À Harlebeke, Lamme renouvela sa provision de oliekoekjes, en mangea vingt-sept et en mit trente dans son panier. Ulenspiegel portait ses cages à la main. Vers le soir, ils arrivèrent à Courtrai et descendirent à l’auberge de In de Bie, à l’Abeille, chez Gillis Van den Ende, qui vint à sa porte aussitôt qu’il entendit chanter comme l’alouette.
Là, ce fut tout sucre et tout miel. L’hôte, ayant vu les lettres du prince, remit cinquante carolus à Ulenspiegel pour le prince et ne voulut point être paye de la dinde qu’il leur servit ni de la dobbel-clauwaert dont il l’arrosa. Il le prévint aussi qu’il y avait à Courtrai des espions du Tribunal de sang, ce pourquoi il devait bien tenir sa langue ainsi que celle de son compagnon.
– Nous les reconnaîtrons, dirent Ulenspiegel et Lamme.
Et ils sortirent de l’auberge.
Le soleil se couchait dorant les pignons des maisons ; les oiseaux chantaient sous les tilleuls ; les commères jasaient sur le seuil de leurs portes, les enfants se roulaient dans la poussière, et Ulenspiegel et Lamme vaquaient au hasard par les rues.
Soudain Lamme dit :
– Martin Van den Ende, interrogé par moi s’il avait vu une femme pareille à la mienne – je lui fis sa mignonne pourtraiture, – m’a dit qu’il y avait chez la Stevenyne, chaussée de Bruges, à l’ Arc-en-Ciel, hors de la ville, un grand nombre de femmes qui se réunissaient tous les soirs. J’y vais de ce pas.
– Je te retrouverai tout à l’heure, dit Ulenspiegel. Je veux visiter la ville ; si je rencontre ta femme, je te l’enverrai tantôt. Tu sais que le baes t’a recommandé de te taire, si tu tiens à ta peau.
– Je me tairai, dit Lamme.
Ulenspiegel vaquant à l’aise, le soleil se coucha ; et le jour tombant rapidement, Ulenspiegel arriva dans la Pierpot-Straetje, qui est la ruelle du Pot-de-Pierre. Là, il entendit jouer de la viole mélodieusement ; s’approchant, il vit de loin une forme blanche l’appelant, le fuyant et jouant de la viole. Et elle chantait comme un séraphin une chanson douce et lente, s’arrêtant, se retournant, l’appelant et fuyant toujours.
Mais Ulenspiegel courait vite ; il l’atteignit et allait lui parler, quand elle lui mit sur la bouche une main de benjoin parfumée.
– Es-tu manant ou noble homme ? dit-elle.
– Je suis Ulenspiegel.
– Es-tu riche ?
– Assez pour payer un grand plaisir, pas assez pour racheter mon âme.
– N’as-tu point de chevaux, que tu vas à pied ?
– J’avais un âne, dit Ulenspiegel, mais je l’ai laissé à l’écurie.
– Comment es-tu seul sans ami, dans une ville étrangère ?
– Parce que mon ami vaque de son côté, comme moi du mien, mignonne curieuse.
– Je ne suis point curieuse, dit-elle. Est-il riche, ton ami ?
– En graisse, dit Ulenspiegel. Finiras-tu bientôt de me questionner ?
– J’ai fini, dit-elle, laisse-moi maintenant.
– Te laisser ? dit-il ; autant vaudrait dire à Lamme, quand il a faim, de laisser là un plat d’ortolans. Je veux manger de toi.
– Tu ne m’as pas vue, dit-elle. Et elle ouvrit une lanterne qui luisit soudain, éclairant son visage.
– Tu es belle, dit Ulenspiegel. Ho ! la peau dorée, les doux yeux, la bouche rouge, le corps mignon ! Tout sera pour moi.
– Tout, dit-elle.
