XI
LE ROI ET SES MAÎTRESSES S’EN VONT EN GUERRE…
E
n 1742, la santé du
cardinal de Fleury se dégrade. À quatre-vingt-neuf ans, le prélat
ne quitte plus sa demeure d’Issy et les ministres font désormais le
voyage pour l’entretenir des affaires du pays. Le roi lui-même se
rend souvent à son chevet, imité par Marie Leszczyńska qui semble
avoir oublié ses rancoeurs envers le vieux précepteur de son
époux.
Le 6 janvier 1743, après l’attaque
d’apoplexie fatale au marquis de Breteuil[1], alors secrétaire d’État à la Guerre, Fleury
rejoint exceptionnellement Louis XV à Versailles pour nommer
le remplaçant du marquis. Leur choix se porte sur le comte
d’Argenson[2]. Marie
s’en réjouit car le nouveau promu est l’un de ses amis intimes.
Elle a beaucoup de tendresse pour lui et le surnomme
affectueusement Cadet.
C’est l’ultime voyage à Versailles de Fleury qui
expire le 29 janvier 1743. Pendant son agonie, le roi, la
reine et le dauphin se sont succédé au chevet du malade. En
apprenant la nouvelle à l’issue du Conseil des Finances, Louis XV
s’enferme dans sa garde-robe pour pleurer celui qui fut durant
vingt-huit ans son protecteur, son maître à penser et son ami
dévoué.
Pour la reine, la mort de Fleury devrait être une
libération, tant le prélat lui avait été hostile. Mais le vieux
cardinal constituait aussi un rempart face aux coteries qui n’ont
jamais cessé de s’affronter pour gagner la confiance du roi. Un
moment soulagée après le départ de Louise de Mailly , Marie redoute
maintenant le trio diabolique des soeurs Nesle, conseillé par
l’abject duc de Richelieu. Un trio beaucoup plus dangereux que ne
l’était la première maîtresse de Louis XV.
Louis XV seul à la barre
Bien qu’affecté par la disparition de son mentor,
Louis XV prend une décision importante : désormais, il
gouvernera seul ! À trente-trois ans, le roi se sent de taille
à diriger le royaume et l’annonce clairement au Conseil :
« Messieurs, me voilà donc Premier ministre. » Prudent,
il décide toutefois de s’appuyer sur deux conseillers : son
cousin, le jeune prince de Conti et le maréchal de Noailles,
alors âgé de soixante-cinq ans, qu’il élève à la dignité de
ministre d’État. C’est à lui qu’il confie la direction des
opérations militaires.
Pour Louis XV, la disparition de Fleury survient à
un mauvais moment. Pour la première fois, le roi de France se
trouve seul face à une situation internationale complexe,
conséquence de la mort de l’empereur Charles VI, le
20 octobre 1740. La France avait bien accepté la
Pragmatique Sanction en faveur de sa fille Marie-Thérèse , mais à
la condition qu’elle ne lèse pas les intérêts de l’électeur de
Bavière, Charles-Albert, allié et parent de Louis XV. Le roi
et Fleury n’étaient pas favorables à une intervention armée. Ils
préféraient laisser à Marie-Thérèse l’héritage de ses ancêtres
– Bohême, Autriche,Hongrie – et soutenir l’élection de
Charles-Albert de Bavière au trône du vieil Empire romain
germanique. Louis XV avait alors désigné le comte de Belle-Isle,
promu maréchal, pour le représenter à la diète électorale de
Francfort.
Parallèlement, la France tentait de freiner un
conflit avec le roi d’Angleterre au sujet des colonies américaines.
Ce dernier étant aussi électeur de Hanovre, donc impliqué dans la
diète de Francfort, la situation apparaissait fort délicate. Louis
XV et Fleury s’étaient contentés d’observer l’invasion de la
Silésie par le jeune roi de Prusse Frédéric II , entamée en
décembre 1740. Et ils ne s’étaient pas davantage manifestés en
avril 1741, quand l’impératrice Marie-Thérèse avait tenté de
récupérer la Silésie en lançant une offensive contre les Prussiens.
Opération sanctionnée par un échec.
Louis XV ne voulait en aucun cas d’une guerre pour
appuyer la candidature de son parent Charles-Albert de
Bavière et, pour le moment, la France parvenait à maintenir sa
position réservée. Hélas, le plan royal fut ruiné par une énorme
faute de Belle-Isle. Ignorantles consignes d’extrême prudence de
Versailles, le maréchal signa de sa propre initiative un traité
insensé avec la Bavière et la Prusse. Par cet acte, la France
s’engageait à soutenir par les armes l’électeur de Bavière, à
garantir la possession des conquêtes silésiennes au roi de Prusse
et à voter à la diète en faveur de Charles-Albert. Le 5 juin
1741, ce dernier était élu et devenait l’empereur Charles VII. Pour
Marie-Thérèse et son allié le roi d’Angleterre, l’attitude
française représentait la pire des provocations.
En outrepassant ses pouvoirs, Belle-Isle venait de
ruiner les efforts de paix de la France et poussait les opposants
vers un conflit armé. Son inconscience allaitcontraindre Louis XV à
déclarer la guerre à l’Angleterre et à l’Autriche au printemps
1744.
Une nouvelle Montespan
Pendant ce temps, l’influence de Madame de La
Tournelle n’a cessé de croître. Elle souffle le chaud et le froid
sur le coeur du roi et s’efforce d’éloigner les anciens familiers,
remplacés par des courtisans qui lui sont acquis. Opération réussie
puisque le roi lui accorde le titre de duchesse de Châteauroux, le
21 octobre 1743. Elle peut donc désormais s’asseoir sur
un tabouret en présence des souverains. « Il lui a donné ce
duché, précise Barbier, qui vaut quatre-vingt-dix mille livres de
rente. […] Le roi, en même temps, a formé une maison considérable à
Madame de La Tournelle, en sorte qu’il ne doit plus y avoir de
petits soupers. Le roi soupera chez Madame la duchesse de
Châteauroux, et cela se passera dans le grand, à l’exemple de Louis
XIV. » La dernière des soeurs Nesle est comblée. Elle
s’imaginait dans le rôle d’une nouvelle Montespan et voit son rêve
se réaliser.
