I

 

Ce matin-là, qui était de septembre, Ulenspiegel prit son bâton, trois florins que lui donna Katheline, un morceau de foie de porc, une tranche de pain et partit de Damme, vers Anvers, cherchant les Sept. Nele dormait.

Cheminant, il fut suivi d’un chien qui le vint flairer à cause du foie et lui sauta aux jambes. Ulenspiegel voulant le chasser et voyant que le chien s’obstinait à le suivre, lui tint ce discours :

– Chiennet, mon mignon, tu es mal avisé de quitter le logis où t’attendent de bonnes pâtées, d’exquis reliefs, des os pleins de moelle, pour suivre, sur le chemin d’aventure, un vagabond qui n’aura peut-être pas toujours des racines à te bailler pour te nourrir. Crois-moi, chiennet imprudent, retourne chez ton baes. Evite les pluies, neiges, grêles, bruines, brouillards, verglas et autres soupes maigres qui tombent sur le dos des vagabonds. Reste au coin de l’âtre, te chauffant, tourné en rond au feu gai ; laisse-moi marcher dans la boue, la poussière, le froid et le chaud, cuit aujourd’hui, gelé demain, repu le vendredi affamé le dimanche. Tu feras chose sensée si tu t’en revas d’où tu viens, chiennet de peu d’expérience.

L’animal ne paraissait pas du tout entendre Ulenspiegel. Remuant la queue et sautant de son mieux, il aboyait d’appétit. Ulenspiegel crut que c’était d’amitié, mais il ne songeait point au foie qu’il portait dans sa gibecière.

Il marcha, le chien le suivit. Ayant ainsi fait près d’une lieue ils virent sur la route un chariot attelé d’un âne portant la tête basse. Sur un talus au bord de la route était assis, entre deux bouquets de chardons, un gros homme tenant d’une main un manche de gigot qu’il rongeait, et de l’autre un flacon dont il humait le jus. Quand il ne mangeait ni ne buvait, il geignait et pleurait.

Ulenspiegel s’étant arrêté, le chien s’arrêta pareillement. Flairant le gigot et le foie, il gravit le talus. Là, se tenant sur son séant, près de l’homme, il lui grattait le pourpoint, afin d’avoir part au festin. Mais l’homme le repoussait du coude et tenant en l’air son manche de gigot, gémissait lamentablement.

Le chien l’imita par convoitise. L’âne, fâché d’être attelé au chariot et de ne pouvoir ainsi atteindre les chardons, se mit à braire.

– Que te faut-il, Jan, demanda l’homme à l’âne.

– Rien, répondit Ulenspiegel, sinon qu’il voudrait déjeuner de ces chardons qui fleurissent à vos côtés, comme au jubé de Tessenderloo à côté et au-dessus de monseigneur Christ. Ce chien ne serait pas non plus fâché de faire une épousaille de mâchoires avec l’os que vous tenez là. En attendant, je vais lui bailler le foie que j’ai ici.

Le foie étant mangé par le chien, l’homme regarda son os, le rongea encore pour en avoir la viande qui y restait, puis il le donna ainsi décharné au chien qui, posant les pattes dessus, se mit à le croquer sur le gazon.

Puis l’homme regarda Ulenspiegel.

Celui-ci reconnut Lamme Goedzak, de Damme.

– Lamme, dit-il, que fais-tu ici buvant, mangeant et larmoyant ? Quelque soudard t’aurait-il frotté les oreilles sans vénération ?

– Las ! ma femme ! dit Lamme.

Il allait vider son flacon de vin, Ulenspiegel lui mit la main sur le bras.

– Ne bois point ainsi, dit-il, car boire précipitamment ne profite qu’aux rognons. Mieux vaudrait que ce fût à celui qui n’a point de bouteille.

– Tu parles bien, répondit Lamme, mais boiras-tu mieux ?

Et il lui tendit le flacon.

Ulenspiegel le prit, leva le coude, puis lui rendant le flacon :

– Appelle-moi Espagnol, dit-il, s’il en reste assez pour saoûler un moineau.

Lamme regarda le flacon et, sans cesser de geindre, fouilla sa gibecière, en tira un autre flacon et un autre morceau de saucisson qu’il se mit à couper par tranches et à mâcher mélancoliquement.

– Manges-tu sans cesse, Lamme ? demanda Ulenspiegel.

