II
LA PRINCESSE ERRANTE
D
ans un premier temps, le choix de Louis XV demeure secret. Mais, dans les coulisses de Versailles comme dans les salons parisiens, les rumeurs vont bon train. Et l’on commence déjà à écorcher le nom imprononçable de cette princesse inconnue qui pourrait bientôt devenir reine de France. Qui est donc cette heureuse élue dont on sait seulement qu’elle a vingt-deux ans ? Tout juste connaît-on le nom de son père : Stanislas  Ier, roi déchu de Pologne.
Marie Charlotte Sophie Félicité Leszczyńska a vu le jour en Pologne le 23 juin 1703, au couvent de Trzebnica, proche de Breslau (aujourd’hui Wroclaw) capitale historique de la basse Silésie.
Elle est la fille de Stanislas Leszczyński et de Catherine Opalinska, tous deux héritiers de familles qui comptent parmi les plus riches et les plus influentes de Pologne. À la naissance de Marie, Stanislas a vingt-cinq ans, il exerce la fonction de voïvode[1] de Poznan, siège au Sénat et vient de prendre le titre de comte de Leszno à la mort de son père.
Né le 20 octobre 1677 à Lvov[2], Stanislas Leszczyński a tout du jeune aristocrate mondain, cultivé, aux goûts raffinés, à l’éducation sans faille. Destiné à une grande carrière politique, il a bénéficié de solides études littéraires, auxquelles s’ajoute une formation poussée en mathématiques et en sciences. Il maîtrise parfaitement le français, l’italien et l’allemand, sans oublier le latin qu’il parle et écrit sans difficulté. Stanislas a été reçu à la cour de Vienne, à Venise, à Florence, à Rome où le pape lui a accordé une audience privée, et même à Versailles le temps d’apercevoir Louis XIV et le Grand Dauphin.
En 1698, il a épousé Catherine Opalinska, selon le souhait paternel. Catherine a vingt et un ans ; elle n’est pas très gaie et manque singulièrement d’attraits, mais c’est l’un des meilleurs partis de la Grande Pologne. La corbeille de mariage de la jeune fille totalise deux cent vingt-trois villages et soixante-trois villes ! Plus modeste, Stanislas ne possède que cent seize villages et dix-sept villes… En 1699, la jeune épouse donne naissance à une ravissante petite fille prénommée Anna .
Un système monarchique unique
La Pologne est alors une curiosité en Europe. Au fil du temps et des avatars de l’histoire, elle a conçu un système de gouvernement unique : une république nobiliaire, la Rzeczpospolita[3], dont le roi est choisi par une diète d’élection ! Avec une diète[4] rassemblant cent soixante-cinq députés issus de la noblesse, un Sénat aux mains des magnats[5] fort de cent quarante membres, et un centre politique commun, le système fonctionne plutôt bien, malgré les menaces permanentes venues de l’extérieur.
Dans cette république nobiliaire aux mains de la grande noblesse polonaise, les Leszczyński occupent des fonctions importantes depuis le xve siècle. Ils se distinguent par leur niveau d’instruction, leur tolérance religieuse, leur goût pour l’architecture et leur pratique du mécénat. En juin 1697, Stanislas et son père siègent à la Diète. Ils participent par leurs votes à l’élection de l’électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, qui coiffe la couronne de Pologne sous le nom d’Auguste II. En guise de reconnaissance, le nouveau roi les ménage, accordant à Stanislas le titre de voïvode de Poznan, ce qui lui permet de siéger au Sénat. Il a vingt ans.
Mais Stanislas regrette vite d’avoir voté pour Auguste II, surnommé Auguste le Fort. Dans l’objectif d’une expansion territoriale sur le dos de la Suède, il se ligue avec le roi de Danemark et le tsar de Russie. C’est le début de la guerre du Nord. Les alliés pensaient ne faire qu’une bouchée du jeune roi de Suède, Charles XII ; mais, pour son baptême du feu, ce dernier collectionne les victoires en battant tour à tour les Danois, les Russes et les Polonais. En 1702, ses troupes sont aux portes de Varsovie, tandis qu’Auguste II se réfugie dans Cracovie. Commence alors pour la Pologne une longue crise politique entretenue par deux camps rivaux : les partisans du roi Auguste et les sympathisants du roi de Suède qui compte désormais parmi ses rangs la famille Leszczyński .