Le lendemain, lors de la cérémonie de présentation,
les courtisans attendent avec intérêt le face à face entre la
nouvelle favorite et la reine. Un pâle sourire de convenance au
coin des lèvres, Marie l’accueille avec courtoisie :
« Madame, je vous fais compliment de la grâce que le roi vous
a accordée. » Et, d’un geste, elle lui désigne le tabouret à
sa gauche, près de la duchesse de Lauraguais.
Belle, enjouée et primesautière, Madame de
Châteauroux entraîne le roi dans un tourbillon de fêtes et de
réjouissances qui lui font oublier les remords. Comblée d’honneurs,
de bijoux et de pensions, la nouvelle duchesse entend s’imposer
auprès de la famille royale. Le 3 janvier 1744, elle
accompagne le roi à l’Opéra dans le carrosse où se trouvent ses
filles ; ce qui attise les sarcasmes des Parisiens soucieux de
bienséance : « Le roi ne devrait pas mener sa maîtresse
avec ses filles ! »
Lors de l’audience de congé de l’attaché de Suède,
elle figure en tête des dames titrées, à la droite de la reine.
Rien ne l’arrête : elle s’immisce dans les préparatifs du
mariage du dauphin avec l’infante Marie-Thérèse , qui doit avoir
lieu en 1745, et parvient à se faire nommer surintendante[3] de la maison de la future
dauphine ! Elle ose même y promettre des places, en guise de
récompense pour bons et loyaux services envers elle ou envers son
ami le duc de Richelieu. Entre-temps, le duc a lui-même été
récompensé par la place de premier gentilhomme de la Chambre.
La reine suit les manoeuvres de l’intrigante qui la
traite avec hauteur. Elle connaît la désapprobation de l’opinion et
se préoccupe des tourments qui vont, un jour ou l’autre, assaillir
son époux. Mais elle se garde bien de s’opposer à cette situation,
contrairement à son attitude passée face à Louise de Mailly.
Désormais, elle a pris suffisamment de distance pour afficher un
profond désintérêt, préférant assumer avec dignité sa tâche de
reine de France.
L’exemple de Louis XIV
À Versailles, la cour s’interroge sur le départ ou
non du roi à la guerre. Va-t-il s’inspirer des choix de Louis XIV
qui était accompagné de la reine, de ses maîtresses[4] et d’une partie de la
cour lors de la guerre de Dévolution, en 1667 ? En fait,
Louis XV prépare son départ dans le plus grand secret, à tel
point que le comte d’Argenson, ministre de la Guerre, se sent
évincé par Noailles qui suggère au roi de partir seul, sans famille
ni ministres. La reine aimerait pourtant obtenir le même traitement
que l’épouse de Louis XIV, mais elle n’ose pas interroger le
roi devant les courtisans. Comme elle en a pris l’habitude, elle
lui écrit pour lui demander l’autorisation de l’accompagner.
« Je n’ai point vu cette lettre, raconte Luynes, mais j’ai ouï
dire qu’elle lui offrait de le suivre sur la frontière, de quelque
manière il voudrait, et qu’elle ne lui demandait point de réponse.
Vraisemblablement ce dernier article sera le seul qui lui sera
accordé. » Comme elle s’en doutait, Marie essuie un
refus : le déplacement d’une reine est trop onéreux en cette
période difficile. En compensation, le roi lui suggère d’user de
Trianon selon son désir durant son absence.
Madame de Châteauroux fait, elle aussi, le
siège de son amant pour le persuader de l’emmener à la guerre. En
vain. Elle reçoit l’ordre de rester à Paris. Le roi décide
finalement de ne partir qu’avec deux ministres : Noailles et
le comte d’Argenson.
Le samedi 2 mai 1744, Louis XV signe un
document permettant la tenue des Conseils en son absence ; ils
seront présidés par le chancelier d’Aguesseau. La reine est tenue à
l’écart de ces décisions. En procédant ainsi, le roi tire un trait
sur une coutume royale : auparavant, en l’absence du
souverain, les ministres travaillaient chez la reine pour assurer
la continuité symbolique des affaires. C’est l’aveu que la pauvre
Marie ne compte vraiment pas…
Sachant le départ du roi imminent puisque le comte
d’Argenson a déjà quitté Versailles, Marie marque sa tristesse en
décommandant son concert. Louis XV soupe au grand couvert devant
une assistance inhabituelle. Il garde le silence et se rend chez la
reine pour un quart d’heure de conversation anodine. Puis il rentre
chez lui, donne l’ordre pour son coucher à une heure et demie et
réclame le dauphin. L’adolescent, qui avait été initié à l’art de
la guerre dans un camp de fortune près de Compiègne, rêve de
combattre l’ennemi sous les yeux de son père. Mais Louis XV
refuse d’exposer inutilement l’unique ferment de sa dynastie, à
moins de dix mois de son mariage.
