VII
UNE DOT INATTENDUE : LA LORRAINE
E
n ce début d’année
1733, Stanislas Leszczyński ne peut être aussi triste que Marie.
Certes, il partage le désarroi de sa fille après la mort de ses
deux petits-enfants, mais son esprit est ailleurs : le
pensionnaire de Chambord songe à un retour triomphal en
Pologne ! Son pire ennemi, Auguste II, s’est éteint le
1er février 1733, rongé par la
gangrène. Et le nom de Stanislas Ier circule à nouveau dans les cercles politiques
de Varsovie, d’autant qu’il n’a jamais abdiqué. À cinquante-cinq
ans, Stanislas est usé par des années d’errance et d’excès. Il
souffre de problèmes intestinaux et circulatoires aggravés par une
obésité chronique, conséquence d’une gourmandise insatiable. Mais
le beau-père de Louis XV ne peut s’empêcher de rêver, en dépit
de la promesse faite à Marie, lors de son mariage, de ne plus
s’intéresser à la Pologne afin de ne pas gêner la diplomatie de son
gendre.
En 1727, la nomination comme secrétaire d’État aux
Affaires étrangères de Chauvelin, qui était aussi garde des Sceaux,
lui avait déjà donné quelques espoirs. D’une ambition dévorante, ce
disciple de Fleury nourrissait alors des intentions belliqueuses à
l’égard de l’Autriche et songeait à rétablir Stanislas sur le trône
de Pologne. Si l’esprit offensif de Chauvelin enthousiasma le parti
belliciste de la cour, il inquiéta le cardinal de Fleury qui
enterra aussitôt les projets de son ministre.
La signature des traités de Vienne, en 1731, avait
rétabli une paix fragile dans les États européens, mais les
vieilles rancoeurs couvaient toujours sous la cendre. En 1732,
l’Autriche, la Russie et la Prusse s’étaient liées par le traité
secret des « trois aigles noires »[1] pour installer un infant du Portugal sur le
trône de Pologne, à l’heure de la succession d’Auguste II. Elles
excluaient nommément son fils Frédéric-Auguste, électeur de Saxe,
ainsi que Stanislas Leszczyński.
Stanislas hésite, Louis XV aussi...
Au lendemain de la disparition d’Auguste II, le
marquis de Monti, ambassadeur de France à Varsovie, se met aussitôt
en campagne pour rallier les partisans de
Stanislas Ier, avec l’appui
logique de Chauvelin. Mieux : le ministre reçoit le soutien
inattendu de Versailles qui préférerait pour Louis XV un beau-père
régnant plutôt qu’un souverain en exil. Mais Stanislas
hésite : « Je connais les Polonais, écrit-il à Marie, je
suis sûr qu’ils me nommeront ; mais je suis sûr aussi qu’ils
ne me soutiendront pas. »
Pour Chauvelin, pas question de tergiverser ;
et pourquoi se porter candidat puisque Stanislas Ier n’a jamais abdiqué ? Ce trône lui
appartient ! Il dépêche aussitôt à Chambord un émissaire
chargé d’effacer toutes les réticences et de préparer le départ
pour la Pologne. Une fois de plus, le cardinal de Fleury ne partage
pas l’enthousiasme de son ministre. Il n’apprécie guère le père de
la reine et redoute que sa candidature entraîne une nouvelle crise
européenne. Mais il est déjà trop tard, car l’annonce du possible
retour en lice de Stanislas a convaincu l’Autriche et la Russie
d’oublier le traité secret de 1732 et de soutenir Frédéric-Auguste
contre lui. Les dés sont ainsi pratiquement jetés pour le candidat
supposé de la France, avant même qu’il n’ait pris une
décision.
De son côté, Monti demande quatre millions de
livres à Versailles pour organiser la campagne électorale du
beau-père de Louis XV. Mesquin, Fleury accorde trois cent mille
livres. Monti insiste et finit par obtenir trois millions de livres
du banquier Samuel Bernard. Il réclame aussi la présence de
Stanislas à Varsovie, craignant que Frédéric-Auguste ne débarque un
beau matin pour se faire acclamer.