Destin royal inattendu
Stanislas est missionné pour rencontrer le roi Charles XII, afin de négocier la paix avec les Suédois au nom de la confédération de Varsovie. L’entrevue a lieu le 31 mars 1704. Surprise : les deux jeunes hommes sympathisent ! Le roi de Suède devine un allié docile ; quant à Stanislas , fasciné par la personnalité du souverain, il accepte d’être son candidat à l’élection royale. L’attrait du destin national a vite raison de ses hésitations.
Sans grande surprise, la diète d’élection proclame Stanislas roi le 12 juillet 1704. Toutefois, le nouvel élu ne peut régner qu’après avoir prêté le serment des pacta conventa[6] qui précède le couronnement. Une affaire de quelques jours, selon Charles XII qui feint d’ignorer que le pouvoir de Stanislas se limite aux territoires occupés par l’armée suédoise et que les opposants le considèrent comme un « antiroi ». En réalité, il faudra attendre plus d’un an !
Le 4 octobre 1705, le sacre du roi Stanislas  Ier est organisé à Varsovie. Sur une estrade, deux fillettes, Anna et Marie, ne perdent pas une seconde de la cérémonie. Stanislas , drapé dans un grand manteau rouge doublé de zibeline et Catherine Opalinska, parée de ses diamants, impressionnent les deux enfants.
Sitôt les fêtes du couronnement passées, Stanislas se trouve confronté aux réalités : Auguste II n’a pas abdiqué et compte bien gouverner depuis Cracovie, tout en espérant lancer une opération sur Varsovie afin d’enlever son rival. Stanislas , lui, a pour unique soutien les troupes suédoises dont les exactions provoquent la colère de la population polonaise. Des deux rois, le nouveau est le plus mal loti.
On a perdu la petite Marie !
Se sentant menacé, il tente de mettre sa famille à l’abri. Peine perdue… La mère de Stanislas , la reine et ses filles sont contraintes de se réfugier en Poméranie occidentale, à Szczecin[7], alors possession suédoise.
Marie a deux ans et demi lors de cette fuite éperdue où elle va vivre une aventure rocambolesque. Après une courte halte dans une auberge, les fugitifs reçoivent l’ordre de reprendre la route et s’exécutent dans le plus grand désordre. Le convoi a déjà parcouru plusieurs lieues lorsque la gouvernante de la princesse s’aperçoit de la disparition de la fillette. Les voitures stoppent. On cherche en vain le bébé. Aucune trace ! Il faut retourner à l’auberge, mais Marie reste introuvable. Heureusement, un valet pense à inspecter les écuries. Et il découvre, dans une auge, la petite princesse abandonnée qui lui tend les bras en souriant... Cette mésaventure ne relève pas de la simple légende ; Marie la racontera beaucoup plus tard à Voltaire qui s’empressera de l’évoquer dans son Histoire de Charles XII.
Durant ce temps, Stanislas , conscient de la situation désespérée dans laquelle il se trouve, signe sans hésitation un traité d’alliance avec la Suède. La manoeuvre s’avère payante et les émissaires du Saxon signent la paix le 24 septembre 1706. Auguste II abdique en faveur de Stanislas  ; hélas, l’armée moscovite venue le soutenir envahit la Grande Pologne qu’elle ravage. Leszno, la ville des Leszczyński, n’est pas épargnée, sa population massacrée ou déportée, ses terres pillées, ses biens confisqués. La famille Leszczyński est ruinée. Stanislas doit se rendre à l’évidence : il n’est pas parvenu à rassembler les Polonais ni à réunifier l’État. Pour sortir de l’impasse, il envisage de négocier avec les partisans d’Auguste II en dépit de l’interdiction du roi de Suède, parti affronter les Russes.
Le 9 juillet 1709, la défaite suédoise de Charles XII à Poltava, contre les armées russes de Pierre Ier , annonce la chute prochaine du malheureux Stanislas  ; d’autant qu’Auguste II dénonce aussitôt les clauses du traité d’abdication pendant que ses armées reprennent pied en Pologne. Pour échapper aux hommes du tsar, Charles XII, blessé, se réfugie avec les rescapés de son armée à Bender, en Bessarabie, où les Turcs les font prisonniers.