Les opérations militaires se concentrent sur la
frontière des Pays-Bas, ce qui n’exclut pas une menace sur le front
de l’Est. À l’image de son bisaïeul, Louis XV prend la tête des
troupes. Il conduit l’armée de Flandre, confiée à Noailles, qui
remporte une série de victoires en s’emparant successivement de
Menin, Ypres, Knocke et Furnes. Barbier donne le sentiment des
Parisiens : « On ne parle ici que des actions du roi, qui
est d’une gaieté extraordinaire, qui a visité les places voisines
de Valenciennes, les magasins, les hôpitaux ; qui a goûté le
bouillon des malades et le pain des soldats : cela contiendra
les entrepreneurs. Il veut connaître tous les officiers et leur
parle avec politesse. Il n’est point question de femmes. Madame la
duchesse de Châteauroux ira passer l’été à Plaisance, belle maison
près de Nogent, par-delà Vincennes, appartenant à Pâris-Duverney ,
entrepreneur général des vivres de l’armée de Flandre. »
Entre colère et inquiétude
Dans les derniers jours de mai 1744, le duc de
Chartres se blesse en tombant de cheval ; la duchesse accourt
aussitôt à Lille après avoir obtenu l’autorisation du roi. Pour le
duc de Richelieu, c’est une décision inespérée qui va permettre à
Madame de Châteauroux d’imiter la duchesse de Chartres. Le
6 juin, Mesdames de Châteauroux et de Lauraguais prennent
congé de la reine sans lui révéler le véritable motif de leur
absence. Marie a compris leurs manigances. Elle affiche un air
serein en les conviant à souper et en animant la conversation.
Mais, le lendemain, elle laisse éclater sa colère devant la
duchesse de Modène qui prend aussi le chemin de la Flandre :
« Qu’elle fasse son sot voyage comme elle voudra, cela ne me
fait rien. »
Jusqu’à présent, Louis XV a reçu un accueil
enthousiaste des soldats, relayé par les vivats de la population.
L’arrivée à Lille de Madame de Châteauroux, chaperonnée par la
grosse Lauraguais, rafraîchit l’ardeur de la foule. Et le feu qui
se déclare dans une caserne de la ville est aussitôt considéré
comme un signe de la colère céleste.
Pendant ce temps, Marie s’inquiète pour ses parents
en apprenant que les troupes autrichiennes ont pris pied en Alsace
et menacent la Lorraine. Après plusieurs alertes, Catherine
Opalinska et sa suite viennent se réfugier au château de Meudon.
Seul Stanislas demeure dans son duché.
Louis XV décide de se rendre en Alsace pour
rassurer la population et conduire lui-même le siège de Fribourg.
Il fait étape à Metz où il reçoit les clefs de la ville, sous un
concert de cloches et de coups de canon. Belle-Isle, gouverneur de
la ville, héberge le roi. Mais les deux soeurs Nesle ? Le duc
de Richelieu suggère d’installer ces dames dans un bâtiment tout
proche qu’il suffira de relier à la demeure du souverain par une
galerie de bois. Évidemment, cette construction suscite les
railleries et la désapprobation des Messins.
Grâce à son ami d’Argenson, Marie Leszczyńska
connaît toutes les nouvelles du front et l’en remercie :
« Vous êtes charmant, charmant, charmant. Je suis enchantée de
nos heureux succès. Vous voyez bien qu’il est bon de prier Dieu.
Sans lui nos forces sont faibles. Si l’on mettait les saints dans
le calendrier de leur vivant, je serais ravie d’y voir saint
Cadet. » Le roi lui écrit aussi, mais beaucoup moins souvent.
Pourtant, c’est parfois le souverain qui donne des nouvelles
d’Argenson ; témoin ce passage d’une lettre de la reine au
comte : « Je viens d’apprendre que vous vous étiez trouvé
mal et que vous avez la goutte. Je vous demande en grâce, si elle
vous permet d’écrire, de me mander ce qui en est ; je me
flatte que vous ne doutez pas de l’intérêt que j’y prends. C’est le
roi qui m’a appris la nouvelle […] »
Au cours de cette période, la reine prie pour le
roi et pour tous ceux qui sont à la guerre ; elle ne manque
pas non plus de faire chanter à sa messe le Domine salvum fac Regem.
Marie n’est jamais seule. Un jour, c’est
Mademoiselle qui vient pour lui faire sa cour ; un autre,
c’est la comtesse de Toulouse qui la prie à souper à Louveciennes.
La soirée débute toujours par une promenade suivie de parties de
cavagnole et s’achève rarement avant minuit. La reine soupe souvent
à Sèvres, chez la comtesse d’Armagnac, jusqu’à ce qu’une lettre du
roi annonce à la reine une mauvaise chute de cheval du prince
Charles[5] dont il
tarde à se remettre. Le 12 juillet, sur les recommandations de
Marie, la comtesse part rejoindre son époux à Saint-Omer.
La reine se rend souvent à Trianon pour y dîner et
profiter de l’ombrage des bosquets. Elle visite aussi sa mère
Catherine Opalinska, provisoirement retirée à Meudon. Mais ce
qu’elle apprécie le plus, c’est une journée à Dampierre, où son
amie la duchesse de Luynes lui a fait accommoder un appartement.
Elle y est heureuse et détendue, entourée d’affection et de
prévenances.
Le roi va mourir !
Le 7 août 1744, à Metz, Louis XV reçoit
Monsieur de Schmettau, grand maître de l’artillerie du roi de
Prusse, venu lui annoncer le revirement de son roi : Frédéric
II a décidé de reprendre la lutte contre Marie-Thérèse en
envahissant la Bohême et la Moravie ! Cette décision va
libérer l’Alsace et rassurer la Lorraine.
Schmettau parti, le roi s’en va inspecter les
fortifications de la place à cheval, sous un soleil de plomb. Il en
revient les traits tirés et l’air maussade. Le lendemain, il
souffre de maux de tête et la fièvre se déclare. On le saigne et il
garde le lit. Un courrier part pour Versailles prévenir la reine de
son indisposition. La Peyronie, son premier chirurgien, Chicoyneau,
son premier médecin, et Marcot, l’un de ses médecins ordinaires,
guettent les moindres signes d’amélioration sur le visage du
malade. En vain. Le roi ne dort pas ; les maux de tête et la
fièvre persistent, en dépit des saignées et des nombreux
médicaments qu’il ingurgite.
Le 9 août, Louis XV réclame la présence du
médecin Dumoulin, de Paris. C’est le jour où Marie reçoit les
premières nouvelles alarmantes sur la santé de son époux. Pas
question pour elle de quitter Versailles sans l’accord du
roi ; il ne lui reste qu’à prier et harceler d’Argenson de
billets : « Vous assurerez le roi de la peine où je suis
d’être éloignée de lui et de l’envie que j’ai de l’aller trouver.
