II
LA PRINCESSE ERRANTE
D
ans un premier temps,
le choix de Louis XV demeure secret. Mais, dans les coulisses de
Versailles comme dans les salons parisiens, les rumeurs vont bon
train. Et l’on commence déjà à écorcher le nom imprononçable de
cette princesse inconnue qui pourrait bientôt devenir reine de
France. Qui est donc cette heureuse élue dont on sait seulement
qu’elle a vingt-deux ans ? Tout juste connaît-on le nom de son
père : Stanislas Ier, roi
déchu de Pologne.
Marie Charlotte Sophie Félicité Leszczyńska a vu le
jour en Pologne le 23 juin 1703, au couvent de Trzebnica,
proche de Breslau (aujourd’hui Wroclaw) capitale historique de la
basse Silésie.
Elle est la fille de Stanislas Leszczyński et de
Catherine Opalinska, tous deux héritiers de familles qui comptent
parmi les plus riches et les plus influentes de Pologne. À la
naissance de Marie, Stanislas a vingt-cinq ans, il exerce la
fonction de voïvode[1] de Poznan,
siège au Sénat et vient de prendre le titre de comte de Leszno à la
mort de son père.
Né le 20 octobre 1677 à Lvov[2], Stanislas Leszczyński a tout
du jeune aristocrate mondain, cultivé, aux goûts raffinés, à
l’éducation sans faille. Destiné à une grande carrière politique,
il a bénéficié de solides études littéraires, auxquelles s’ajoute
une formation poussée en mathématiques et en sciences. Il maîtrise
parfaitement le français, l’italien et l’allemand, sans oublier le
latin qu’il parle et écrit sans difficulté. Stanislas a été reçu à
la cour de Vienne, à Venise, à Florence, à Rome où le pape lui a
accordé une audience privée, et même à Versailles le temps
d’apercevoir Louis XIV et le Grand Dauphin.
En 1698, il a épousé Catherine Opalinska, selon le
souhait paternel. Catherine a vingt et un ans ; elle n’est pas
très gaie et manque singulièrement d’attraits, mais c’est l’un des
meilleurs partis de la Grande Pologne. La corbeille de mariage de
la jeune fille totalise deux cent vingt-trois villages et
soixante-trois villes ! Plus modeste, Stanislas ne possède que
cent seize villages et dix-sept villes… En 1699, la jeune épouse
donne naissance à une ravissante petite fille prénommée Anna
.
Un système monarchique unique
La Pologne est alors une curiosité en Europe. Au
fil du temps et des avatars de l’histoire, elle a conçu un système
de gouvernement unique : une république nobiliaire, la
Rzeczpospolita[3], dont le
roi est choisi par une diète d’élection ! Avec une diète[4] rassemblant cent
soixante-cinq députés issus de la noblesse, un Sénat aux mains des
magnats[5] fort de
cent quarante membres, et un centre politique commun, le système
fonctionne plutôt bien, malgré les menaces permanentes venues de
l’extérieur.
Dans cette république nobiliaire aux mains de la
grande noblesse polonaise, les Leszczyński occupent des fonctions
importantes depuis le xve siècle. Ils se distinguent par leur niveau
d’instruction, leur tolérance religieuse, leur goût pour
l’architecture et leur pratique du mécénat. En juin 1697,
Stanislas et son père siègent à la Diète. Ils participent par leurs
votes à l’élection de l’électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, qui
coiffe la couronne de Pologne sous le nom d’Auguste II. En
guise de reconnaissance, le nouveau roi les ménage, accordant à
Stanislas le titre de voïvode de Poznan, ce qui lui permet de
siéger au Sénat. Il a vingt ans.
Mais Stanislas regrette vite d’avoir voté pour
Auguste II, surnommé Auguste le Fort. Dans l’objectif d’une
expansion territoriale sur le dos de la Suède, il se ligue avec le
roi de Danemark et le tsar de Russie. C’est le début de la guerre
du Nord. Les alliés pensaient ne faire qu’une bouchée du jeune roi
de Suède, Charles XII ; mais, pour son baptême du feu, ce
dernier collectionne les victoires en battant tour à tour les
Danois, les Russes et les Polonais. En 1702, ses troupes sont aux
portes de Varsovie, tandis qu’Auguste II se réfugie dans Cracovie.