Finalement, le 27 avril 1733, Louis XV
prend position en multipliant les précautions oratoires. À mots
couverts, il donne pour instructions au marquis de Monti
« d’être extrêmement attentif à ne rien laisser pénétrer
d’avance à personne des ordres que Sa Majesté lui donne par rapport
au roi Stanislas. Tout le monde est persuadé qu’elle portera ce
prince ; mais il y a bien de la différence entre laisser
subsister des opinions que l’on ne pourrait pas détruire ou les
confirmer par un aveu formel ».
L’Autriche à soixante lieues de Paris ?
Obéissant aux ordres du roi, Fleury accepte de
soutenir la candidature de Stanislas au trône de Pologne, mais sans
la moindre conviction. Pour le cardinal, la succession polonaise
n’a aucune importance ; ce qui le préoccupe, c’est le prochain
mariage de l’archiduchesse d’Autriche Marie-Thérèse de Habsbourg
avec François-Étienne de Lorraine. Ce dernier vit à Vienne depuis
1723, mais il est devenu duc de Lorraine en 1729 à la mort de son
père Léopold Ier . Il a pris le
nom de François III et confié la régence des duchés à sa mère, la
duchesse douairière Élisabeth-Charlotte . En cette année 1733, le
fiancé de Marie-Thérèse représente une grave menace pour la France,
d’autant qu’il vient d’être nommé vice-roi de Hongrie et que la
rumeur en fait le successeur de Charles VI[2] sur le trône impérial germanique. Dans ce cas,
la véritable frontière autrichienne ne serait plus qu’à soixante
lieues de Paris !
Pour le cardinal, les avatars du trône polonais
sont malvenus, alors qu’il tente de juguler la politique
d’expansion des Habsbourg par une série de négociations
diplomatiques. Ces échanges discrets, voire secrets, retardent le
départ du père de la reine jusqu’au mois d’août. Stanislas
s’impatiente et Marie partage son agacement, car le père et la
fille ignorent tout de ces contacts confidentiels. Furieuse, la
reine est convaincue que Fleury veut délibérément compromettre les
chances de son père.
Finalement, Stanislas quitte Chambord, le
19 août 1733. Avant de courir embrasser ses petits-enfants à
Meudon, il passe deux jours à Versailles où Marie s’entretient
longuement avec lui, le visage grave et les yeux gonflés. L’avocat
Barbier, toujours au courant des moindres incidents de la cour,
révèle la cause de ce chagrin : « Dimanche 16, le
roi est parti de Compiègne, et au lieu d’aller voir la reine, après
deux mois d’absence, il va passer trois jours à Chantilly, chez
Monsieur le Duc[3] ».
Villars, lui, révèle que Louis XV « n’est revenu à Versailles
que le 19 août et dès le 20 au soir, il a été coucher à la
Muette[4]. La reine
en a été assez piquée, et m’a fait part de son chagrin ».
Marie confie ses peines à son père, espérant en retour des paroles
apaisantes. Déception : en guise de réconfort, il lui rappelle
que si le propre des reines est d’être trompées, elles détiennent
en revanche le pouvoir extraordinaire de donner chair à la
dignité de la couronne !
Le lendemain, Stanislas reçoit les ultimes
recommandations de Louis XV et de Fleury. À cette occasion, le
beau-père demande à son gendre de veiller sur les siens en son
absence. Supplique lourde de sous-entendus, pour le père comme pour
l’époux…
Vingt-deux jours sur le trône de Pologne…
Le 26 août, un sosie de Stanislas s’embarque
sur un navire de guerre à Brest. Direction Varsovie, via
Dantzig. Aussitôt informée du départ de « Stanislas »
pour la Pologne, la Russie met sa flotte de la Baltique en alerte
et se prépare à l’intercepter, bien décidée à ne pas laisser la
moindre chance au candidat de la France. Dans le même temps, une
berline anonyme roule à vive allure vers Varsovie. À l’intérieur,
méconnaissable sous une perruque brune et un habit de laine
grossière, Stanislas joue avec allégresse le rôle de commis d’un
commerçant allemand… Au soir du 8 septembre, il entre dans la
capitale polonaise et rejoint l’ambassade de France sans encombre.