J’attendrai ses ordres avec soumission et impatience. Continuez à
me mander comment il est. Ma pauvre tête s’en va. »
La nouvelle se répand dans Versailles et gagne
Paris, où l’on accuse les soeurs Nesle d’avoir entraîné le roi dans
une nuit d’agapes, de beuveries et d’ébats amoureux. Mais le bon
peuple ignore qu’à Metz le roi est l’otage de la duchesse de
Châteauroux et du duc de Richelieu. Ils ne quittent pas le malade
et s’efforcent d’éloigner de sa chambre tous ceux qui pourraient
leur nuire. Partisans et adversaires de la favorite ne tardent pas
à s’affronter. Évincés de la chambre royale, les princes du sang
exigent une consultation publique, refusée par La Peyronie, proche
de la favorite et convaincu de maîtriser la situation. À Paris, ses
confrères chantonnent sur l’air des Pendus :
« Or, écoutez petits et grands,
L’histoire du chef des merlans,
Qui s’est joué, l’infâme traître,
Des jours de son roi, de son maître,
Et qui faillit nous perdre tous
Pour complaire à Madame Enroux[6]. »
Seul le comte d’Argenson accède régulièrement au
chevet du roi afin de prendre ses ordres. Louis XV lui donne
ses consignes s’il venait à mourir, notamment à propos de ses
papiers secrets.
Une monstrueuse comédie
Le 11 août, La Peyronie n’a toujours pas
jugulé la maladie. Il avoue au premier aumônier, François de
Fitz-James, que Sa Majesté est en danger. Le lendemain, l’évêque
recommande au roi de se mettre en règle avec Dieu. Ébranlé par
cette conversation, Louis XV repousse les baisers de Madame de
Châteauroux en murmurant : « Ah ! princesse, je
crois que je fais mal ! Il faudra peut-être nous
séparer ! »
Le lendemain, l’état du malade empire. Après une
nuit agitée, le roi sent sa fin prochaine et fait appeler son
confesseur. Louis soulage sa conscience, puis ordonne à
Madame de Châteauroux et à sa soeur de quitter les lieux. Les
deux femmes s’éclipsent ; mais le duc de Richelieu leur
suggère de ne pas s’éloigner de la ville. Le premier aumônier ne
l’entend pas ainsi. François de Fitz-James, fils aîné du maréchal
de Berwick, a renoncé à son héritage ducal par vocation religieuse.
Entré tardivement dans les ordres, devenu évêque de Soissons et
premier aumônier du roi, il n’en reste pas moins un grand seigneur
orgueilleux et ambitieux qui ignore la charité.
Au chevet du souverain, Monseigneur de
Soissons est maître du jeu. Il ne tolère pas l’attitude du roi et
veut profiter de la situation pour chasser définitivement sa
maîtresse. Il abuse donc de la faiblesse et des craintes de Louis
XV face à la mort pour faire une annonce dans toutes les églises de
la ville : « Qu’on ferme nos saints tabernacles afin que
la disgrâce soit plus éclatante et que le roi soit obéi sur des
ordres nouveaux ! » Puis il s’adresse au roi :
« Toutes les lois de l’Église, Sire, et les canons défendent
précisément d’apporter le viatique lorsque la concubine est encore
dans la ville. Je prie Votre Majesté de donner de nouveaux
ordres. »
Au plus mal et terrorisé par les menaces de
Fitz-James, Louis XV obtempère aussitôt. Il ne supporte pas
l’idée de bafouer l’Église et de mourir sans les sacrements. Le
comte d’Argenson, qui n’a pas pris part à la comédie jouée au
chevet du souverain, reçoit la délicate mission de signifier leur
renvoi immédiat aux deux dames. Afin de ne pas éveiller l’hostilité
de la population, elles s’enfuient discrètement dans un carrosse
aux armes du maréchal de Belle-Isle.
Le roi peut enfin recevoir la communion. Mais, trop
fier d’avoir ramené une brebis égarée dans le giron de l’Église,
Monseigneur de Fitz-James concocte à son royal pécheur une
punition exemplaire. Il lui impose une confession publique, sorte
d’amende honorable prononcée en termes humiliants devant la cour,
les officiers et les bourgeois de Metz. Devant eux, Louis XV,
épuisé par la maladie, demande pardon à Dieu et à ses peuples du
scandale qu’il a suscité et du mauvais exemple qu’il a donné. Il
s’avoue indigne de porter le nom de Roi Très Chrétien et de fils
aîné de l’Église. Mais le premier aumônier ne s’arrête pas
là : les paroles du roi sont aussitôt transcrites afin d’être
lues en chaire par tous les curés du royaume.
À Paris, la nouvelle du renvoi de la maîtresse
royale a été bien accueillie. Plus perspicace, l’avocat Barbier
désapprouve l’action de Monseigneur de Fitz-James : « Le
public admire souvent les grands événements sans réflexion. Pour
moi, je prends la liberté de trouver cette conduite très indécente,
et cette réparation publique, un scandale outré. Il faut respecter
la réputation d’un roi et le laisser mourir avec religion, mais
avec dignité et majesté. À quoi sert cette parade
ecclésiastique ? Il suffirait que le roi eût, dans
l’intérieur, un sincère repentir de ce qu’il a fait pour cacher le
dehors. […] Je ne sais pas ce qui arrivera après trois mois de
parfait rétablissement, mais je trouve cette conduite légère,
imprudente et trop satisfaisante pour l’autorité ecclésiastique sur
les princes, dans les moments critiques. » Barbier a
raison ; cette attitude irraisonnée de Monseigneur de
Fitz-James déshonore la royauté. Le premier aumônier a opéré sans
discernement, comme s’il était assuré de la mort du roi.