Commence alors pour la Pologne une longue crise politique
entretenue par deux camps rivaux : les partisans du roi
Auguste et les sympathisants du roi de Suède qui compte désormais
parmi ses rangs la famille Leszczyński .
Destin royal inattendu
Stanislas est missionné pour rencontrer le roi
Charles XII, afin de négocier la paix avec les Suédois au nom de la
confédération de Varsovie. L’entrevue a lieu le
31 mars 1704. Surprise : les deux jeunes hommes
sympathisent ! Le roi de Suède devine un allié docile ;
quant à Stanislas , fasciné par la personnalité du souverain, il
accepte d’être son candidat à l’élection royale. L’attrait du
destin national a vite raison de ses hésitations.
Sans grande surprise, la diète d’élection proclame
Stanislas roi le 12 juillet 1704. Toutefois, le nouvel élu ne
peut régner qu’après avoir prêté le serment des pacta conventa[6] qui précède le couronnement. Une affaire de
quelques jours, selon Charles XII qui feint d’ignorer que le
pouvoir de Stanislas se limite aux territoires occupés par l’armée
suédoise et que les opposants le considèrent comme un
« antiroi ». En réalité, il faudra attendre plus d’un
an !
Le 4 octobre 1705, le sacre du roi
Stanislas Ier est organisé à
Varsovie. Sur une estrade, deux fillettes, Anna et Marie, ne
perdent pas une seconde de la cérémonie. Stanislas , drapé dans un
grand manteau rouge doublé de zibeline et Catherine Opalinska,
parée de ses diamants, impressionnent les deux enfants.
Sitôt les fêtes du couronnement passées, Stanislas
se trouve confronté aux réalités : Auguste II n’a pas abdiqué
et compte bien gouverner depuis Cracovie, tout en espérant lancer
une opération sur Varsovie afin d’enlever son rival. Stanislas ,
lui, a pour unique soutien les troupes suédoises dont les exactions
provoquent la colère de la population polonaise. Des deux rois, le
nouveau est le plus mal loti.
On a perdu la petite Marie !
Se sentant menacé, il tente de mettre sa famille à
l’abri. Peine perdue… La mère de Stanislas , la reine et ses filles
sont contraintes de se réfugier en Poméranie occidentale, à
Szczecin[7], alors
possession suédoise.
Marie a deux ans et demi lors de cette fuite
éperdue où elle va vivre une aventure rocambolesque. Après une
courte halte dans une auberge, les fugitifs reçoivent l’ordre de
reprendre la route et s’exécutent dans le plus grand désordre. Le
convoi a déjà parcouru plusieurs lieues lorsque la gouvernante de
la princesse s’aperçoit de la disparition de la fillette. Les
voitures stoppent. On cherche en vain le bébé. Aucune trace !
Il faut retourner à l’auberge, mais Marie reste introuvable.
Heureusement, un valet pense à inspecter les écuries. Et il
découvre, dans une auge, la petite princesse abandonnée qui lui
tend les bras en souriant... Cette mésaventure ne relève pas de la
simple légende ; Marie la racontera beaucoup plus tard à
Voltaire qui s’empressera de l’évoquer dans son Histoire de Charles XII.
Durant ce temps, Stanislas , conscient de la
situation désespérée dans laquelle il se trouve, signe sans
hésitation un traité d’alliance avec la Suède. La manoeuvre s’avère
payante et les émissaires du Saxon signent la paix le
24 septembre 1706. Auguste II abdique en faveur de
Stanislas ; hélas, l’armée moscovite venue le soutenir
envahit la Grande Pologne qu’elle ravage. Leszno, la ville des
Leszczyński, n’est pas épargnée, sa population massacrée ou
déportée, ses terres pillées, ses biens confisqués. La famille
Leszczyński est ruinée. Stanislas doit se rendre à
l’évidence : il n’est pas parvenu à rassembler les Polonais ni
à réunifier l’État. Pour sortir de l’impasse, il envisage de
négocier avec les partisans d’Auguste II en dépit de l’interdiction
du roi de Suède, parti affronter les Russes.
Le 9 juillet 1709, la défaite suédoise de
Charles XII à Poltava, contre les armées russes de
Pierre Ier , annonce la chute
prochaine du malheureux Stanislas ; d’autant qu’Auguste II
dénonce aussitôt les clauses du traité d’abdication pendant que ses
armées reprennent pied en Pologne. Pour échapper aux hommes du
tsar, Charles XII, blessé, se réfugie avec les rescapés de son
armée à Bender, en Bessarabie, où les Turcs les font
prisonniers.
