X
SÉPARÉE DE SES PETITES PRINCESSES
À
Versailles, les enfants royaux grandissent dans l’indifférence générale, à l’exception des jours où Louis XV et Marie Leszczyńska les visitent. Les courtisans envahissent alors leur domaine, l’aile des Princes, avec l’unique espoir d’être remarqués par le roi.
Comme toute la famille royale, les princes vivent en public dans cet immense palais, sous la férule de Madame de Ventadour et de sa petite-fille, la duchesse de Tallard. Chaque soir, avec leur gouvernante, les enfants traversent le palais pour se rendre chez « papa-roi » afin de recevoir un tendre baiser sur le front. L’étiquette gère les sentiments, même chez la reine où ces visites protocolaires se font sans effusions ni éclats de rire ; pourtant, Marie adore ses enfants, comme le prouvent les phrases affectueuses qui émaillent ses lettres adressées au roi Stanislas.
En 1733, après la mort de Madame Troisième et du petit duc d’Anjou, les enfants royaux passent l’été au château de Meudon. L’ancienne demeure du Grand Dauphin devient une merveilleuse maison de vacances pour le dauphin, les jumelles et leurs deux soeurs cadettes. Loin de l’étiquette, ils peuvent courir dans les allées, se cacher dans les charmilles et cueillir des fleurs en toute impunité. Marie leur rend régulièrement visite et se réjouit de leur bonne mine. « Je suis encore retournée hier à Meudon, écrit-elle, où je me suis beaucoup promenée et m’en trouve très bien. Il est vrai que Monsieur le dauphin devient fort joli, et il y a sûrement de quoi en faire quelque chose de bon ; mais il faut un peu rompre ses volontés, car il m’y paraît très décidé. Il n’aime pas trop à s’appliquer. Il n’en est de même de ses soeurs, car elles apprennent très bien ; j’ai été très contente d’elles. »
Un dauphin séducteur et colérique
Une grande connivence unit la mère au fils, comme l’écrit sa grand-mère, Catherine Opalinska : « Il a une grande amitié pour sa mère, et a toujours des secrets à lui dire à l’oreille. » En 1735, le sixième anniversaire du petit garçon est l’occasion de magnifiques réjouissances. Ainsi fêté, l’enfant prend très vite conscience de son importance. Comme il est intelligent, ses reparties ne tardent pas à faire le tour de la cour. Chaque fois qu’on regrette devant lui la mort du duc d’Anjou, il s’insurge : « Qu’a-t-on à faire d’un duc d’Anjou ? Je me porte à merveille ! » Pour lui donner une leçon d’humilité, Fleury lui dit, tout en désignant les objets qui l’entourent : « Cela, Monsieur, est au roi ; rien de tout cela ne vous appartient. » Et l’enfant lui réplique en bombant le torse : « Eh bien, que le reste soit au roi, au moins mon coeur et ma pensée sont à moi ! » Volontiers bagarreur, parfois méchant et souvent colérique, il sait désarmer les plus sévères en disant : « Je pourrai commettre encore bien des sottises, mais d’avance je les désavoue ; dans ces moments-là, imaginez-vous que c’est le vent qui souffle ! »
Stanislas adore son petit-fils qui le lui rend bien. Catherine Opalinska le trouve « joli à manger ». Elle écrit même à la comtesse d’Andlau : « Notre aimable dauphin est inexprimable en tout ; je l’aime de la dernière folie. Il promet non seulement de vivre, mais d’être avec gloire. Il s’informe de tout, veut savoir tout, rien ne lui échappe. Il n’y a qu’une chose qui me déplaît en lui ; quand il voit un joli visage, il n’a plus de repos… »
Marie, elle, ne se laisse pas prendre au jeu du petit séducteur. En lui transmettant la foi chrétienne et en veillant à son éducation morale, elle espère préparer un « prince selon le coeur de Dieu ». Il lui arrive d’employer la manière forte pour réprimer ses colères et d’en aviser le cardinal : « J’ai pris la liberté de fouetter Monsieur le dauphin qui crie à tout propos sans savoir pourquoi, et tout le monde m’en a su très mauvais gré. » Une autre fois, la reine, à demi chagrinée, s’écrie : « Méchant enfant, vous me donnerez bien de la peine ! » Et le petit dauphin réplique aussitôt : « Maman, vous seriez bien fâchée de ne me pas avoir. »
L’heure de rejoindre les hommes
Jusqu’à l’âge de six ans, le dauphin vit entouré de ses soeurs qu’il mène en chef de bande despote. Ces petites filles sages et douces lui vouent une admiration qui confine à la vénération. Voyant son fils en bonne santé et l’esprit fort éveillé pour son âge, Louis XV décide de ne pas attendre son septième anniversaire pour le confier « aux hommes ». Le 14 janvier 1736, alors qu’il n’a que six ans et quatre mois, médecins et chirurgiens l’auscultent, le pèsent et le toisent pour rédiger un procès-verbal de son intégrité physique ; le lendemain, la duchesse de Ventadour le conduit dans le cabinet du roi, où son père le confie à son gouverneur, le comte de Châtillon[1], et à son précepteur, Monseigneur Boyer[2], évêque de Mirepoix. Cette cérémonie rituelle arrache des larmes à l’enfant et à la vieille gouvernante, tout comme elle avait provoqué les pleurs du roi et l’émotion de la même Maman Ventadour, vingt et un ans plus tôt.