Ses rivaux sont pris de vitesse. Le 12 septembre, il est élu
– ou plutôt réélu – roi de Pologne et grand-duc de
Lituanie.
À Versailles, Marie, rongée d’inquiétude, attend
des nouvelles. Elle est accompagnée de Catherine Opalinska qui n’a
pas voulu rester seule à Chambord. Le courrier de Monti annonçant
l’élection du roi de Pologne arrive au château dans la soirée du
20 septembre. D’après Barbier, « il est descendu chez le
garde des Sceaux qui était encore à table ; ils ont été chez
le cardinal qui se couchait, et ensuite chez le roi qui était déjà
retiré. Celui-ci, après avoir ouvert le paquet, s’est jeté au cou
de la reine, laquelle l’a embrassé aussi de son côté avec des
démonstrations de joie parfaites. Après quoi la reine a été rendre
grâce à Dieu dans la chapelle ».
Pendant que Marie et sa mère savourent la victoire,
la situation se complique déjà à Varsovie. L’or saxon incite les
plus corruptibles des Polonais à passer à l’ennemi et d’autres
réclament l’aide de la Russie. Ils sont entendus par la tsarine
Anna Ivanovna qui lance aussitôt une armée de trente mille hommes
sur Varsovie. Stanislas ne semble pas vouloir se défendre. L’homme
paraît dépassé par les événements ; même ses vieux amis ne
retrouvent rien de l’ardeur et de l’enthousiasme qui l’habitaient
lors de sa première élection. Sans opposition, les Russes passent
la Vistule et pénètrent dans Varsovie où la population
s’affole.
Le 20 septembre, Monti écrit à Louis XV :
« La plupart des femmes de condition se retirent dans
l’intérieur du royaume ; les autres vont à Dantzig[5]. On démeuble partout et la
terreur est répandue. […] C’est un royaume désolé et désert. […]
Une guerre des plus cruelles se prépare[6]. » L’aide française ne pouvant arriver
que par la Baltique, Stanislas et ses proches préfèrent se replier
dans la cité hanséatique de Dantzig pour attendre l’arrivée du
navire français qui transporte le sosie du roi et son
escorte.
Le 5 octobre, Frédéric-Auguste est élu roi de
Pologne par cinq mille dissidents placés sous la protection d’une
avant-garde russe. Stanislas ne le sait pas encore, mais son épopée
polonaise est terminée. Curieusement, il semble plutôt serein, à en
juger par les lettres qu’il adresse à Marie et à ses
petits-enfants : « Je vous félicite, mes chers coeurs,
d’être ensemble, comme vous me le mandez, et sur ce que vous avez
dîné chez maman. Peut-être aurai-je consenti à jeûner une année
entière au pain et à l’eau pour être de cette partie… »
À Dantzig, les jours passent dans l’attente de
l’escadre française. Mais elle n’arrivera jamais ! Le
20 septembre, elle a jeté l’ancre dans le port de Copenhague
pour débarquer le sosie de Stanislas ; puis, obéissant aux
ordres de Fleury, les navires ont aussitôt remis le cap sur
Brest.