Cachée dans un four à pain
Stanislas juge la situation désespérée. Se sachant
piètre guerrier, il déclare vouloir abdiquer afin d’épargner à sa
patrie les malheurs de la guerre civile. Sous la protection
d’officiers dévoués, Catherine Opalinska et les princesses Anna et
Marie fuient vers Szczecin, dans de lourdes voitures sur des routes
défoncées.
Les étapes sont longues et éprouvantes pour les
fillettes, ballottées d’auberges en asiles de fortune, avec la
menace incessante de tomber nez à nez avec l’ennemi. C’est arrivé
une fois et Marie n’a dû son salut qu’à la présence d’esprit d’un
domestique. En quelques secondes, il l’empaqueta et s’enfuit avec
son précieux fardeau jusqu’au hameau voisin, où il confia l’enfant
à une paysanne. La brave femme eut l’idée de cacher la petite
princesse dans un four à pain toute la durée de l’alerte. Déjà
rompue à ce genre d’équipée malgré son jeune âge, Marie sut retenir
son souffle et ses pleurs. Bien des années plus tard, elle avouait
en avoir tremblé de terreur…
Roi fugitif, Stanislas Ier rejoint la reine et les princesses à Szczecin.
À peine arrivé, il doit à nouveau fuir pour se réfugier à
Stockholm. En Suède, les exilés sont traités en souverains. Pendant
que Catherine Opalinska pleure sa fortune perdue, Stanislas
s’occupe de l’éducation de ses filles. Enfin sereines, les
princesses Anna et Marie font son bonheur en se comportant en
délicieuses petites filles modèles. Mais il croit toujours en sa
bonne étoile. En 1713, il prend le chemin de la Turquie sous le
déguisement d’un officier français. Les échanges de lettres n’ayant
rien donné, il veut informer Charles XII des négociations qu’il a
entamées avec Auguste II en vue de son abdication.
Le stratagème est grotesque. Les Turcs découvrent
très vite son identité et le font prisonnier. À Bender, Stanislas
est assigné à résidence mais traité en roi. Sa maison se compose de
domestiques et d’une garde qui lui rend les honneurs chaque fois
qu’il sort. Il touche même une pension et le pacha de Bender,
chargé de veiller sur ce prisonnier moins encombrant que le roi de
Suède, lui confie un cheval arabe caparaçonné d’or ! Dans sa
prison de rêve, Stanislas meuble sa solitude de musique, de
lectures et de promenades. Il prend plaisir à découvrir ce pays qui
lui ouvre les portes d’un Orient inconnu. Un seul regret : il
aimerait tant faire partager ses découvertes à ses deux filles
chéries.
Pendant ce temps, Charles XII rend la vie de ses
geôliers impossible et refuse toutes les propositions de Stanislas
. Mais l’obstination du Polonais finit par toucher le Suédois qui
lui propose une solution de repli : « En attendant que je
vous ouvre les portes de Varsovie, installez-vous dans mon duché de
Deux-Ponts. Vous y serez traité en roi. »
Un minuscule royaume près de la France
Il n’en faut pas davantage pour tranquilliser
Stanislas . Il prend (à regret) congé de ses hôtes turcs et se
dirige vers son nouveau royaume : le duché de
Zweibrücken[8] que les
francophiles appellent Deux-Ponts. Stanislas ignore tout de ce
minuscule territoire germanique enclavé entre la Sarre, la Lorraine
et l’Alsace, tout proche de la France mais rattaché à la couronne
de Suède depuis 1654.
Cette fois, il a choisi de voyager sous le
pseudonyme de comte de Cronstein, en compagnie de trois
gentilshommes polonais bientôt rejoints par Michel Tarlo et par son
ami d’enfance Stanislas Poniatowski qui est au service de Charles
XII. Les voyageurs traversent la Hongrie puis l’Autriche, avant de
pénétrer sur les terres du duc de Lorraine,
Léopold Ier . À Lunéville, ils
s’installent à l’auberge La Croix de
Lorraine, tandis que le fidèle Tarlo tente de négocier
quelques bijoux du roi de Pologne auprès d’un usurier local, car
Stanislas est toujours à court d’argent. La nouvelle de la présence
du malheureux monarque se répand jusque dans les salons du duc.