Cachée dans un four à pain
Stanislas juge la situation désespérée. Se sachant piètre guerrier, il déclare vouloir abdiquer afin d’épargner à sa patrie les malheurs de la guerre civile. Sous la protection d’officiers dévoués, Catherine Opalinska et les princesses Anna et Marie fuient vers Szczecin, dans de lourdes voitures sur des routes défoncées.
Les étapes sont longues et éprouvantes pour les fillettes, ballottées d’auberges en asiles de fortune, avec la menace incessante de tomber nez à nez avec l’ennemi. C’est arrivé une fois et Marie n’a dû son salut qu’à la présence d’esprit d’un domestique. En quelques secondes, il l’empaqueta et s’enfuit avec son précieux fardeau jusqu’au hameau voisin, où il confia l’enfant à une paysanne. La brave femme eut l’idée de cacher la petite princesse dans un four à pain toute la durée de l’alerte. Déjà rompue à ce genre d’équipée malgré son jeune âge, Marie sut retenir son souffle et ses pleurs. Bien des années plus tard, elle avouait en avoir tremblé de terreur…
Roi fugitif, Stanislas  Ier rejoint la reine et les princesses à Szczecin. À peine arrivé, il doit à nouveau fuir pour se réfugier à Stockholm. En Suède, les exilés sont traités en souverains. Pendant que Catherine Opalinska pleure sa fortune perdue, Stanislas s’occupe de l’éducation de ses filles. Enfin sereines, les princesses Anna et Marie font son bonheur en se comportant en délicieuses petites filles modèles. Mais il croit toujours en sa bonne étoile. En 1713, il prend le chemin de la Turquie sous le déguisement d’un officier français. Les échanges de lettres n’ayant rien donné, il veut informer Charles XII des négociations qu’il a entamées avec Auguste II en vue de son abdication.
Le stratagème est grotesque. Les Turcs découvrent très vite son identité et le font prisonnier. À Bender, Stanislas est assigné à résidence mais traité en roi. Sa maison se compose de domestiques et d’une garde qui lui rend les honneurs chaque fois qu’il sort. Il touche même une pension et le pacha de Bender, chargé de veiller sur ce prisonnier moins encombrant que le roi de Suède, lui confie un cheval arabe caparaçonné d’or ! Dans sa prison de rêve, Stanislas meuble sa solitude de musique, de lectures et de promenades. Il prend plaisir à découvrir ce pays qui lui ouvre les portes d’un Orient inconnu. Un seul regret : il aimerait tant faire partager ses découvertes à ses deux filles chéries.
Pendant ce temps, Charles XII rend la vie de ses geôliers impossible et refuse toutes les propositions de Stanislas . Mais l’obstination du Polonais finit par toucher le Suédois qui lui propose une solution de repli : « En attendant que je vous ouvre les portes de Varsovie, installez-vous dans mon duché de Deux-Ponts. Vous y serez traité en roi. »
Un minuscule royaume près de la France
Il n’en faut pas davantage pour tranquilliser Stanislas . Il prend (à regret) congé de ses hôtes turcs et se dirige vers son nouveau royaume : le duché de Zweibrücken[8] que les francophiles appellent Deux-Ponts. Stanislas ignore tout de ce minuscule territoire germanique enclavé entre la Sarre, la Lorraine et l’Alsace, tout proche de la France mais rattaché à la couronne de Suède depuis 1654.
Cette fois, il a choisi de voyager sous le pseudonyme de comte de Cronstein, en compagnie de trois gentilshommes polonais bientôt rejoints par Michel Tarlo et par son ami d’enfance Stanislas Poniatowski qui est au service de Charles XII. Les voyageurs traversent la Hongrie puis l’Autriche, avant de pénétrer sur les terres du duc de Lorraine, Léopold Ier . À Lunéville, ils s’installent à l’auberge La Croix de Lorraine, tandis que le fidèle Tarlo tente de négocier quelques bijoux du roi de Pologne auprès d’un usurier local, car Stanislas est toujours à court d’argent. La nouvelle de la présence du malheureux monarque se répand jusque dans les salons du duc. Alerté par le prince de Beauvau, Léopold fait racheter les bijoux qui sont rendus, dans le plus grand secret, au fameux comte de Cronstein avec, en prime, la somme empruntée. Quand Stanislas quitte Lunéville, encore sous l’émotion de ce geste princier, il ignore que vingt-deux ans plus tard il prendra la place du duc.