Stanislas devient un prétexte
Pendant ce temps, le cardinal travaille en
coulisse. Le sort du père de la reine ne le préoccupe guère mais,
finalement, cette affaire de trône de Pologne usurpé sert
magnifiquement ses projets : il dispose désormais d’un
excellent prétexte pour attaquer l’empereur Charles VI, allié
direct de la Russie. Le 10 octobre 1733, Louis XV peut
enfin lui déclarer la guerre : « L’injure qu’il venait de
lui faire en la personne du roi de Pologne, son beau-père,
intéressait trop Sa Majesté et la gloire de sa couronne pour ne pas
employer les forces que Dieu lui avait confiées à en tirer une
juste vengeance. »
Marie s’angoisse des conséquences démesurées de
cette banale affaire de succession de Pologne. Quelques jours après
la déclaration de guerre, elle écrit à Fleury : « Je suis
bien fâchée de ces vilains bruits de guerre ; elle m’aurait
toujours fait de la peine, mais je vous avoue, mon cher Cardinal,
que celle-ci m’en fait encore davantage, quand j’imagine que j’en
suis cause, quoique, à la vérité, innocente. »
Pendant ce temps, Stanislas et ses derniers
partisans sont toujours cloîtrés à Dantzig. Sans nouvelles de son
gendre ou de Fleury, Stanislas se tourne vers Marie qui devient son
ambassadrice officieuse à Versailles. Ils échangent ainsi une
centaine de lettres, dont certaines utilisent un langage codé qui
amuse beaucoup les hommes du « cabinet noir » du roi,
tant il est candide. Par exemple, Monsieur de la Roche est le
cardinal de Fleury, Monsieur de la Chauve signifie Chauvelin et
Monsieur Rydzinski désigne Stanislas lui-même. Le
23 décembre 1733, il écrit à Marie : « Je
voudrais savoir à mon tour quel moyen on donnera à Monsieur
Rydzinski pour qu’il puisse rester sur son fumier, si aucun de ses
amis ne vient à son secours. »
À Dantzig, la situation empire car les Russes
décident d’assiéger la ville pour s’emparer de Stanislas. Mais il
continue d’adresser des lettres rassurantes à sa fille, dont
l’inquiétude s’accroît en dépit des fausses gazettes que Fleury
fait rédiger à son intention. C’est qu’il faut ménager la reine, à
nouveau enceinte depuis le mois de novembre. Le
27 janvier 1734, un passage d’une lettre de Stanislas à
sa fille y fait référence : « Que le Bon Dieu soit béni
de ce qu’il vous donne des forces pour porter votre fardeau. Si on
pouvait accoucher de tout ce qui pèse sur le coeur comme d’un
enfant, qu’on serait heureux ! »
La folie de Plélo séduit Marie
La suite est aussi rocambolesque que la première
partie de l’aventure polonaise. Une flotte d’opérette est lancée au
secours de Stanislas, mais avec si peu d’armes et de courage
qu’elle est vouée à l’échec. La couardise des Français choque le
jeune comte de Plélo , ambassadeur de France au Danemark[7]. Outrepassant ses fonctions,
il décide de prendre l’affaire en main et de libérer Stanislas. À
Versailles, Marie, admirative, ne se lasse pas de lire et relire la
dernière lettre de ce preux chevalier à son roi : « Nous
allons, Votre Majesté, secourir votre beau-père ou mourir à la
peine[8]. »
Fleury condamne cet excès de zèle et répond sèchement à
l’enthousiasme de la reine : « Il hasarde sa vie et sa
fortune. » Marie ne peut s’empêcher de rétorquer au vieux
cardinal : « Pour ce qui est de sa fortune, je m’en
charge, quel que soit le succès ! »
Au matin du 27 mai 1734, Plélo prend la tête
d’une petite colonne de volontaires et se lance à l’assaut des
Russes qui encerclent Dantzig. Échec total… Deux jours plus tard,
son corps est retrouvé transpercé de quinze coups de baïonnette et
le visage affreusement sabré. Sa disparition jette un froid dans
les salons de Versailles où Marie Leszczyńska, les yeux rougis,
prend la défense du jeune Plélo sans réussir à dissimuler ses
craintes sur les chances de survie du roi de Pologne.
La suite est à nouveau rocambolesque. Conscient du
péril, Monti parvient à faire évader Stanislas. Le
3 juillet 1734, au terme de cinq jours de folle cavale,
il réussit à se placer sous la protection du roi de Prusse
Frédéric-Guillaume Ier , qui
l’installe dans l’ancien château des Chevaliers teutoniques, à
Königsberg. Il traite son hôte en souverain, ravi de défier ses
alliés russes et autrichiens. Il lui donne même une garde et lui
accorde une pension journalière de trois cents thalers. Cette
aventure inspire à Stanislas un récit palpitant[9] destiné à Catherine Opalinska et à Marie. Il y
exprime toute sa verve de roi jovial et bon vivant, heureux d’avoir
berné l’ennemi et surmonté les épreuves, malgré son âge et sa
mauvaise santé. On y retrouve aussi le chrétien convaincu qui
confie son sort à Dieu, persuadé que celui-ci ne peut l’abandonner
en aussi mauvaise posture.