Alerté par le prince de Beauvau, Léopold fait racheter les bijoux
qui sont rendus, dans le plus grand secret, au fameux comte de
Cronstein avec, en prime, la somme empruntée. Quand Stanislas
quitte Lunéville, encore sous l’émotion de ce geste princier, il
ignore que vingt-deux ans plus tard il prendra la place du
duc.
Le 4 juillet 1714, Stanislas découvre son
nouveau royaume. Les Bipontins accueillent chaleureusement cet
homme jovial à l’embonpoint naissant, qui porte la perruque
blonde avec élégance. Mais tout le monde s’interroge sur l’absence
de sa famille dont l’arrivée, plusieurs fois annoncée, est sans
cesse différée. En réalité, Stanislas n’a pas un sou vaillant et
finit par recourir à un emprunt auprès de sympathisants pour réunir
les quinze mille thalers nécessaires au voyage de ses
proches.
En octobre 1714, la famille Leszczyński enfin
réunie emménage dans le vieux château local. Stanislas exulte de
joie en retrouvant ses filles. Anna est une ravissante jeune fille
de quinze ans ; Marie est moins jolie que son aînée, mais son
regard un brin rieur illumine son visage de fillette de onze
ans.
Le roi de Pologne adore les vallons verdoyants et
les forêts giboyeuses de ce modeste duché. Les princesses en
apprécient la vie paisible depuis qu’elles ont repris leurs études,
sous la férule du docteur Karl Friedrich Luther, lointain
descendant du réformateur de Wittenberg. Et quand il n’assiste pas
aux leçons de ses filles, Stanislas se livre au plaisir de la
chasse qui l’entraîne souvent au-delà de sa petite principauté.
Parfois, il couche en route, reçu par quelque seigneur voisin.
Partout où il passe, il tisse des liens d’amitiés.
Le cerisier de Tschifflik
En marge de sa passion pour la chasse, le séjour à
Deux-Ponts permet aussi à Stanislas de cultiver ses goûts pour la
musique, la peinture, le théâtre et la religion. Il lit beaucoup et
commande autant de livres que de gazettes. Il lui arrive aussi de
passer des soirées à griffonner les plans d’un château idéal...
hélas inaccessible car le revenu annuel du duché est fort modeste,
estimé à vingt mille thalers pour une population de près de cinq
mille habitants. Et le gouverneur jongle en permanence pour
maintenir son budget en équilibre, d’autant que Stanislas et sa
cour, sans cesse augmentée de partisans, aiment le luxe et la bonne
chère…
À défaut de s’offrir un palais, le roi déchu va
quand même réaliser la résidence de ses rêves : un petit
château, tout en terrasses, composé de plusieurs pavillons reliés
entre eux par des galeries couvertes ou des tonnelles. Il trouve le
site idéal, à l’écart de la ville, sur un terrain en gradins qui se
prête aisément aux chimères baroques ; et, en 1715, il confie
à l’architecte suédois Jonas Erikson Sundahl la réalisation de ce
château qu’il baptise Tschifflik,
« maison de plaisance » en turc.
Bâti en matériaux légers et peu coûteux, cet
ensemble s’inspire à la fois des maisons orientales de Bender, des
châteaux de son enfance et des palais baroques des Habsbourg. C’est
le règne de l’eau : elle jaillit au milieu des bassins, court
le long des parterres et dévale des escaliers en bouillonnant pour
se jeter en cascades dans un étang. Ici, un pont de pierre enjambe
un ruisseau ; là, des dauphins crachent le trop-plein d’un
bassin, tandis qu’un cheval marin lance de l’eau au pied de la
statue du dieu Pan sur un rocher. Au fond, une succession
d’escaliers monumentaux permet d’atteindre la « Montagne des
trompettes », couronnée d’un arc de triomphe. C’est là que
Stanislas installe son orchestre qui joue des opéras italiens ou
des spectacles français créés pour le roi et sa cour. Et c’est là
que Marie prend goût à la musique.
Aujourd’hui, il ne reste que des ruines romantiques
cachées par une végétation luxuriante ; mais on devine encore
quelques pans de murs du pavillon des princesses. On les imagine
attentives aux leçons de Jules Favier, leur maître à danser ;
on voit Marie agenouillée au beau milieu du parc, occupée à planter
un cerisier. Son cerisier ! La légende prétend même que,
devenue reine de France, elle continua longtemps de recevoir chaque
année un panier de cerises de son arbre.