Le vendredi 14 août, les médecins considèrent
le roi comme perdu. Fitz-James doit lui administrer
l’extrême-onction à l’aube de l’Assomption. Mais le premier
aumônier ne peut s’empêcher de prononcer un discours malvenu qui
excède les princes du sang et les grands officiers présents :
rappelant que le roi demande pardon, il précise que Sa Majesté ne
veut plus de Madame de Châteauroux auprès de la future
dauphine ; « ni sa soeur », renchérit péniblement
Louis XV qui donne l’ordre de détruire la galerie de bois,
désormais inutile.
Dans l’attente de la mort du roi, ses médecins
acceptent sans conviction qu’un ancien chirurgien-major du régiment
d’Alsace, un certain Moncerveau, examine le malade. Le chirurgien
palpe le ventre du roi… et conclut qu’il n’y a aucun signe
d’inflammation ! Il conseille d’attendre les effets de
l’émétique qu’il vient d’administrer et prescrit un remède à base
de pavot, de quinquina et de rhubarbe. Pour conclure, il recommande
à son entourage de le laisser dormir jusqu’à satiété.
Stupéfaction : en quelques jours, l’état du malade s’améliore.
Et lorsque le médecin Dumoulin arrive de Paris, c’est pour
constater que Louis XV est hors de danger.
Les espoirs de Marie
Dès les premières nouvelles alarmantes sur la
maladie du roi, Marie Leszczyńska a dépêché Monsieur de
Saint-Cloud, son écuyer ordinaire, signifier son inquiétude et
prendre des nouvelles. Les jours suivants, bien qu’elle reçoive
régulièrement des lettres du comte d’Argenson et des bulletins de
La Peyronie, elle envoie deux courriers différents dans l’espoir
d’en savoir plus.
Recluse à Versailles, la reine attend avec
impatience l’autorisation de se mettre en route. Elle ne le cache
pas à d’Argenson : « Quoique vous soyez très exact à me
donner des nouvelles du roi, l’inquiétude où je suis me fait encore
envoyer le courrier qui vous remettra cette lettre. Vous
présenterez celle qui y est jointe et assurerez le roi de la peine
où je suis d’être éloignée de lui et de l’envie que j’ai de l’aller
trouver. »
Tenaillés d’angoisse, Marie, le dauphin et Mesdames
en pleurs se retrouvent à la chapelle pour prier. Les informations
contradictoires des différents courriers créent la confusion. Le
soir du 14 août, Marie reçoit une lettre du duc de Bouillon
qui lui annonce que tout est perdu. Alors que la cour défile chez
la reine, un courrier du comte d’Argenson lui apprend que le roi a
été saigné au pied et « qu’il trouve bon qu’elle s’avance
jusqu’à Lunéville, Monsieur le Dauphin et Mesdames jusqu’à
Châlons ». Il faut raisonner Marie qui veut partir
sur-le-champ. Les préparatifs se font dans la hâte et la fébrilité,
car il faut prévoir plus de soixante chevaux au départ et organiser
les relais qui seront de quatre-vingts chevaux par
poste !
Le 15, à cinq heures du matin, Marie entend la
messe dans la chapelle. Puis elle prend place dans un carrosse
léger qui la mène d’une traite à Soissons où elle couche. Le
lendemain, elle met le cap sur Châlons. De relais en relais, les
bulletins se succèdent, plus ou moins pessimistes ; alors,
sautant les étapes, la reine arrive à Vitry où l’attend le roi
Stanislas. Sur la route, elle a reçu une lettre du comte d’Argenson
lui annonçant que le roi désire qu’elle arrive promptement à
Metz.
Le matin du 17, Marie prend la direction de Toul.
Sur tout le parcours, elle reçoit les hommages émouvants des
populations. La reine revoit alors les images du bonheur sur cette
même route, les acclamations de la foule au passage de la petite
fiancée polonaise du roi de France.
Le même jour, peu de temps avant le passage du
cortège de la reine, la berline aux armes de Belle-Isle s’arrête à
Bar-le-Duc pour changer de chevaux. Reconnues par les habitants,
Madame de Châteauroux et Madame de Lauraguais sont
encerclées par une foule hostile. Furieuses et tremblantes, elles
s’enfuient sous les insultes et les quolibets. L’excitation est à
son comble après la lecture en chaire de la confession du roi et le
voyage de retour des deux soeurs vers Paris se poursuivra dans la
peur.
Marie arrive à Metz peu avant minuit. Elle se rend
directement au chevet de Louis XV qui sommeille. Lorsqu’il
s’éveille, on lui annonce l’arrivée de la reine. Il veut la voir
seule et l’embrasse : « Je vous ai donné, Madame, bien
des chagrins que vous ne méritez pas ; je vous conjure de me
les pardonner. » Et Marie de répondre : « Ne
savez-vous pas, Monsieur, que vous n’avez jamais eu besoin de
pardon de ma part ? Dieu seul a été offensé, ne vous occupez,
je vous prie, que de Dieu[7]. » Elle pleure des larmes de
tendresse.
La rancoeur après la détresse
Le 18 août, les médecins estiment le roi
sauvé. De quoi ? D’une insolation ? D’un dérangement
gastrique ? D’une intoxication ? D’épuisement ? Une
seule certitude : il a bien failli mourir ! Marie
s’empresse d’écrire à son ami Maurepas : « Je n’ai rien
de plus pressé que de vous dire que je suis la plus heureuse des
créatures. Le roi se porte mieux. Dumoulin affirme qu’il est
presque hors d’affaire. […] Il a de la bonté pour moi, je l’aime à
la folie… » Oubliées les petites vexations, oubliées les
favorites, le coeur de Marie bat la chamade pour son époux
retrouvé.
Si le roi se rétablit assez rapidement, il recouvre
aussi ses esprits. Il a cru mourir mais n’a jamais perdu la raison.