Elle le mena chez la Stevenyne, chaussée de Bruges, à l’ Arc-en-ciel, (in den Regen-boogh). Ulenspiegel vit là un grand nombre de filles portant au bras des rouelles de couleur différente de celle de leur robe de futaine.
Celle-ci avait une rouelle de drap d’argent sur une robe de toile d’or. Et toutes les filles la regardaient jalouses. En entrant, elle fit un signe à la baesine, mais Ulenspiegel ne le vit point : ils s’assirent à deux et burent.
– Sais-tu, dit-elle, que quiconque m’a aimée est à moi pour toujours ?
– Belle gorge parfumée, dit Ulenspiegel, ce me serait délicieux festin que de manger toujours de ta viande.
Soudain il aperçut Lamme en un coin, ayant devant lui une petite table, une chandelle, un jambon, un pot de bière, et ne sachant comment disputer son jambon et sa bière à deux filles qui voulaient à toute force manger et boire avec lui.
Quand Lamme aperçut Ulenspiegel, il se dressa debout et sauta de trois pieds en l’air, s’écriant :
– Béni soit Dieu, qui me rend mon ami Ulenspiegel ! À boire, baesine !
Ulenspiegel, tirant sa bourse, dit :
– À boire jusqu’à la fin de ceci.
Et il faisait sonner ses carolus.
– Vive Dieu ! dit Lamme, lui prenant subtilement la bourse dans les mains, c’est moi qui paie et non toi ; cette bourse est mienne.
Ulenspiegel voulut de force lui reprendre sa bourse, mais Lamme la tenait bien. Comme ils s’entre-battaient l’un pour la garder, l’autre pour la reprendre, Lamme, parlant par saccades, dit tout bas à Ulenspiegel :
– Ecoute : Happe-chair céans… quatre… petite salle avec trois filles… Deux dehors pour toi, pour moi… Voulu sortir… empêché… La gouge brocart espionne… Espionne Stevenyne !
Tandis qu’ils s’entre-battaient, Ulenspiegel écoutant bien, s’écriait :
– Rends-moi ma bourse, vaurien !
– Tu ne l’auras point, disait Lamme.
Et ils se prenaient au cou, aux épaules, se roulant par terre pendant que Lamme donnait son bon avis à Ulenspiegel.
Soudain le baes de l’Abeille entra suivi de sept hommes qu’il semblait ne connaître point. Il chanta comme le coq, et Ulenspiegel siffla comme l’alouette. Voyant Ulenspiegel et Lamme s’entre-battant, le baes parla :
– Quels sont ces deux-là ? demanda-t-il à la Stevenyne.
La Stevenyne répondit :
– Des vauriens que l’on ferait mieux de séparer que de les laisser ici mener si grand vacarme avant d’aller à la potence.
– Qu’il ose nous séparer, dit Ulenspiegel, et nous lui ferons manger le carrelage.
– Oui, nous lui ferons manger le carrelage, dit Lamme.
– Le baes sauveur, dit Ulenspiegel à l’oreille de Lamme.
Sur ce, le baes, devinant quelque mystère, se rua dans leur bataille tête baissée. Lamme lui coula en l’oreille ces mots :
– Toi sauveur ? Comment ?
Le baes fit semblant de secouer Ulenspiegel par les oreilles et lui disait tout bas :
– Sept pour toi… hommes forts, bouchers… M’en aller… trop connu en ville… Moi parti, ‘t is van te beven de klinkaert… Tout casser…
– Oui, dit Ulenspiegel, se relevant en lui baillant un coup de pied.
Le baes le frappa à son tour. Et Ulenspiegel lui dit :
– Tu tapes dru, mon bedon.
– Comme grêle, dit le baes, en saisissant prestement la bourse de Lamme et la rendant à Ulenspiegel.
– Coquin, dit-il, paie-moi à boire maintenant que tu es rentré dans ton bien.
– Tu boiras, vaurien scandaleux, répondit Ulenspiegel.