À Paris, Barbier donne sa version des
événements : « Par les nouvelles de la ville et d’après
la Gazette de Hollande, il paraît
certain que le roi Stanislas a eu l’adresse de s’évader de Dantzig,
et que cette ville et tous les seigneurs polonais qui avaient suivi
Stanislas, ont reconnu l’électeur de Saxe. Comme la reine est près
d’accoucher, on imprime pour elle […] une Gazette de France particulière, dans laquelle on
ajuste les nouvelles qui regardent la Pologne. » Toutefois,
certaines nouvelles ne peuvent lui être cachées. C’est ainsi que
Marie apprend la mort de l’un de ses plus fidèles amis de la cour,
le maréchal de Villars. Engagé dans la guerre contre l’Autriche,
comme la plupart des vieux et glorieux généraux de Louis XIV, il a
conduit ses troupes avec brio mais s’est éteint le 7 juillet à
Turin, vaincu par l’âge et la maladie.
Une « solution lorraine » se
dessine
Le 9 juillet 1734, Dantzig se rend. En
marge de l’échec de Stanislas, la guerre s’est réglée en neuf mois.
Paradoxalement, elle a très peu impliqué le territoire polonais et
s’est déroulée en Allemagne et en Italie, où l’empereur
Charles VI a subi de cuisantes défaites. Louis XV et le
cardinal de Fleury n’avaient pas envisagé un tel dénouement de
l’affaire polonaise. Ces revers et le peu d’entrain des Russes et
des Anglais à soutenir leur allié autrichien annoncent l’ouverture
des négociations. En privé, Fleury avoue qu’il y a peu d’espoir de
conserver le trône de Stanislas, même s’il laisse entendre qu’il
existe « des voies pour sauver l’honneur de la
France ».
Nul ne sait si le cardinal songe déjà à réclamer la
Lorraine. C’est le roi de Prusse qui, le premier, aurait suggéré
d’en finir avec la guerre en accordant les duchés de Lorraine à
Stanislas. François de Lorraine recevrait, en dédommagement, la
souveraineté sur les Pays-Bas autrichiens. Boutade ou provocation
de Frédéric-Guillaume ?
Ces propos parviennent jusqu’à Stanislas, toujours
installé à Königsberg. Il en parle dans ses lettres à Marie :
« Je conviens avec vous qu’au défaut de la Pologne, la
Lorraine est la seule chose qui conviendrait de toute façon. »
À l’occasion de ces échanges, il apprend qu’il est grand-père
depuis le 27 juillet… d’une sixième princesse ! Sans trop
y croire, Louis XV avait prévu pour saluer la naissance d’un duc
d’Anjou des festivités qu’il se hâta de décommander. Un simple
communiqué annonça la nouvelle. C’est ainsi que Madame Sixième,
future Madame Sophie , entra sur la pointe des pieds à la
cour.
Au début de l’année 1735, Versailles annonce que la
reine entame une huitième grossesse. Tout semble se passer pour le
mieux lorsque, le 20 mars, une forte fièvre se déclare après
le dîner. Marie est enceinte de trois mois. La température
persistant après quarante-huit heures, les médecins pratiquent une
première saignée ; deux jours plus tard, deuxième saignée,
suivie d’une purgation et d’une prise de quinquina. Aucun résultat.
Sachant la reine résistante, les praticiens optent pour une
troisième et une quatrième saignée. C’est l’acte de trop qui
provoque une fausse couche.