Fin d’un court bonheur
Au printemps 1717, le ciel s’obscurcit. La
délicieuse princesse Anna tombe gravement malade. Malgré les
efforts des médecins pour la guérir d’une congestion pulmonaire,
elle meurt le 20 juin. Belle, intelligente, spirituelle, elle
avait dix-huit ans. Bouleversé, Stanislas la fait inhumer à
l’abbaye de Grafenthal[9] où il sait que les moines guillemites
veilleront sur elle.
Le 15 août 1717, comme il le fait
régulièrement depuis deux mois, Stanislas prend la direction de
Grafenthal pour se recueillir sur la tombe d’Anna . Sur la route,
il est victime d’une tentative d’enlèvement, manigancée par un
ministre d’Auguste II. Heureusement, l’affaire avait été éventée et
le piège se referme sur les comploteurs. Quelques mois plus tôt,
une première expédition avait déjà fait long feu. La situation
devient angoissante pour le roi déchu comme pour sa famille. À cela
s’ajoutent d’énormes soucis d’argent. Mais le pire survient le
11 décembre 1718 : Charles XII, en guerre
contre ses voisins Norvégiens, reçoit une balle en pleine tête. Le
courrier de la cour de Suède annonçant la nouvelle parvient à
Deux-Ponts en janvier 1719. Il précise que le duché échoit au
comte palatin Samuel-Léopold . Exit
Stanislas et sa famille. Fin du beau rêve de Tschifflik !
À quarante et un ans, Stanislas se trouve dans une
impasse : il a perdu son unique protecteur ; ses ennemis
le guettent et ses créanciers l’assaillent. Condamné à l’errance,
il se tourne vers le duc Léopold Ier de Lorraine qui lui prête trente mille livres.
Et il dépêche l’un de ses derniers partisans à Paris, dans l’espoir
d’apitoyer le Régent sur son infortune. Heureusement, son ami des
belles heures de Tschifflik, le
prince-cardinal Armand Gaston de Rohan-Soubise , évêque de
Strasbourg, a pris les devants. D’ailleurs, les malheurs de
Stanislas ont touché le duc d’Orléans qui l’autorise à résider
incognito en Alsace, où il sera sous la
protection du roi de France. Ce n’est pas du goût d’Auguste le Fort
qui fait part de son mécontentement au Régent par l’entremise de
son ambassadeur. Celui-ci lui répond : « Monsieur, mandez
au roi votre maître que la France a toujours été l’asile des rois
malheureux[10]. »
En mars 1719, Stanislas et les siens prennent
la route d’un nouvel exil, escortés par un détachement de soldats
français. Direction : Wissembourg, bourgade commerçante du
nord de l’Alsace, rattachée au royaume de France depuis sa
conquête, en 1705. Faute de château, la famille Leszczyński et sa
suite s’installent à la Deutschhaus,
une grande maison patricienne communément appelée « maison
Weber ». Parmi le dernier carré de fidèles, on trouve l’abbé
Labiszewski, confesseur de Marie qui la suivra bientôt à
Versailles.
Pour assurer leur subsistance, Stanislas a gagé les
derniers bijoux des Leszczyński chez un banquier juif de Francfort.
Un nouvel appel à la Suède et l’aide du Régent lui permettent
d’obtenir un ultime pécule de cent mille écus.
Dix-sept ans, charmante et instruite
À Wissembourg, les exilés mènent une vie très
simple. Stanislas et Marie s’en accommodent, mais Catherine
Opalinska ne supporte pas sa condition d’exilée. Plutôt que
d’adoucir sa peine, la présence de Marie la rend irascible, comme
si elle lui reprochait d’avoir survécu à sa soeur aînée. Pourtant,
la mère et la fille partagent la même générosité lorsqu’il s’agit
de secourir les pauvres ou de passer de longues heures à broder
pour les églises. Stanislas souffre de cette mésentente et redouble
d’affection pour la princesse, d’autant qu’elle a été bien malade
au printemps 1720. Pour l’égayer, il l’entraîne dans de longues
promenades à travers la campagne alsacienne, prétexte à des
conversations animées. Il lui communique si bien sa passion de la
musique qu’elle chante, danse, joue parfaitement du clavecin et
pratique la guitare et la vièle.