– Voyez comme il est insolent, dit la Stevenyne.
– Autant que tu es belle, mignonne, répondit Ulenspiegel.
Or, la Stevenyne avait bien soixante ans et un visage comme une nèfle, mais tout jaune de bilieuse colère. Au milieu était un nez pareil à un bec de hibou. Ses yeux étaient yeux d’avare sans amour. Deux longs crochets sortaient de sa bouche maigre. Et elle avait une grande tache de lie de vin sur la joue gauche.
Les filles riaient se gaussant d’elle et disant :
– Mignonne, mignonne, donne-lui à boire. – Il t’embrassera. – Y a-t-il longtemps que tu fis tes premières noces ? – Prends garde, Ulenspiegel, elle te veut manger. – Vois, ses yeux, ils brillent, non de haine, mais d’amour. – On dirait qu’elle te va mordre jusqu’au trépassement. – N’aie point de peur. – C’est ainsi que font toutes femmes amoureuses. – Elle ne veut que ton bien. – Vois comme elle est en belle humeur de rire.
Et de fait, la Stevenyne riait et clignait de l’œil à Gilline, la gouge à robe de brocart.
Le baes but, paya et partit. Les sept bouchers faisaient des grimaces d’intelligence aux happe-chair et à la Stevenyne.
L’un d’eux indiqua du geste qu’il tenait Ulenspiegel pour un niais et l’allait trupher très bien. Il lui dit à l’oreille, tirant la langue moqueusement du côté de la Stevenyne qui riait montrant ses crocs :
–’T is van te beven de klinkaert. (Il est temps de faire grincer les verres.)
Puis, tout haut, et montrant les happe-chair :
– Gentil réformé, nous sommes tous avec toi ; paie-nous à boire et à manger.
Et la Stevenyne riait d’aise et tirait aussi la langue à Ulenspiegel quand celui-ci lui tournait le dos. Et la Gilline, à la robe de brocart, tirait la langue pareillement.
Et les filles disaient tout bas : « Voyez l’espionne qui, par sa beauté, mena à la cruelle torture, et à la mort plus cruelle, plus de vingt-sept réformés ; Gilline se pâme d’aise en songeant à la récompense de sa délation, – les cent premiers florins carolus sur la succession des victimes. Mais elle ne rit point, songeant qu’il lui faudrait les partager avec la Stevenyne. »
Et tous, happe-chair, bouchers et filles, tiraient la langue pour se gausser d’Ulenspiegel. Et Lamme suait de grosses gouttes, et il était rouge de colère comme la crête d’un coq, mais il ne voulait point parler.
– Paye-nous à boire et à manger, dirent les bouchers et les happe-chair.
– Adoncques, dit Ulenspiegel faisant sonner de nouveau ses carolus, baille-nous à boire et à manger, ô mignonne Stevenyne, à boire dans des verres qui sonnent.
Sur ce, les filles de rire de nouveau et la Stevenyne de pousser ses crochets.
Elle alla toutefois à la cuisine et à la cave, elle en apporta du jambon, des saucissons, des omelettes aux boudins noirs et des verres sonnants, ainsi nommés parce qu’ils étaient montés sur pied et sonnaient comme carillon lorsqu’on les choquait.
Ulenspiegel alors dit :
– Que celui qui a faim mange, que celui qui a soif boive !
Les happe-chair, les filles, les bouchers, Gilline et la Stevenyne applaudirent des pieds et des mains à ce discours. Puis chacun se plaça de son mieux, Ulenspiegel, Lamme et les sept bouchers à la table d’honneur, les happe-chair et les filles à deux petites tables. Et l’on but et mangea avec un grand fracas de mâchoires, voire même les deux happe-chair qui étaient dehors, et que leurs camarades firent entrer pour prendre part au festin. Et l’on voyait sortir de leurs gibecières des cordes et des chaînettes.