Le 4 juillet 1714, Stanislas découvre son nouveau royaume. Les Bipontins accueillent chaleureusement cet homme jovial à l’embonpoint naissant, qui porte la perruque blonde avec élégance. Mais tout le monde s’interroge sur l’absence de sa famille dont l’arrivée, plusieurs fois annoncée, est sans cesse différée. En réalité, Stanislas n’a pas un sou vaillant et finit par recourir à un emprunt auprès de sympathisants pour réunir les quinze mille thalers nécessaires au voyage de ses proches.
En octobre 1714, la famille Leszczyński enfin réunie emménage dans le vieux château local. Stanislas exulte de joie en retrouvant ses filles. Anna est une ravissante jeune fille de quinze ans ; Marie est moins jolie que son aînée, mais son regard un brin rieur illumine son visage de fillette de onze ans.
Le roi de Pologne adore les vallons verdoyants et les forêts giboyeuses de ce modeste duché. Les princesses en apprécient la vie paisible depuis qu’elles ont repris leurs études, sous la férule du docteur Karl Friedrich Luther, lointain descendant du réformateur de Wittenberg. Et quand il n’assiste pas aux leçons de ses filles, Stanislas se livre au plaisir de la chasse qui l’entraîne souvent au-delà de sa petite principauté. Parfois, il couche en route, reçu par quelque seigneur voisin. Partout où il passe, il tisse des liens d’amitiés.
Le cerisier de Tschifflik
En marge de sa passion pour la chasse, le séjour à Deux-Ponts permet aussi à Stanislas de cultiver ses goûts pour la musique, la peinture, le théâtre et la religion. Il lit beaucoup et commande autant de livres que de gazettes. Il lui arrive aussi de passer des soirées à griffonner les plans d’un château idéal... hélas inaccessible car le revenu annuel du duché est fort modeste, estimé à vingt mille thalers pour une population de près de cinq mille habitants. Et le gouverneur jongle en permanence pour maintenir son budget en équilibre, d’autant que Stanislas et sa cour, sans cesse augmentée de partisans, aiment le luxe et la bonne chère…
À défaut de s’offrir un palais, le roi déchu va quand même réaliser la résidence de ses rêves : un petit château, tout en terrasses, composé de plusieurs pavillons reliés entre eux par des galeries couvertes ou des tonnelles. Il trouve le site idéal, à l’écart de la ville, sur un terrain en gradins qui se prête aisément aux chimères baroques ; et, en 1715, il confie à l’architecte suédois Jonas Erikson Sundahl la réalisation de ce château qu’il baptise Tschifflik, « maison de plaisance » en turc.
Bâti en matériaux légers et peu coûteux, cet ensemble s’inspire à la fois des maisons orientales de Bender, des châteaux de son enfance et des palais baroques des Habsbourg. C’est le règne de l’eau : elle jaillit au milieu des bassins, court le long des parterres et dévale des escaliers en bouillonnant pour se jeter en cascades dans un étang. Ici, un pont de pierre enjambe un ruisseau ; là, des dauphins crachent le trop-plein d’un bassin, tandis qu’un cheval marin lance de l’eau au pied de la statue du dieu Pan sur un rocher. Au fond, une succession d’escaliers monumentaux permet d’atteindre la « Montagne des trompettes », couronnée d’un arc de triomphe. C’est là que Stanislas installe son orchestre qui joue des opéras italiens ou des spectacles français créés pour le roi et sa cour. Et c’est là que Marie prend goût à la musique.
Aujourd’hui, il ne reste que des ruines romantiques cachées par une végétation luxuriante ; mais on devine encore quelques pans de murs du pavillon des princesses. On les imagine attentives aux leçons de Jules Favier, leur maître à danser ; on voit Marie agenouillée au beau milieu du parc, occupée à planter un cerisier. Son cerisier ! La légende prétend même que, devenue reine de France, elle continua longtemps de recevoir chaque année un panier de cerises de son arbre.
