple. Réveille-toi, Flamand ; saisis la hache sans merci : là sont nos joies ; frappe l’Espagnol ennemi et romain partout où tu le trouveras. Laisse là tes mangeailles. Ils ont emmené des victimes mortes ou vivantes vers leur fleuve et par pleines charretées, les ont jetées à l’eau. Mortes ou vivantes, entends-tu. Lamme ? La Seine fut rouge pendant neuf jours, et les corbeaux par nuées s’abattirent sur la ville. À la Charité, à Rouen, Toulouse, Lyon, Bordeaux, Bourges, Meaux, le massacre fut horrible. Vois-tu les bandes de chiens repus se couchant près des cadavres ! Leurs dents sont fatiguées. Le vol des corbeaux est lourd tant ils ont l’estomac chargé de la chair des victimes. Entends-tu, Lamme, la voix des âmes criant vengeance et pitié ? Réveille-toi, Flamand. Tu parles de ta femme. Je ne la crois point infidèle, mais affolée, et elle t’aime encore, pauvre ami : elle n’était point au milieu de ces dames de la cour qui, la nuit même du massacre, dépouillèrent de leurs mains fines les cadavres pour y voir la grandeur ou la petitesse de leur charnelle virilité. Et elles riaient, ces dames grandes en paillardise. Réjouis-toi, mon fils, nonobstant ton poisson et ta petite bière. Si l’arrière-goût du hareng est fade, plus fade est l’odeur de cette vilenie. Ceux qui ont tué font des repas, et, les mains mal lavées, découpent les oies grasses pour offrir aux gentes damoiselles de Paris les ailes, les pattes ou le croupion. Elles ont tâté d’autre viande tantôt, viande froide.
– Je ne me plaindrai plus, mon fils, dit Lamme se levant : le hareng est ortolan, malvoisie est la petite bière pour les cœurs libres.
Et Ulenspiegel dit :
Vive le Gueux ! Ne pleurons point, frères.
Dans les ruines et le sang
Fleurit la rose de liberté.
Si avec nous est Dieu, qui sera contre ?
Quand l’hyène triomphe,
Vient le tour du lion.
D’un coup de patte il la jette sur le sol, éventrée,
Oeil pour œil, dent pour dent. Vive le Gueux !
Et les Gueux sur les navires chantaient :
Le duc nous garde même sort.
Oeil pour œil, dent pour dent,
Blessure pour blessure. Vive le Gueux !