La Sevenyne alors tirant la langue et ricanant dit
– Nul ne sortira qu’il ne m’ait payé.
Et elle alla fermer toutes les portes, dont elle mit les clefs dans ses poches.
Gilline, levant le verre, dit :
– L’oiseau est en cage, buvons.
Sur ce, deux filles nommées Gena et Margot lui dirent :
– En est-ce encore un que tu vas faire mettre à mort, méchante femme ?
– Je ne sais, dit Gilline, buvons.
Mais les filles ne voulurent point boire avec elle.
Et Gilline prit la viole et chanta en français :
Au son de la viole,
Je chante nuit et jour ;
Je suis la fille-folle,
La vendeuse d’amour.
Astarté de mes hanches
Fit les lignes de feu ;
J’ai les épaules blanches,
Et mon beau corps est Dieu.
Qu’on vide l’escarcelle
Aux carolus brillants :
Que l’or fauve ruisselle
À flots sous mes pieds blancs.
Je suis la fille d’Eve
Et de Satan vainqueur :
Si beau que soit ton rêve,
Cherche-le dans mon cœur.
Je suis froide ou brûlante
Tendre au doux nonchaloir
Tiède éperdue, ardente,
Mon homme, à ton vouloir.
Vois, je vends tout : mes charmes,
Mon âme et mes yeux bleus ;
Bonheur, rires et larmes,
Et la Mort si tu veux.
Au son de la viole,
Je chante nuit et jour ;
Je suis la fille-folle,
La vendeuse d’amour.
Et chantant sa chanson, la Gilline était si belle, si suave et mignonne, que tous les hommes, happe-chair, bouchers, Lamme et Ulenspiegel étaient là, muets, attendris, souriant, domptés.
Tout à coup, éclatant de rire, la Gilline dit, regardant Ulenspiegel :
– C’est comme cela qu’on met les oiseaux en cage. Et son charme fut rompu.
Ulenspiegel, Lamme et les bouchers s’entre-regardèrent :
– Or ça, me payerez-vous ? dit la Stevenyne, me payerez-vous, messire Ulenspiegel, qui faites si bonne graisse de la viande de prédicants.
Lamme voulut parler, mais Ulenspiegel le fit taire, et parlant :
– Nous ne payerons point d’avance, dit-il.
– Je me payerai donc après sur ton héritage, fit la Stevenyne.
– Les goules vivent de cadavres, répondit Ulenspiegel.
– Oui, dit l’un des happe-chair, ces deux-là ont pris l’argent des prédicants ; plus de trois cents florins carolus. C’est un beau denier pour la Gilline.
Celle-ci chantait :
Cherche ailleurs de tels charmes,
Prends tout, mon amoureux,
Plaisirs, baisers et larmes,
Et la Mort si tu veux.
Puis, ricanant, elle dit :
– Buvons !
– Buvons ! dirent les happe-chair.
– Vive Dieu ! dit la Stevenyne, buvons ! les portes sont fermées, les fenêtres ont de forts barreaux, les oiseaux sont en cage ; buvons !
– Buvons ! dit Ulenspiegel.
– Buvons ! dit Lamme.
– Buvons ! dirent les sept.
– Buvons ! dirent les happe-chair.
– Buvons ! dit la Gilline, faisant chanter sa viole. Je suis belle, buvons ! Je prendrai l’archange Gabriel aux filets de ma chanson.
– À boire donc, dit Ulenspiegel, du vin pour couronner la fête, et du meilleur ; je veux qu’il y ait une goutte de feu liquide à chaque poil de nos corps altérés.
– Buvons ! dit la Gilline ; encore vingt goujons comme toi, et les brochets cesseront de chanter.