Fin d’un court bonheur
Au printemps 1717, le ciel s’obscurcit. La délicieuse princesse Anna tombe gravement malade. Malgré les efforts des médecins pour la guérir d’une congestion pulmonaire, elle meurt le 20 juin. Belle, intelligente, spirituelle, elle avait dix-huit ans. Bouleversé, Stanislas la fait inhumer à l’abbaye de Grafenthal[9] où il sait que les moines guillemites veilleront sur elle.
Le 15 août 1717, comme il le fait régulièrement depuis deux mois, Stanislas prend la direction de Grafenthal pour se recueillir sur la tombe d’Anna . Sur la route, il est victime d’une tentative d’enlèvement, manigancée par un ministre d’Auguste II. Heureusement, l’affaire avait été éventée et le piège se referme sur les comploteurs. Quelques mois plus tôt, une première expédition avait déjà fait long feu. La situation devient angoissante pour le roi déchu comme pour sa famille. À cela s’ajoutent d’énormes soucis d’argent. Mais le pire survient le 11 décembre 1718 : Charles XII, en guerre contre ses voisins Norvégiens, reçoit une balle en pleine tête. Le courrier de la cour de Suède annonçant la nouvelle parvient à Deux-Ponts en janvier 1719. Il précise que le duché échoit au comte palatin Samuel-Léopold . Exit Stanislas et sa famille. Fin du beau rêve de Tschifflik !
À quarante et un ans, Stanislas se trouve dans une impasse : il a perdu son unique protecteur ; ses ennemis le guettent et ses créanciers l’assaillent. Condamné à l’errance, il se tourne vers le duc Léopold Ier de Lorraine qui lui prête trente mille livres. Et il dépêche l’un de ses derniers partisans à Paris, dans l’espoir d’apitoyer le Régent sur son infortune. Heureusement, son ami des belles heures de Tschifflik, le prince-cardinal Armand Gaston de Rohan-Soubise , évêque de Strasbourg, a pris les devants. D’ailleurs, les malheurs de Stanislas ont touché le duc d’Orléans qui l’autorise à résider incognito en Alsace, où il sera sous la protection du roi de France. Ce n’est pas du goût d’Auguste le Fort qui fait part de son mécontentement au Régent par l’entremise de son ambassadeur. Celui-ci lui répond : « Monsieur, mandez au roi votre maître que la France a toujours été l’asile des rois malheureux[10]. »
En mars 1719, Stanislas et les siens prennent la route d’un nouvel exil, escortés par un détachement de soldats français. Direction : Wissembourg, bourgade commerçante du nord de l’Alsace, rattachée au royaume de France depuis sa conquête, en 1705. Faute de château, la famille Leszczyński et sa suite s’installent à la Deutschhaus, une grande maison patricienne communément appelée « maison Weber ». Parmi le dernier carré de fidèles, on trouve l’abbé Labiszewski, confesseur de Marie qui la suivra bientôt à Versailles.
Pour assurer leur subsistance, Stanislas a gagé les derniers bijoux des Leszczyński chez un banquier juif de Francfort. Un nouvel appel à la Suède et l’aide du Régent lui permettent d’obtenir un ultime pécule de cent mille écus.
Dix-sept ans, charmante et instruite
À Wissembourg, les exilés mènent une vie très simple. Stanislas et Marie s’en accommodent, mais Catherine Opalinska ne supporte pas sa condition d’exilée. Plutôt que d’adoucir sa peine, la présence de Marie la rend irascible, comme si elle lui reprochait d’avoir survécu à sa soeur aînée. Pourtant, la mère et la fille partagent la même générosité lorsqu’il s’agit de secourir les pauvres ou de passer de longues heures à broder pour les églises. Stanislas souffre de cette mésentente et redouble d’affection pour la princesse, d’autant qu’elle a été bien malade au printemps 1720. Pour l’égayer, il l’entraîne dans de longues promenades à travers la campagne alsacienne, prétexte à des conversations animées. Il lui communique si bien sa passion de la musique qu’elle chante, danse, joue parfaitement du clavecin et pratique la guitare et la vièle.