– Souvent, mon fils, répondit Lamme, mais c’est pour chasser mes tristes pensées. Où es-tu, femme ? dit-il en essuyant une larme.

Et il coupa dix tranches de saucisson.

– Lamme, dit Ulenspiegel, ne mange point si vite et sans pitié pour le pauvre pèlerin.

Lamme pleurant lui bailla quatre tranches et Ulenspiegel les mangeant fut attendri de leur bon goût.

Mais Lamme, pleurant et mangeant toujours, dit :

– Ma femme, ma bonne femme ! comme elle était douce et bien formée de son corps, légère comme papillon, vive comme éclair, chantant comme alouette ! Elle aimait trop pourtant à se parer de beaux atours ! Las ! ils lui allaient si bien ! Mais les fleurs aussi ont de riches accoutrements. Si tu avais vu, mon fils, ses petites mains si lestes à la caresse, tu ne leur eusses jamais permis de toucher poêlon ni coquasse. Le feu de la cuisine eût noirci son teint clair comme le jour. Et quels yeux ! Je fondais en tendresse rien qu’à les regarder. – Hume un trait de vin, je boirai après toi. Ah ! que n’est-elle morte ! Thyl, je gardais chez nous pour moi toute besogne, afin de lui épargner le moindre travail ; je balayais la maison, je faisais le lit nuptial où elle s’étendait le soir lassée d’aise, je lavais la vaisselle et aussi le linge que je repassais moi-même. – Mange, Thyl, il est de Gand, ce saucisson. – ­Souvent, étant allée à la promenade, elle venait dîner trop tard, mais c’était pour moi une si grande joie de la voir que je ne l’osais gronder, bien heureux quand, boudeuse, la nuit, elle ne me tournait point le dos. J’ai tout perdu. – Bois de ce vin, il est du clos de Bruxelles, à la façon de Bourgogne.

– Pourquoi s’en est-elle allée ? demanda Ulenspiegel.

– Le sais-je, moi ? reprit Lamme Goedzak. Où est ce temps où allant chez elle, dans le dessein de l’épouser, elle me fuyait par peur et par amour ? Si elle avait les bras nus, beaux bras ronds et blancs, et qu’elle voyait que je les regardais, elle faisait tout soudain tomber dessus ses manches. D’autres fois, elle se prêtait à mes caresses et je pouvais baiser ses beaux yeux qu’elle fermait et sa nuque large et ferme ; alors elle frémissait ; jetait de petits cris et, penchant la tête en arrière, m’en donnait un coup sur le nez. Et elle riait quand je disais : « Aïe ! » et je la battais amoureusement et ce n’était entre nous que jeux et que ris. – Thyl, reste-t-il encore du vin dans le flacon ?

– Oui, répondit Ulenspiegel.

Lamme but et continuant son propos :

– D’autres fois, plus amoureuse, elle me jetait les deux bras autour du cou et me disait : « Tu es beau ! » Et elle me baisait folliante et cent fois de suite, la joue ou le front, mais la bouche jamais, et quand je lui demandais d’où lui venait cette si grande réserve, dans cette si large liberté, elle allait toute courante prendre un hanap posé sur un bahut, une poupée d’enfant habillée de soie et de perles et disait, la secouant et la berçant : « Je ne veux pas de ça. » Sans doute que sa mère pour lui garder sa vertu, lui avait dit que les enfants se font par la bouche. Ah ! doux moments ! tendres caresses ! – Thyl, vois si tu ne trouves point de jambonneau en la poche de ce carnier ?

– Un demi, répondit Ulenspiegel en le donnant à Lamme qui le mangea tout entier.

Ulenspiegel le regardant faire dit :

– Ce jambonneau me fait grand bien à l’estomac.

– À moi pareillement, dit Lamme en se curant les dents avec les ongles. Mais je ne la reverrai plus, ma mignonne, elle s’est enfuie de Damme ! veux-tu la chercher avec moi dans mon chariot ?

– Je le veux, répondit Ulenspiegel.

– Mais, dit Lamme, n’y a-t-il plus rien dans le flacon ?

– Rien, répondit Ulenspiegel.

Et ils montèrent dans le chariot, conduits par le roussin, qui sonna mélancoliquement le braire du départ.

Quant au chien, il était parti, bien repu, sans rien dire.

La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
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