La Stevenyne apporta du vin. Tous étaient assis, buvant et bouffant, les happe-chair et les filles ensemble. Les sept, assis à la table d’Ulenspiegel et de Lamme, jetaient de leur table à celle des filles des jambons, des saucissons, des omelettes et des bouteilles, qu’elles prenaient au vol comme des carpes happant des mouches au-dessus d’un étang. Et la Stevenyne riait, poussant ses crocs et montrant des paquets de chandelles de cinq à la livre, qui se balançaient au-dessus du comptoir. C’étaient les chandelles des filles. Puis elle dit à Ulenspiegel :
– Quand on va au bûcher, on y porte un cierge de suif ; en veux-tu un dès à présent ?
– Buvons ! dit Ulenspiegel.
– Buvons ! dirent les sept.
La Gilline dit :
– Ulenspiegel a les yeux brillants comme un cygne qui va trépasser.
– Si on les donnait à manger aux cochons ? dit la Stevenyne.
– Ce leur serait festin de lanternes ; buvons ! dit Ulenspiegel.
– Aimerais-tu, dit la Stevenyne, qu’étant échafaudé on te perçât la langue d’un fer rouge ?
– Elle en serait meilleure pour siffler : buvons ! répondit Ulenspiegel.
– Tu parlerais moins si tu étais pendu, dit la Stevenyne, et ta mignonne te viendrait contempler.
– Oui, dit Ulenspiegel, mais je pèserais davantage et tomberais sur son museau gracieux : buvons !
– Que dirais-tu si tu étais fustigé, marqué au front et à l’épaule ?
– Je dirais qu’on s’est trompé de viande, répondit Ulenspiegel, et qu’au lieu de rôtir la truie Stevenyne, on a échaudé le pourceau Ulenspiegel : buvons !
– Puisque tu n’aimes rien de cela, dit la Stevenyne, tu seras mené sur les navires du roi, et là condamné à être écartelé à quatre galères.
– Alors, dit Ulenspiegel, les requins auront mes quatre membres, et tu mangeras ce dont ils ne voudront pas : buvons !
– Que ne manges-tu, dit-elle, une de ces chandelles ; elles te serviraient en enfer à éclairer ton éternelle damnation.
– Je vois assez clair pour contempler ton groin lumineux, ô truie mal échaudée : buvons ! dit Ulenspiegel.
Soudain il frappa du pied de son verre sur la table, en imitant avec les mains le bruit que fait un tapissier battant en mesure la laine des matelas sur un lit de bâtons, mais tout coîment et disant :
–’T is (tijdt) van te beven de klinkaert ! Il est temps de faire frémir le clinqueur, – le verre qui résonne.
C’est en Flandre le signal de fâcherie de buveurs et de saccagement des maisons à lanterne rouge.
Ulenspiegel but, puis fit trembler le verre sur la table en disant :
–’T is van te beven de klinkaert.
Et les sept l’imitèrent.
Tous se tenaient cois : la Gilline devint pâle, la Stevenyne parut étonnée. Les happe-chair disaient :
– Les sept seraient-ils avec eux ?
Mais les bouchers, clignant de l’œil, les rassuraient, tout en disant sans cesse et de plus en plus haut avec Ulenspiegel :
–’T is van te beven de klinkaert ; ‘t is van te beven de klinkaert.
La Stevenyne buvait pour se donner courage.
Ulenspiegel alors frappa du poing sur la table, dans la mesure des tapissiers battant les matelas ; les sept firent comme lui ; verres, cruches, écuelles, pintes et gobelets entrèrent en danse lentement, se renversant, se cassant, se relevant d’un côté pour tomber de l’autre ; et toujours retentissait plus menaçant, grave, guerrier et monotone : « ‘T is van te beven de klinkaert. »
– Hélas ! dit la Stevenyne, ils vont tout casser ici.
Et de peur, ses deux crocs lui sortirent plus longs hors de la bouche.
Et le sang, de fureur et de colère, s’allumait en l’âme des sept et en celle de Lamme et d’Ulenspiegel.