Marie a dix-sept ans. Ni grande, ni petite, elle n’a pas la séduction et la beauté de sa soeur disparue, mais elle est charmante avec sa taille bien prise et son visage plein de fraîcheur, illuminé de beaux yeux bruns… malgré le nez un peu fort, caractéristique des Leszczyński. Une fossette au menton et une bouche bien ourlée rehaussent l’éclat de son sourire.
Une certaine retenue souligne la modestie de cette princesse solitaire dont l’instruction surpasse pourtant celle des princesses héritières de son âge. Elle a des connaissances étendues en histoire, en théologie et en sciences ; elle lit beaucoup, notamment Corneille, Racine, Molière et La Fontaine ; et elle parle avec aisance six langues : le polonais, le français, l’italien, l’allemand, le suédois et le latin.
Ni marquise, ni margrave !
L’austère maison Weber est parfois égayée par la visite impromptue du cardinal de Rohan. Dans les soirées qu’organise Stanislas, on croise aussi le comte du Bourg, devenu un ami de la famille, et la comtesse d’Andlau qui appartient à l’une des plus prestigieuses familles d’Alsace. Quant au chevalier de Vauchoux[11] qui va jouer un rôle dans le mariage de Marie, son assiduité auprès de Stanislas remonte au court règne du roi.
À l’occasion d’une soirée, Marie est présentée au jeune marquis de Courtanvaux, commandant du régiment de cavalerie Royal-Roussillon. Petit-fils de Louvois et neveu du maréchal d’Estrées , Louis-Charles-César Le Tellier[12] semble avoir les faveurs de la princesse. Il possède une grosse fortune, mais Stanislas ne l’estime pas assez titré pour en faire son gendre, à moins qu’on ne le fasse duc et pair. Cet arrangement déplaisant au Régent, le jeune soupirant renoncera à son idylle et quittera l’Alsace pour Versailles, où il sera nommé colonel des Cent-Suisses.
De son côté, Catherine Opalinska multiplie les démarches pour caser sa fille. En 1721, elle échange de nombreuses lettres avec la margrave de Bade qui souhaite marier son fils aîné. Les souverains suédois lui ont vanté les qualités de la princesse et, bien que roi déchu, Stanislas est un protégé de la France ; elle est donc favorable à cette alliance. Pratiquement fiancée au prince héritier, Marie séjourne même plusieurs semaines dans sa future belle-famille. Mais tout s’effondre lorsque la margrave apprend la mort du fils unique du prince Schwarzenberg, faisant de sa soeur l’unique héritière d’un patrimoine prestigieux. Sans hésiter, elle rompt les fiançailles et renvoie la pauvre Marie à Wissembourg. Quelle désillusion !
Pourquoi pas duchesse…
Stanislas ne cache pas sa peine au chevalier de Vauchoux. Il lui avoue qu’il aimerait voir Marie épouser le duc de Bourbon, jeune veuf sans enfant. Sa mère souhaite le remarier, au grand dam de sa maîtresse, Agnès de Prie, qui se voit déjà évincée par une épouse méfiante et autoritaire. À moins que la maîtresse ne déniche elle-même une jeune oie innocente qui jouera son rôle de génitrice sans lui faire d’ombre. À trente et un ans, l’héritier du Grand Condé serait un bon parti, mais Stanislas semble oublier que sa laideur n’a d’égale que son manque d’esprit.
Vauchoux promet de sonder l’entourage de Monsieur le Duc et confie son projet à sa maîtresse, la veuve Texier, dont l’époux a été le caissier de Berthelot de Pléneuf, père de Madame de Prie. Les deux femmes se connaissent au point d’échanger des confidences. Et voilà comment Madame de Prie apprend l’existence de Marie Leszczyńska, petite princesse pauvre, douce et pieuse. Exactement la jeune fille qu’elle recherche !
Le 2 décembre 1723, le Régent meurt subitement, laissant la voie libre au duc de Bourbon qui réclame et obtient la succession du défunt. Stanislas, toujours en quête d’argent, s’inquiète pour sa rente. Une lettre rassurante de Vauchoux lui confirme que le nouveau premier ministre compte bien respecter les engagements du Régent. C’est l’occasion pour le roi déchu de relancer les négociations en vue du mariage de sa fille avec Monsieur le Duc. À ce moment, il ignore évidemment tout des manoeuvres du duc de Bourbon pour marier Louis XV au plus vite.