Dans ses écrits, Barbier se contente de signaler
que « la reine accoucha d’un faux germe » ; mais il
ignore que cet embryon était, cette fois, du sexe masculin. Encore
un peu d’espoir, le duc d’Anjou n’est pas très loin ! Les
médecins du roi et de la reine s’entendent pour lui conseiller de
suivre une cure aux eaux de Forges, où l’on soigne la stérilité. De
toute évidence, elle n’en est pas affligée, mais la Faculté semble
vraiment à court d’imagination… Prête à tout pour avoir un garçon,
Marie obtempère. De Königsberg, Stanislas plaisante :
« Mandez-moi comment vous ont fait les eaux de Forges, et je
prie Dieu que vous puissiez, après cette cure, forger un duc
d’Anjou. »
Stanislas abdique et Marie respire
Pendant ce temps, la « solution
lorraine » commence à mûrir dans les esprits et un long
travail de coulisses s’ébauche. Il aboutira le
3 octobre 1735, avec la signature des Préliminaires de la
paix de Vienne : Stanislas renonce définitivement au trône de
Pologne qui revient à Auguste III, mais il garde ses titres de roi
de Pologne et de grand-duc de Lituanie. La reine de France conserve
ainsi sa dignité de fille de roi. Il récupérera ses biens
patrimoniaux et recevra les duchés de Bar et de Lorraine en
dédommagement de sa couronne perdue. La cession du duché de Bar
interviendra à la signature du traité ; celle du duché de
Lorraine lorsque le duc François succédera à Jean-Gaston de Médicis
à la tête du duché de Toscane. À la mort de Stanislas, les duchés
reviendront à la France comme dot de Marie Leszczyńska. Enfin, la
France s’engage à reconnaître la Pragmatique Sanction.
Exclu des négociations, François de Lorraine tente
de protester, mais sans succès. Stanislas, lui, trompe l’attente en
philosophant à Königsberg. Il termine la rédaction de sa
Lettre d’un habitant de Dantzig
lorsqu’il reçoit la visite d’un émissaire de Louis XV pour le
préparer à abdiquer. Ce qu’il fait le 27 janvier 1736, en
prenant bien soin de dater son acte d’abdication de l’an III de son
règne !
Soulagée, Marie attend avec impatience le retour de
son « cher papa » sans parvenir à cacher une certaine
déception. Au cardinal de Fleury qui lui explique que le
« trône de Lorraine vaut celui de Pologne », elle
réplique avec ironie : « Oui, à peu près comme un tapis
de gazon vaut mieux qu’une cascade de marbre », en faisant
allusion au magnifique escalier d’eau de Marly, remplacé par une
banale pelouse par mesure d’économie.
Quelques jours plus tard, François de Lorraine
épouse Marie-Thérèse d’Autriche. Pendant que Vienne et Nancy fêtent
l’événement, les négociations reprennent dans le plus grand secret.
Et Stanislas quitte discrètement Königsberg pour rallier le château
de Meudon, le 4 juin 1736.
Le patriarche des Leszczyński est profondément
heureux de retrouver sa « chère Marie » après
trente-trois mois de séparation. Il découvre enfin ses deux
nouvelles petites-filles, la princesse Sophie et la petite
dernière, Thérèse-Félicité , née le 16 mai 1736. Il peut
enfin cultiver l’art d’être grand-père. Que de changements en trois
ans ! Les jumelles, du haut de leurs neuf ans, n’ignorent plus
rien de la sacro-sainte étiquette. Prenant leur rôle d’aînées au
sérieux, elles tempèrent les élans joyeux d’Adélaïde et de Victoire
. Quant au dauphin, c’est un petit prince instruit, têtu, imbu de
sa personne, mais tellement attachant ! Le grand-père adore
leurs tête-à-tête ; notamment quand il lui raconte les
histoires fantastiques de ces guerriers Sarmates qui ont forgé la
vieille Pologne.
Muselé par son gendre
Entre les plaisirs familiaux et les fêtes, le temps
s’écoule si agréablement à Meudon que Stanislas en oublie la
Lorraine. Pourtant, le 28 août 1736, une convention de
dix-sept articles réglant les conditions de cession des duchés est
signée à Vienne. Bien que largement dédommagé, François de Lorraine
tarde à signer les actes qui le dépossèdent. Il s’exécutera le
13 février 1737. Entre-temps, Louis XV et Fleury ont
préparé dans le plus grand secret le scénario du rattachement de la
Lorraine à la France. Soucieux de museler ce beau-père encombrant
et imprévisible, ils ont conçu un plan d’intégration des duchés qui
dépouille, en réalité, le roi de Pologne de tous les attributs de
la souveraineté !