Alors, sans cesser le chant monotone et menaçant, tous ceux de la table d’Ulenspiegel prirent leurs verres, et les cassant sur la table en mesure, ils chevauchèrent les chaises en tirant leurs coutelas. Et ils menaient si grand bruit de leur chanson, que toutes les vitres de la maison tremblaient. Puis, comme une ronde de diables affolés, ils firent le tour de la salle et de toutes les tables disant sans cesse : « ‘T is van te beven de klinkaert. »
Et les happe-chair alors se levèrent tremblant de peur, prirent leurs chaînes et cordelettes. Mais les bouchers, Ulenspiegel et Lamme, remettant leurs coutelas dans les gaines, se levèrent, saisirent leurs chaises, et, les brandissant comme des bâtons, ils coururent alertes par la chambre, frappant à droite et à gauche, n’épargnant que les filles, cassant tout le reste, meubles, vitres bahuts, vaisselle, pintes, écuelles, verres et flacons, frappant les happe-chair sans pitié, et chantant toujours sur la mesure du bruit du tapissier battant les matelas : ‘T is van te beven de klinkaert, ‘T is van te beven de klinkaert, tandis qu’Ulenspiegel avait baillé un coup de poing à la Stevenyne sur le muffle, lui avait pris les clefs dans sa gibecière, et lui faisait de force manger ses chandelles.
La belle Gilline, grattant les portes, volets, vitres, fenestrage de ses ongles, semblait vouloir passer à travers tout, comme une chatte peureuse. Puis, toute blême, elle s’accroupit en un coin, les yeux hagards, montrant les dents, et tenant sa viole comme si elle l’eût dû protéger.
Les sept et Lamme disant aux filles : « Nous ne vous ferons nul mal, » garrottaient, avec leur aide, de chaînettes et de cordes, les happe-chair tremblants dans leurs chausses, et n’osant résister, car ils sentaient que les bouchers, choisis parmi les plus forts par le baes de l’Abeille, les eussent taillés en morceaux de leurs coutelas.
À chaque chandelle qu’il faisait manger à la Stevenyne, Ulenspiegel disait :
– Celle-ci est pour la pendaison ; celle-là pour la fustigation ; cette autre pour la marque ; cette quatrième pour ma langue trouée ; ces deux excellentes et bien grasses pour les navires du roi et l’écartèlement à quatre galères ; celle-ci pour ton repaire d’espions ; celle-là pour ta gouge à la robe de brocart, et toutes ces autres pour mon plaisir.
Et les filles riaient de voir la Stevenyne éternuant de colère et voulant cracher ses chandelles. Mais en vain, car elle en avait la bouche trop pleine.
Ulenspiegel, Lamme et les sept ne cessaient de chanter en mesure : ‘T is van te beven de klinkaert.
Puis Ulenspiegel cessa, leur faisant signe de murmurer doucement le refrain. Ils le firent pendant qu’il tint aux happe-chair et aux filles ce propos :
– Si quelqu’un de vous crie à l’aide, il sera occis incontinent.
– Occis ! dirent les bouchers.
– Nous nous tairons, dirent les filles, ne nous fais point de mal, Ulenspiegel.
Mais la Gilline, accroupie en son coin, les yeux hors de la tête, les dents hors la bouche, ne savait point parler et serrait contre elle sa viole.
Et les sept murmuraient toujours : ‘T is van te beven de klinkaert ! en mesure.
La Stevenyne, montrant les chandelles qu’elle avait en la bouche, faisait signe qu’elle se tairait pareillement, les happe-chair le promirent comme elle.
Ulenspiegel continuant son propos :
– Vous êtes ici, dit-il, en notre puissance, la nuit est tombée noire, nous sommes près de la Lys où l’on se noie facilement quand on vous pousse. Les portes de Courtrai sont fermées. Si les gardes de nuit ont entendu le vacarme, ils ne bougeront point, étant trop paresseux et croyant que ce sont de bons Flamands qui, buvant, chantent joyeusement au son des pintes et flacons. Adoncques, tenez-vous cois et coites devant vos maîtres.