Pendant sa convalescence, il analyse le scénario des journées de
Metz. Il sait gré au comte d’Argenson et au maréchal de Belle-Isle
de ne pas avoir pris part à la comédie pitoyable orchestrée par
Monseigneur de Fitz-James. D’ailleurs, ils feront partie des
rares privilégiés à le suivre en Alsace. Louis XV enrage d’avoir
été le jouet des dévots qui l’ont avili en profitant de sa maladie.
Il en veut aussi à Marie, proche de ces maudits dévots, qui brandit
toujours le nom de Dieu parce qu’elle a peur de commettre un péché
en laissant parler son coeur.
Il n’approuve pas non plus la désobéissance du
dauphin qui, au lieu d’attendre les ordres à Verdun, a fait
diligence pour arriver à Metz avant la reine. Même si cette faute
incombe au gouverneur du prince, croyant le roi à l’agonie, cette
précipitation de l’héritier de quinze ans à recueillir la couronne
l’a beaucoup choqué. Pour éviter toute contrariété, on a caché la
présence de son fils au roi jusqu’à leur rencontre, le
21 août, mais l’accueil a été dépourvu d’affection. Il sera
plus chaleureux avec Mesdames.
Et si la reine et le dauphin n’avaient été que les
instruments innocents de ce parti dévot ? Louis XV y a
probablement songé…
Maladresses des « vieilles dames »
La santé du roi s’améliore de jour en jour. Le
25 août, la reine et ses enfants assistent à la messe
solennelle de la Saint-Louis. Dans le panégyrique qu’il brosse du
souverain, l’abbé Josset, chanoine de la cathédrale de Metz, le
qualifie pour la première fois de Bien-Aimé. Ce titre sera aussitôt repris dans tout
le royaume.
Le 26, Dumoulin annonce la guérison de Louis XV. On
le rase ; il s’alimente chaque jour un peu plus et prend
plaisir à parler avec ses enfants. Sa première lettre est destinée
à rassurer Madame Infante et il reçoit même la visite du roi
Stanislas.
Depuis l’arrivée de Marie, plusieurs ministres ont
rejoint Metz qui devient le centre du pouvoir. Mais
l’atmosphère de la ville est vite irrespirable pour le roi qui
garde le souvenir amer de s’être donné en spectacle et de
s’être repenti comme un simple bourgeois. S’il respecte la reine,
il ne supporte plus les niaiseries de son entourage qui se livre à
toutes sortes de coquetteries ridicules. Les « vieilles
dames », comme on les surnomme, poussent Marie à remettre du
rouge et à porter des robes couleur de rose pour aguicher le roi.
Madame de Luynes , dit-on, a fait mettre deux oreillers sur
son traversin. Le duc de Richelieu ne se prive pas de colporter ces
naïvetés puériles racontées par Lebel , le nouveau valet du roi.
Apparemment, Madame de Châteauroux voyait juste en écrivant,
le 17 août, à Richelieu : « Je crois bien que tant
que la tête du roi sera faible, il sera dans la grande dévotion,
mais dès qu’il sera un peu remis, je parie que je lui trotterai
furieusement dans la tête et qu’à la fin, il ne pourra pas résister
et qu’il parlera de moi… »
En effet, sitôt rétabli, Louis XV prend ses
distances avec la religion. Et il prend aussi ses distances avec la
reine, comme le note le duc de Luynes : « Depuis le
séjour de Metz, les choses paraissent bien changées, et le froid
est aussi grand que jamais… »
Marie sera la grande perdante de la comédie de
Metz.
Étape familiale à Lunéville
Le 21 septembre 1744, le dauphin quitte Metz
le premier. Direction Lunéville pour embrasser
« Papinio » et la reine Catherine, revenue de Meudon. Il
reprend la route de Versailles le 23 septembre, le jour où le
cortège de ses soeurs entre dans Lunéville. Pour Mesdames, le coeur
n’y est pas ; elles sont encore choquées par l’incident de
Metz, à tel point que Stanislas redoute la venue du couple
royal.
Malgré les préparatifs de départ, Marie ignore
toujours si elle accompagnera le roi à Strasbourg. Elle finit par
s’enhardir en lui demandant la permission de le suivre. Louis XV
répond évasivement : « ce n’est pas la peine », tout
en entamant une partie de quadrille. Le 28 septembre, la reine
part pour Lunéville retrouver ses parents. Aux portes de Nancy,
elle descend de carrosse devant l’église Notre-Dame de
Bon-Secours[8] que
Stanislas a fait rebâtir dans le style baroque par son architecte
Emmanuel Héré. Marie tenait à découvrir cette église qui porte
fièrement son clocher à bulbe, car c’est ici que son père vient
méditer.
Le lendemain, Stanislas met les petits plats dans
les grands pour accueillir le Roi Très Chrétien. Impressionnant, le
cortège de Louis XV est sous la garde d’un détachement de
mousquetaires et de gardes du corps. Le chroniqueur lorrain
Jean-François Nicolas note dans son Journal : « Il passa fort vite et ne se
fit pas voir[9]. »
Même impression des Lunévillois à la vue du carrosse qui
s’engouffre sans ralentir dans la cour du château où l’attend le
roi Stanislas. Louis XV se rend aussitôt chez Catherine Opalinska
qu’une crise d’asthme retient dans sa chambre, avant de prendre
possession des appartements que lui cède son beau-père le temps du
séjour. Le roi soupe seul[10] tandis que les deux reines soupent avec leurs
dames.