Le 30 septembre 1736, Stanislas est
contraint de signer une déclaration secrète, dite « Convention
de Meudon », par laquelle il renonce à tout pouvoir politique
sur les duchés et laisse leur gouvernement à un intendant. Ce
dernier porte exceptionnellement le titre de chancelier et prend
directement ses ordres à Versailles. En signant ce document,
Stanislas abandonne toute prétention sur les duchés et les confie
au roi de France qui « s’en met en possession dès maintenant
et pour toujours ». En dédommagement, il recevra une pension
annuelle de deux millions de livres.
Conclusion royale pour le père et la fille
Stanislas Leszczyński est installé dans son rôle de
figurant le 3 avril 1737. Il jouit d’un titre royal, de
finances confortables, dispose d’une garde et peut s’entourer d’une
cour. Mais les premiers temps sont difficiles pour cet homme de
cinquante-neuf ans, fatigué, marqué par les échecs politiques et
plutôt mal accueilli en Lorraine. Toutefois, il va très vite
comprendre l’attrait de son rôle : pendant que son chancelier,
Chaumont de La Galaizière, se rend impopulaire en faisant appliquer
les lois de Versailles, le roi de Pologne peut jouer les
médiateurs. Par son intelligence et son humanité, il saura
tranquillement gagner le coeur des Lorrains qui en feront le plus
heureux des rois en le surnommant « le philosophe
bienfaisant ».
À Versailles, Marie en a longtemps voulu à Louis XV
et, surtout, au cardinal de Fleury d’avoir maquillé leurs
véritables intentions. Elle souffrait aussi d’avoir été bernée en
plaidant une cause perdue de longue date, puisque les cartes
étaient déjà distribuées. Quelle désillusion ! Mais, au fil
des mois, elle oubliera ses rancoeurs et finira par se réjouir de
l’issue heureuse de cet imbroglio polonais qui rend sa dignité au
roi Stanislas. Désormais, quand ses parents lui rendront visite,
ils logeront à Trianon et seront reçus selon leur rang. C’est un
privilège qu’aucune reine de France n’a connu avant elle. Elle sait
aussi reconnaître la valeur du cadeau que lui offre Louis XV :
en faisant de la Lorraine sa dot, il confère à Marie une légitimité
que la petite princesse sans le sou de Wissembourg n’aurait osé
imaginer.
2-
En 1703, l’empereur Léopold Ier avait imposé à ses deux fils, Joseph et
Charles, un accord secret de « succession
mutuelle » : au cas où l’un des deux frères disparaîtrait
sans héritier mâle, la totalité de l’héritage irait à l’autre.
Devenu empereur, Charles VI fait enregistrer cette déclaration dite
« Pragmatique Sanction », le 19 avril 1713, qui
règle la succession des Habsbourg au trône impérial. Mais, n’ayant
pas d’héritier mâle, il décide de faire reconnaître par les grandes
puissances la Pragmatique Sanction en faveur de sa fille,
Marie-Thérèse .
3-
En mars 1733, la reine a obtenu du roi le
retour en grâce du duc de Bourbon. Après sept ans de pénitence, il
a été autorisé à reparaître à la cour.
4-
Pavillon de chasse aux abords du bois de Boulogne
que le Régent avait offert à Louis XV enfant, après y avoir logé sa
fille, la duchesse de Berry. La Muette, nom déformé de la Meutte,
était très proche du château de Madrid, résidence de Mademoiselle
de Charolais.
7-
Louis Robert Hippolyte de Bréhan, comte de Plélo
(1700-1734), est un gentilhomme breton, beau-frère du ministre
Maurepas. Il est ambassadeur de France au Danemark depuis 1729
lorsque Stanislas se réfugie à Dantzig. Plélo n’accepte pas
l’attitude des Français qui abandonnent à son triste sort le père
de la reine.
9-
Publiée pour la première fois en 1734, cette
Lettre du roi de Pologne
Stanislas Ier figure
dans le t. I des OEuvres du philosophe
bienfaisant. Elle a été réimprimée en 1758 sous le
titre : Relation d’un voyage de Dantzick
à Marienwerder.