Marie a dix-sept ans. Ni grande, ni petite, elle
n’a pas la séduction et la beauté de sa soeur disparue, mais elle
est charmante avec sa taille bien prise et son visage plein de
fraîcheur, illuminé de beaux yeux bruns… malgré le nez un peu fort,
caractéristique des Leszczyński. Une fossette au menton et une
bouche bien ourlée rehaussent l’éclat de son sourire.
Une certaine retenue souligne la modestie de cette
princesse solitaire dont l’instruction surpasse pourtant celle des
princesses héritières de son âge. Elle a des connaissances étendues
en histoire, en théologie et en sciences ; elle lit beaucoup,
notamment Corneille, Racine, Molière et La Fontaine ; et elle
parle avec aisance six langues : le polonais, le français,
l’italien, l’allemand, le suédois et le latin.
Ni marquise, ni margrave !
L’austère maison Weber est parfois égayée par la
visite impromptue du cardinal de Rohan. Dans les soirées
qu’organise Stanislas, on croise aussi le comte du Bourg, devenu un
ami de la famille, et la comtesse d’Andlau qui appartient à l’une
des plus prestigieuses familles d’Alsace. Quant au chevalier de
Vauchoux[11] qui va
jouer un rôle dans le mariage de Marie, son assiduité auprès de
Stanislas remonte au court règne du roi.
À l’occasion d’une soirée, Marie est présentée au
jeune marquis de Courtanvaux, commandant du régiment de cavalerie
Royal-Roussillon. Petit-fils de Louvois et neveu du maréchal
d’Estrées , Louis-Charles-César Le Tellier[12] semble avoir les faveurs de la princesse. Il
possède une grosse fortune, mais Stanislas ne l’estime pas assez
titré pour en faire son gendre, à moins qu’on ne le fasse duc et
pair. Cet arrangement déplaisant au Régent, le jeune soupirant
renoncera à son idylle et quittera l’Alsace pour Versailles, où il
sera nommé colonel des Cent-Suisses.
De son côté, Catherine Opalinska multiplie les
démarches pour caser sa fille. En 1721, elle échange de nombreuses
lettres avec la margrave de Bade qui souhaite marier son fils aîné.
Les souverains suédois lui ont vanté les qualités de la princesse
et, bien que roi déchu, Stanislas est un protégé de la
France ; elle est donc favorable à cette alliance.
Pratiquement fiancée au prince héritier, Marie séjourne même
plusieurs semaines dans sa future belle-famille. Mais tout
s’effondre lorsque la margrave apprend la mort du fils unique du
prince Schwarzenberg, faisant de sa soeur l’unique héritière d’un
patrimoine prestigieux. Sans hésiter, elle rompt les fiançailles et
renvoie la pauvre Marie à Wissembourg. Quelle
désillusion !
Pourquoi pas duchesse…
Stanislas ne cache pas sa peine au chevalier de
Vauchoux. Il lui avoue qu’il aimerait voir Marie épouser le duc de
Bourbon, jeune veuf sans enfant. Sa mère souhaite le remarier, au
grand dam de sa maîtresse, Agnès de Prie, qui se voit déjà évincée
par une épouse méfiante et autoritaire. À moins que la maîtresse ne
déniche elle-même une jeune oie innocente qui jouera son rôle de
génitrice sans lui faire d’ombre. À trente et un ans, l’héritier du
Grand Condé serait un bon parti, mais Stanislas semble oublier que
sa laideur n’a d’égale que son manque d’esprit.
Vauchoux promet de sonder l’entourage de Monsieur
le Duc et confie son projet à sa maîtresse, la veuve Texier, dont
l’époux a été le caissier de Berthelot de Pléneuf, père de
Madame de Prie. Les deux femmes se connaissent au point
d’échanger des confidences. Et voilà comment Madame de Prie
apprend l’existence de Marie Leszczyńska, petite princesse pauvre,
douce et pieuse. Exactement la jeune fille qu’elle
recherche !
Le 2 décembre 1723, le Régent meurt
subitement, laissant la voie libre au duc de Bourbon qui réclame et
obtient la succession du défunt. Stanislas, toujours en quête
d’argent, s’inquiète pour sa rente. Une lettre rassurante de
Vauchoux lui confirme que le nouveau premier ministre compte bien
respecter les engagements du Régent. C’est l’occasion pour le roi
déchu de relancer les négociations en vue du mariage de sa fille
avec Monsieur le Duc. À ce moment, il ignore évidemment tout des
manoeuvres du duc de Bourbon pour marier Louis XV au plus
vite.