Nouvelle déception pour la reine
En dépit des efforts de Stanislas, son gendre
affiche un visage maussade et préoccupé. Profitant de l’ambiance
plus chaleureuse d’un dîner familial, Marie ose renouveler sa
demande de l’accompagner à la guerre. Elle s’attire la même réponse
glaciale : « Ce n’est pas la peine, je n’y serai presque
pas. » Elle suggère alors de l’attendre à Lunéville, le temps
de sa brève expédition en Alsace. Avec la même sécheresse, il lui
répond négativement : « Il faut partir trois ou quatre
jours après moi. »
Louis XV quitte la Lorraine le 2 octobre, sans
prendre le temps de saluer Catherine Opalinska qui s’en indigne. La
cour de Lunéville garde le souvenir d’un roi perdu dans ses
pensées, cachant mal sa nervosité. Il abandonne Marie à ses prières
et à ses peines, partagée entre l’amertume de l’échec et la joie de
profiter quelques jours de ses parents. Confident affectueux de sa
fille, Stanislas tente d’apaiser sa tristesse quand survient la
nouvelle de la disparition de Madame Septième , morte à l’abbaye de
Fontevrault. Marie prie pour sa petite Thérèse Félicité , âgée de
sept ans et demi. Elle en avise sobrement Louis XV mais s’épanche
dans une lettre au fidèle d’Argenson : « Les plaisirs,
même les plus innocents, ne sont pas faits pour moi ; aussi
n’en veux-je plus chercher dans le monde. [...] Je sens seulement
que mon coeur parle et qu’il est dans la douleur. »
Le 9 octobre, la reine reprend tristement la
route du retour. Mais, sur tout le parcours, elle n’a pas le temps
de s’abandonner à la mélancolie. Elle reçoit les ovations des
populations massées le long de la route ; et dans chaque ville
traversée, elle se plie à l’usage des présentations et des
harangues. Pour le peuple, celle qui revient de Metz a reconquis sa
place et gagné son surnom de « bonne reine ». La
guérison, le renvoi de la favorite, l’abjuration publique de
l’adultère, le repentir et le roi sauvé qui s’en va guerroyer, sont
autant de preuves d’un retour aux fonctions monarchiques
traditionnelles. Devant un tel enthousiasme, Marie doit garder
secrètes ses blessures et ses désillusions.
Après la France, c’est Versailles qui l’acclame. La
cour n’a jamais été aussi brillante et les dames aussi nombreuses.
« On en compta soixante-quatre dans la chambre de la
reine », remarque le duc de Luynes.
Le 13 novembre, Louis XV revient à Paris
couvert de gloire. La fière citadelle de Fribourg est tombée,
vaincue par les troupes qu’il commandait. Sous la pluie et les
bourrasques de vent qui noient les illuminations, il gagne les
Tuileries où l’attend toute la cour. La reine, le dauphin et
Mesdames s’avancent à sa rencontre. Souriant mais visiblement
amaigri, le roi embrasse son épouse et ses enfants avant de saluer
les courtisans présents.
Cette nuit-là, relate le duc de Luynes informé par
les femmes de chambre, « on est venu gratter trois fois à la
porte de communication de la chambre du roi à la chambre de la
reine. Les femmes de Marie l’en ont avertie, mais elle leur a dit
qu’elles se trompaient et que le bruit qu’elles entendaient était
causé par le vent. Ce bruit ayant recommencé une troisième fois, la
reine, après quelque temps d’incertitude, a dit qu’on ouvre, et
l’on n’a trouvé personne ». Ultime tentative de
réconciliation de Louis XV avec son épouse ? Affabulation
des femmes de chambre ? La reine n’y a pas cru et le mystère
demeure…
Pendant quatre jours de fêtes, de cérémonies
religieuses, d’audiences, de banquets, d’illuminations et de feux
d’artifice, les souverains sont sous le regard des Parisiens.
Barbier constate que le roi a été fort gai au dîner de l’Hôtel de
Ville et qu’il paraît « fort satisfait de son peuple ».
Quand l’avocat s’étonne de l’absence de Marie Leszczyńska, on lui
répond que « les reines de France ne mangent point à l’Hôtel
de Ville quand elles n’ont point fait d’entrée publique à
Paris ». D’ordinaire observateur, Barbier n’a pas reconnu un
visage familier dans la foule : une certaine Madame de
Châteauroux qui n’a d’yeux que pour le roi. Dans une lettre au duc
de Richelieu, elle ne cache pas ses sentiments : « Vous
ne savez pas ce qu’il m’en a coûté de le savoir si près, et de ne
pas recevoir la moindre marque de ressouvenir. […] Croyez-vous
qu’il m’aime encore ? Il croit peut-être avoir trop de torts à
effacer, et c’est ce qui l’empêche de revenir. Ah ! Il ne sait
pas qu’ils sont tous oubliés. Je n’ai pu résister au plaisir de le
voir. […] Je l’ai vu, il avait l’air joyeux et attendri ; il
est donc capable d’un sentiment tendre ! Je l’ai fixé
longtemps, et, voyez ce que c’est que l’imagination, j’ai cru qu’il
avait jeté les yeux sur moi et qu’il cherchait à me reconnaître. Sa
voiture allait si lentement que j’eus le temps de l’examiner
longtemps. Je ne puis vous exprimer ce qui se passa en moi. »
Mais, tout en laissant éclater sa passion pour le roi, la duchesse
ne peut taire une sourde angoisse : « Je crois que tôt ou
tard il m’arrivera quelque malheur. J’ai des pressentiments que je
ne puis éloigner… »
Bref triomphe et fin tragique
À Versailles, l’annonce du retour de la favorite se
colporte sous le manteau. Les rumeurs les plus folles circulent sur
son compte. Certains affirment que le roi lui aurait rendu visite
une nuit à Paris, dans sa maison de la rue du Bac ; d’autres
qu’elle l’aurait revu, incognito, un soir à Versailles. Selon
Barbier, « il est cependant prudent d’être circonspect pour
éviter la Bastille ». Ce qui est sûr, c’est que le roi a
sanctionné tous les acteurs de la comédie de Metz, définitivement
exilés sur leurs terres. Quant à Monseigneur de Fitz-James, il
recevra l’ordre de se retirer dans son évêché de Soissons en
janvier 1745.