Un portrait qui tombe à pic
Lorsque, en février 1725, Madame de Prie commande au peintre Pierre Gobert le portrait de Marie Leszczyńska, il est vraisemblable qu’elle destine encore la jeune fille au duc. Elle ne sait pas encore que ses projets vont bientôt changer. L’étape de Wissembourg doit rester secrète.
Officiellement, Gobert se rend à Saverne pour des travaux d’embellissement du palais du cardinal de Rohan. Dès son arrivée, il exécute deux portraits de Marie. L’une des toiles est destinée à Madame de Prie. On l’expédie rapidement à Versailles où elle parvient le 21 mars. Entre-temps, les objectifs de la marieuse ont été bousculés par l’obsession de Monsieur le Duc à marier rapidement le roi et par l’incapacité du Conseil à trouver une reine ! Or, la princesse idéale est là, sous leurs yeux : une jeune fille tranquille, sans influence ni danger pour le royaume… et sans risques pour Madame de Prie ! Il lui suffit de convaincre son amant, tâche aisée pour elle. Interrogé, le comte d’Argenson, qui a fait étape à Wissembourg l’année précédente, couvre Marie d’éloges. Méfiant, Monsieur le Duc dépêche toutefois le chevalier de Méré en Alsace, sous couvert d’une mission en Allemagne. À son retour, le chevalier confirme les dires du comte d’Argenson, avant de murmurer à l’oreille de Madame de Prie : « Elle a l’esprit simple qui prendra la forme et la figure qu’on voudra. »
Cette fois les jeux sont faits : Marie sera bien reine de France.
1-
Voïvode : responsable d’une province (vojévodie) choisi par le roi parmi la noblesse locale.
2-
Lvov : Lwow en polonais, Lemberg en allemand. Cette ville de la Galicie orientale a été annexée à la Pologne en 1340 par Casimir le Grand. Capitale de Ruthénie rouge (Russie rouge) polonaise, elle a été une possession autrichienne lors du premier partage de la Pologne en 1772. Au xxe siècle, après avoir été soviétique, elle a été intégrée à l’Ukraine indépendante sous le nom de Lviv.
3-
Rzeczpospolita : république nobiliaire rassemblant la Pologne et la Lituanie depuis 1569.
4-
Diète : assemblée des députés de la noblesse, alors que le Sénat est la Chambre haute composée de magnats, d’évêques et de vojévodes.
5-
Magnats : grands seigneurs possédant des propriétés latifundiaires.
6-
Pacta conventa : à partir de 1573, engagements pris par un candidat à l’élection royale, à propos de dons importants.
7-
Szczecin : capitale de la Poméranie occidentale, ce fief des Piast a été conquis en 1630 par les Suédois. Rachetée par la Prusse en 1730, la ville prend le nom de Stettin. Elle restera prussienne jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
8-
Le duché de Deux-Ponts, ou duché de Zweibrücken, est un minuscule territoire entre la Lorraine, la Sarre et l’Alsace. Ce duché a échu par hasard à la couronne de Suède lorsque Charles, le prince régnant de la branche Deux-Ponts-Kleeburg, est monté sur le trône de Suède en 1654. Aujourd’hui, Zweibrücken est en Allemagne, dans le Land de Rhénanie-Palatinat.
9-
Sur la route de Sarreguemines, l’abbaye guillemite de Grafenthal a été fondée en 1243. Elle reçoit régulièrement la visite de Stanislas  ; il y entend les offices et s’entretient avec l’érudit du lieu, l’abbé Klocker, qui le présente au cardinal de Rohan.
10-
Voltaire, Histoire de Charles XII, p. 203.
11-
Charles-François Noirot, connu sous le nom de chevalier de Vauchoux, est franc-comtois. Il a servi en Pologne comme lieutenant-colonel au Royal-Roussillon, sous le règne chaotique de Stanislas . En suivant les affectations de son régiment, il retrouve le roi de Pologne à Wissembourg.
12-
Louis-Charles-César Le Tellier (1695-1771), marquis de Courtenvaux, prendra le nom de D’Estrées en 1739, après la mort sans postérité de son oncle. Il sera fait maréchal le 24 février 1757, ministre d’État l’année suivante et gouverneur des Trois-Évêchés. Il sera duc en 1763.