Un portrait qui tombe à pic
Lorsque, en février 1725, Madame de Prie
commande au peintre Pierre Gobert le portrait de Marie Leszczyńska,
il est vraisemblable qu’elle destine encore la jeune fille au duc.
Elle ne sait pas encore que ses projets vont bientôt changer.
L’étape de Wissembourg doit rester secrète.
Officiellement, Gobert se rend à Saverne pour des
travaux d’embellissement du palais du cardinal de Rohan. Dès son
arrivée, il exécute deux portraits de Marie. L’une des toiles est
destinée à Madame de Prie. On l’expédie rapidement à
Versailles où elle parvient le 21 mars. Entre-temps, les
objectifs de la marieuse ont été bousculés par l’obsession de
Monsieur le Duc à marier rapidement le roi et par l’incapacité du
Conseil à trouver une reine ! Or, la princesse idéale est là,
sous leurs yeux : une jeune fille tranquille, sans influence
ni danger pour le royaume… et sans risques pour Madame de
Prie ! Il lui suffit de convaincre son amant, tâche aisée pour
elle. Interrogé, le comte d’Argenson, qui a fait étape à
Wissembourg l’année précédente, couvre Marie d’éloges. Méfiant,
Monsieur le Duc dépêche toutefois le chevalier de Méré en Alsace,
sous couvert d’une mission en Allemagne. À son retour, le chevalier
confirme les dires du comte d’Argenson, avant de murmurer à
l’oreille de Madame de Prie : « Elle a l’esprit
simple qui prendra la forme et la figure qu’on voudra. »
Cette fois les jeux sont faits : Marie sera
bien reine de France.
2-
Lvov : Lwow en polonais, Lemberg en allemand.
Cette ville de la Galicie orientale a été annexée à la Pologne en
1340 par Casimir le Grand. Capitale de Ruthénie rouge (Russie
rouge) polonaise, elle a été une possession autrichienne lors du
premier partage de la Pologne en 1772. Au xxe siècle, après
avoir été soviétique, elle a été intégrée à l’Ukraine indépendante
sous le nom de Lviv.
4-
Diète : assemblée des députés de la noblesse,
alors que le Sénat est la Chambre haute composée de magnats,
d’évêques et de vojévodes.
6-
Pacta conventa : à
partir de 1573, engagements pris par un candidat à l’élection
royale, à propos de dons importants.
7-
Szczecin : capitale de la Poméranie
occidentale, ce fief des Piast a été conquis en 1630 par les
Suédois. Rachetée par la Prusse en 1730, la ville prend le nom de
Stettin. Elle restera prussienne jusqu’à la fin de la Seconde
Guerre mondiale.
8-
Le duché de Deux-Ponts, ou duché de Zweibrücken,
est un minuscule territoire entre la Lorraine, la Sarre et
l’Alsace. Ce duché a échu par hasard à la couronne de Suède lorsque
Charles, le prince régnant de la branche Deux-Ponts-Kleeburg, est
monté sur le trône de Suède en 1654. Aujourd’hui, Zweibrücken est
en Allemagne, dans le Land de Rhénanie-Palatinat.
9-
Sur la route de Sarreguemines, l’abbaye guillemite
de Grafenthal a été fondée en 1243. Elle reçoit régulièrement la
visite de Stanislas ; il y entend les offices et s’entretient
avec l’érudit du lieu, l’abbé Klocker, qui le présente au cardinal
de Rohan.
11-
Charles-François Noirot, connu sous le nom de
chevalier de Vauchoux, est franc-comtois. Il a servi en Pologne
comme lieutenant-colonel au Royal-Roussillon, sous le règne
chaotique de Stanislas . En suivant les affectations de son
régiment, il retrouve le roi de Pologne à Wissembourg.
12-
Louis-Charles-César Le Tellier (1695-1771), marquis
de Courtenvaux, prendra le nom de D’Estrées en 1739, après la mort
sans postérité de son oncle. Il sera fait maréchal le
24 février 1757, ministre d’État l’année suivante et
gouverneur des Trois-Évêchés. Il sera duc en 1763.