Le 25 novembre, en sortant du Conseil, Louis
XV impose au comte de Maurepas de se rendre en personne chez
Madame de Châteauroux pour lui annoncer son rappel à la cour.
Quelle humiliation pour le secrétaire d’État à la Maison du roi qui
a tant vilipendé la favorite ! Contraint de s’exécuter, le
ministre remet le billet du roi à la duchesse qu’il trouve alitée
et fiévreuse. Selon Barbier, « cette nouvelle révolte
infiniment tout le public de Paris ».
Madame de Châteauroux n’aura pas le temps de
savourer longtemps son triomphe. Rapidement, la fièvre et les maux
de tête empirent. Elle se tord de douleur malgré les saignées,
parfois en proie à des convulsions. Rongé d’inquiétude, Louis XV
s’enferme dans ses cabinets où il reçoit des nouvelles toutes les
heures, ne sortant que pour se rendre à la messe ou assister au
Conseil. Par respect pour lui, Marie se prive de toutes les
distractions qui peuvent « avoir l’air d’une partie de
plaisir ». Non seulement elle prie pour la malheureuse
duchesse, mais elle fait dire des prières ; Louis XV de son
côté demande à la chapelle et à la paroisse de Versailles des
messes pour sa guérison.
Après une agonie douloureuse, ponctuée de
divagations accusatrices contre de prétendus empoisonneurs, la
duchesse de Châteauroux meurt le matin du 8 décembre 1744.
Elle n’avait que vingt-sept ans. Ainsi s’achève tragiquement le
destin de l’orgueilleuse duchesse. À sa soeur, la grosse
Madame de Lauraguais qui remplace quelque temps l’absente dans
son lit, Louis XV dira : « Madame, Dieu vous a
frappée, il m’a frappé aussi ; je croyais n’avoir qu’à
désirer, mais Dieu en a disposé autrement. Il faut adorer sa main
et se soumettre. »
Hormis Louis XV, personne ne regrette la
disparition de Madame de Châteauroux à la cour. Pourtant, une
lourde atmosphère de deuil étouffe le château. Marie, préoccupée
par la santé de sa mère et terrifiée par la maladie foudroyante de
la favorite, passe des nuits agitées de cauchemars. Selon la
légende, la reine, réveillée en sursaut, aurait interpellé l’une de
ses femmes : « Mon Dieu, cette pauvre duchesse, si elle
revenait ! Je crois la voir ! » Et la femme de
chambre de lui répondre en riant : « Madame ! Si
elle revenait, ce ne serait pas Votre Majesté qui aurait sa
première visite ! »
Huit jours plus tard, la mort frappe encore Louis
XV : la bonne « Maman Ventadour » disparaît à l’âge
de quatre-vingt-douze ans. Après la disparition de Fleury, elle
constituait le dernier rempart protecteur de son enfance.
Désormais, le roi est seul, mais ce n’est pas vers Marie qu’il va
chercher du réconfort.
1-
François-Victor Le Tonnelier de Breteuil
(1686-1743) a été maître des requêtes et intendant du Limousin
avant de devenir chancelier de la reine Marie Leszczyńska, grand
maître des cérémonies de l’ordre du Saint-Esprit et secrétaire
d’État à la Guerre de 1723 à 1726 et de 1740 à 1743.
2-
Pendant quinze ans, le comte Marc-Pierre d’Argenson
sera ministre d’État et secrétaire d’État. Il est le frère cadet du
marquis René-Louis d’ArgensonArgenson qui dirigera les Affaires
étrangères durant un peu plus de deux ans. Dans les souvenirs du
royaume, René-Louis a quelque peu éclipsé son frère par le biais de
son Journal et de ses Mémoires, caustiques et abondamment utilisés par
les historiens.
3-
Il n’y a jamais eu de surintendante auprès de la
dauphine en France. Madame de Montespan, modèle de la duchesse,
était surintendante de la reine. Quant à Marie, elle n’a plus de
surintendante depuis la mort de Mademoiselle de Clermont, acceptant
sans mot dire cette nouvelle mesure d’économie plutôt
injuste.
4-
Il y avait la duchesse de La Vallière, en disgrâce
depuis peu ; et la belle marquise de Montespan qui venait de
conquérir le coeur du roi.
5-
Charles de Lorraine, comte d’Armagnac, dit le
prince Charles, est grand écuyer de France ; il est l’époux de
Françoise-Adélaïde de Noailles, soeur du maréchal de
Noailles.
7-
Baron de Bésenval, Mémoires, t. I, pp. 67-68. À propos des
retrouvailles entre Marie et le roi, tous les biographes
s’inspirent du récit écrit par le duc de Luynes qui, pourtant,
n’était pas présent… Une autre version racontée à Madame de La
Ferté-Imbault par la duchesse de Luynes , qui accompagnait la
reine, prétend que Marie, paralysée par l’émotion, laissa répondre
la duchesse de Villars et se contenta de s’agenouiller près du lit
pour prier : « Le roi refroidi par cette manière de
répondre à tout ce qu’il lui avait dit de touchant ne lui dit plus
que des choses indifférentes. » Cité par Benedetta Craveri,
Reines et favorites, p. 279.
8-
Sur le champ de bataille où Charles le Téméraire a
trouvé la mort à la tête de ses guerriers bourguignons, le
5 janvier 1477, le duc de Lorraine René II et son épouse
Philippe de Gueldre ont fait ériger une chapelle à la Vierge
salvatrice. Ils ont aussi commandé au sculpteur Mansuy Gauvain la
statue d’une Vierge au manteau. Sur ce site devenu sanctuaire
lorrain, Stanislas décide d’offrir à la Vierge une église dans le
style baroque oriental, Notre-Dame de Bon-Secours. Il se fera
enterrer avec Catherine Opalinska sous son autel.
9-
Jean-François Nicolas, Journal
de ce qui s’est passé à Nancy depuis la paix de Ryswick conclue le
30 octobre 1697 jusqu’en l’année 1744,
p. 384.