Puis, parlant aux sept :
– Vous allez vers Peteghem trouver les Gueux ?
– Nous nous y sommes préparés à la nouvelle de ta venue.
– De là vous irez vers la mer ?
– Oui, dirent-ils.
– Connaissez-vous parmi ces happe-chair un ou deux que l’on puisse relâcher pour nous servir ?
– Deux, dirent-ils, Niklaes et Joos, qui ne poursuivent jamais les pauvres réformés.
– Nous sommes fidèles ! dirent Niklaes et Joos.
Ulenspiegel dit alors :
– Voici pour vous vingt florins carolus, deux fois plus que vous n’auriez eu si vous aviez reçu le prix infâme de dénonciation.
Soudain les cinq autres s’écrièrent :
– Vingt florins ! Nous servons le prince pour vingt florins. Le roi paye mal. Donnes-en la moitié à chacun de nous, nous dirons au juge tout ce que tu voudras.
Les bouchers et Lamme murmuraient sourdement :
– ‘T is van te beven de klinkaert ; ‘T is van te beven de klinkaert.
– Afin que vous ne parliez point trop, dit Ulenspiegel, les sept vous mèneront garrottés jusqu’à Peteghem, chez les Gueux. Vous aurez dix florins quand vous serez sur la mer, nous serons certains jusque-là que la cuisine du camp vous tiendra fidèles au pain et à la soupe. Si vous êtes vaillants, vous aurez votre part du butin. Si vous tentez de déserter, vous serez pendus. Si vous vous échappez, évitant ainsi la corde, vous trouverez le couteau.
– Nous servons qui nous paye, dirent-ils.
–’T is van te beven de klinkaert ! ‘T is van te beven de klinkaert ! disaient Lamme et les sept en frappant sur les tables avec des tessons de pots et de verres brisés.
– Vous mènerez pareillement avec vous, dit Ulenspiegel, la Gilline, la Stevenyne et les trois gouges. Si l’une d’elles veut vous échappez, évitant ainsi la corde, vous trouverez le couteau.
– Il ne m’a point tuée, dit la Gilline, sautant de son coin et brandissant en l’air sa viole. Et elle chanta :
Sanglant était mon rêve,
Le rêve de mon cœur :
Je suis la fille d’Eve
Et de Satan vainqueur.
La Stevenyne et les autres faisaient mine de pleurer.
– Ne craignez rien, mignonnes, dit Ulenspiegel, vous êtes si suaves et douces, que l’on aimera, festoyera et caressera partout. À chaque prise de guerre vous aurez votre part de butin.
– On ne me donnera rien à moi, qui suis vieille, pleura la Stevenyne.
– Un sou par jour, crocodile, dit Ulenspiegel, car tu seras serve de ces quatre belles filles, tu laveras leurs cottes, draps et chemises.
– Moi, seigneur Dieu ! dit-elle.
Ulenspiegel répondit :
– Tu les as longtemps gouvernées, vivant du profit de leurs corps et les laissant pauvres et affamées. Tu peux geindre et braire, il en sera comme je l’ai dit.
Sur ce les quatre filles de rire et de se moquer de la Stevenyne, et de lui dire en tirant la langue :
– À chacun son tour en ce monde. Qui l’aurait dit de Stevenyne l’avare ? Elle travaillera pour nous comme serve. Béni soit le seigneur Ulenspiegel !
Ulenspiegel dit alors aux bouchers et à Lamme :
– Videz les caves à vin, prenez l’argent ; il servira à l’entretien de la Stevenyne et des quatre filles.
– Elle grince les dents, la Stevenyne, l’avare, dirent les filles. Tu fus dure, on l’est pareillement pour toi. Béni soit le seigneur Ulenspiegel !