En « passant aux hommes », le dauphin change de décor et suit ses maîtres au rez-de-chaussée du château, dans l’ancien appartement du Régent, dont les vingt-six croisées donnent sur le parterre d’Eau et le parterre du Midi. C’est dans le cabinet du duc d’Orléans que l’enfant poursuit son éducation. D’abord difficile et récalcitrant, l’élève devient plus attentif et se plonge dans une foule de matières dont l’histoire, la géographie, l’astronomie, la philosophie, les langues vivantes, le latin et le grec ancien ; sans oublier le dessin et la musique. Comme sa mère qui s’adonne à la peinture, le dauphin passe des heures à dessiner ou à copier fidèlement une estampe, en appliquant les recettes de Madame Silvestre qui lui enseigne le dessin et l’aquarelle.
À l’âge de huit ans, il compose une allégorie de dauphins et de fleurs de lis qui fait l’admiration de l’ambassadeur d’Espagne, le marquis de La Mina . Le diplomate s’empresse d’expédier ce chef-d’oeuvre au roi d’Espagne Philippe V et à son épouse Élisabeth Farnèse qui s’extasient sur l’habileté du dauphin. Ils l’offrent aussitôt à l’infante Marie-Thérèse , en cadeau préliminaire destiné à faciliter les négociations des futures fiançailles de l’infante et de Louis de France. Pour le jour de la Saint-Nicolas, le roi Stanislas reçoit à Lunéville un dessin à la plume de son petit-fils ainsi légendé : « Fait par Monsieur le Dauphin pour le Roy de Pologne, 1737. » Connaissant la passion de son grand-père pour la chasse, le petit prince a représenté la poursuite du cerf dans les bois. Plus qu’un témoignage de l’affection du petit-fils pour son « Papinio », ce dessin révèle des dons précoces. Peintre et pastelliste à ses heures, Stanislas sait apprécier l’oeuvre qu’il conservera dans sa chambre jusqu’à sa mort.
Petits plaisirs d’enfants
Les dimanches et jours de fêtes, le dauphin retrouve ses soeurs pour quelques heures de loisirs. C’est l’occasion de faire une promenade en gondole, d’aller voir les vaches et les boeufs de la ménagerie, ou de se rendre au « bosquet du Dauphin » non loin des bains d’Apollon. Là, le fils de Louis XV fait les honneurs de son domaine, conviant sa petite cour d’intimes à prendre une tasse de chocolat dans le délicat pavillon octogonal érigé par Gabriel. L’hôte et ses invités jouent aux grandes personnes en arpentant le potager où il est permis de s’improviser jardinier. Et ils participent à des représentations théâtrales avant d’applaudir le feu d’artifice, point d’orgue à ces amusantes réceptions. Puis vient l’heure pour Mesdames de regagner l’aile des Princes avant une nouvelle semaine studieuse. Frère et soeurs s’écrivent alors par le truchement de la gouvernante. Le 19 octobre 1737, par exemple, Madame Seconde écrit à son frère : « Je suis charmée qu’au milieu de vos amusements, vous pensiez à nous et nous regrettiez. Nous voyons le temps s’écouler avec grand plaisir, mais il paraît bien long lorsque nous comptons combien il en faut passer encore avant que de vous revoir. »
Le 27 avril 1737, jour de Quasimodo, les jumelles, le dauphin et Adélaïde sont baptisés en grande solennité dans la chapelle du château. Cette cérémonie ne change rien pour le dauphin, mais elle bouleverse le statut des petites princesses qui ne sont plus des numéros. Ainsi, la première-née des jumelles devient Madame Louise Élisabeth . Comme elle est l’aînée officielle des enfants, elle prend aussi le titre de Madame. Madame Seconde se prénomme désormais Anne Henriette [3] ; et Madame Troisième, Marie Adélaïde[4]. Les jumelles ont alors neuf ans et demi, leur petite soeur vient de fêter ses cinq ans.