Puis les trois se tournèrent vers la Gilline :
– Tu étais sa fille, son gagne-pain, tu partageais avec elle le fruit de l’infâme espionnage. Oseras-tu bien encore nous frapper et nous injurier, avec ta robe de brocart ? Tu nous méprisais parce que nous ne portions que de la futaine. Tu n’es vêtue si richement que du sang des victimes. Ôtons-lui sa robe afin qu’elle soit ainsi pareille à nous.
– Je ne le veux point, dit Ulenspiegel.
Et la Gilline, lui sautant au cou, dit :
– Béni sois-tu, qui ne m’as point tuée, et ne me veux point laide !
Et les filles jalouses regardaient Ulenspiegel et disaient :
– Il est affolé d’elle comme tous.
La Gilline chantait sur sa viole.
Les sept partirent vers Peteghem, menant les happe-chair et les filles le long de la Lys. Cheminant ils murmuraient :
– ‘T is van te beven de klinkaert ! ‘T is van te beven de klinkaert !
Au jour levant ils vinrent au camp, chantèrent comme l’alouette, et le clairon du coq leur répondit. Les filles et les happe-chair furent gardés de près. Toutefois, le troisième jour, à midi, la Gilline fut trouvée morte, le cœur percé d’une grande aiguille. La Stevenyne fut accusée par les trois filles et conduite devant le capitaine de bande, ses dizeniers et sergents constitués en tribunal. Là, sans qu’il la fallût mettre à la torture, elle avoua qu’elle avait tué la Gilline par jalousie de sa beauté et fureur de ce que la gouge la traitât comme serve sans pitié. Et la Stevenyne fut pendue, puis enterrée dans le bois.
La Gilline aussi fut enterrée, et l’on dit les prières des morts sur son corps mignon.
Cependant les deux happe-chair patrocinés par Ulenspiegel étaient allés devant le châtelain de Courtray, car les bruits, vacarmes et pillages faits dans la maison de la Stevenyne devaient être punis par le dit châtelain, la maison de la Stevenyne se trouvant dans la châtellenie, hors de la juridiction de la ville de Courtray. Après avoir raconté au seigneur châtelain ce qui s’était passé, ils lui dirent avec grande conviction et humble sincérité de langage :
– Les meurtriers des prédicants ne sont point du tout Ulenspiegel et son féal et bien-aimé Lamme Goedzak, qui ne sont venus à l’Arc-en-Ciel que pour leur délassement ! Ils ont même des passes du duc, et nous les avons vues. Les vrais coupables sont deux marchands de Gand, l’un maigre et l’autre très gras, qui s’en furent vers le pays de France après avoir tout cassé chez la Stevenyne, l’emmenant avec ses quatre filles, pour leur ébattement. Nous les eussions bien happés au croc, mais il y avait là sept bouchers des plus forts de la ville qui ont pris leur parti. Ils nous ont tous garrottés et ne nous ont lâchés que quand ils étaient bien loin sur la terre de France. Et voici les marques des cordes. Les quatre autres happe-chair sont à leurs chausses, attendant du renfort pour mettre la main sur eux.
Le châtelain leur donna à chacun deux carolus et un habit neuf pour leurs loyaux services.
Il écrivit ensuite au conseil de Flandre, au tribunal des échevins de Courtray et à d’autres cours de justice pour leur annoncer que les vrais meurtriers avaient été découverts.
Et il leur détailla l’aventure tout au long.
Ce dont frémirent ceux du conseil de Flandre et des autres cours de justice.
Et le châtelain fut grandement loué de sa perspicacité.
Et Ulenspiegel et Lamme cheminaient paisiblement sur la route de Peteghem à Gand, le long de la Lys désirant arriver à Bruges, où Lamme espérait trouver sa femme et à Damme, où Ulenspiegel, tout songeur, eût déjà voulu être pour voir Nele qui, dolente, vivait auprès de Katheline l’affolée.