Une abbaye pour les princesses
Une nouvelle vie attend Mesdames. Tout en poursuivant leur éducation calquée sur le programme du dauphin, elles apprennent également la couture et la broderie. Elles excellent en travaux manuels, adorant tourner le bois et l’ivoire, tout comme leur père. Comme lui, elles façonnent de petits objets qu’elles offrent à leurs proches.
Pour les enfants, le plus difficile est de se plier à l’étiquette. « Il y a toujours bal en deux fois par semaine, note le duc de Luynes, le jeudi chez Mesdames, et le dimanche chez Monsieur le dauphin. » Le roi et la reine sont évidemment présents. Marie observe sa progéniture danser, heureuse de leur grâce et de leur gentillesse. Mais ces divertissements d’enfants deviennent vite des corvées tant les règles sont strictes : seuls les courtisans admis à la table du roi et dans ses carrosses peuvent danser avec le dauphin ou avec Mesdames ; quant à l’assemblée, elle doit attendre l’autorisation de s’asseoir ou de se lever. Du haut de ses huit ans, le dauphin tient son rôle, mais il avoue préférer jouer au billard. Moins souples, Mesdames s’y prêtent à contrecoeur, laissant souvent paraître leur mauvaise humeur.
En 1738, la vie des petites princesses va connaître un changement radical, dicté par Fleury. Selon le cardinal, les sept filles de France « embarrassent le château de Versailles, et causent de la dépense ». Car les princesses coûtent cher : elles ont chacune dix femmes de chambre et une fille de garde-robe. Fleury obtient du roi de ne conserver que les jumelles à la cour et d’envoyer les cinq autres[5] à l’abbaye de Fontevrault.
Cette décision bouleverse Marie Leszczyńska. Non seulement le couple royal vit des heures douloureuses, en pleine désagrégation, mais on la prive d’une partie de ses enfants. La reine a le sentiment que rien ne lui sera épargné en ces temps difficiles, où elle devine une nouvelle brimade du cardinal à son encontre. Profondément meurtrie dans ses sentiments maternels, elle est aussi outrée de ne pas avoir été consultée par le roi qui ne semble pas avoir pris la défense de ses héritières. Elle a la conviction que Louis XV laisse agir Fleury à sa guise, oubliant un peu vite que, par tradition, les enfants royaux n’ont jamais été expédiés au couvent.
Et pourquoi choisir cette lointaine abbaye de Fontevrault, aux confins de l’Anjou et du Poitou, à quatre-vingts lieues de Versailles ? Fondée au xie siècle, cette abbaye a pour originalité d’être un ordre mixte, gouverné par une femme ; ainsi, tous les couvents de moines et de moniales qui relèvent de son autorité ont pour supérieure unique l’abbesse de Fontevrault, placée directement sous l’autorité du pape.
Madame Adélaïde s’insurge
Du haut de ses six ans, Madame Adélaïde , charmante princesse au caractère bien trempé, n’a pas l’intention de se laisser enfermer à Fontevrault. La reine avoue un faible pour la fillette et voudrait plaider sa cause, mais elle craint de se heurter à un refus du cardinal et n’ose en parler au roi. Madame Troisième décide donc d’agir avec la complicité de sa gouvernante, Madame de Tallard, qu’elle déteste cordialement mais dont elle partage, cette fois, les mêmes intérêts. Voilà ce qu’elles imaginent : tous les jours, au retour de la messe, les jumelles vont multiplier les témoignages de tendresse à leur père. Puis, un autre jour, c’est Adélaïde qui se présentera pour lui baiser la main avant de se jeter à ses pieds en sanglotant. Le scénario se déroule comme prévu : troublé, Louis XV se met à larmoyer, de même que la famille royale et les courtisans présents. Et le roi met un terme au concert de pleurs en accordant à sa fille le droit de rester à Versailles. Adélaïde a gagné !
Craignant d’autres scènes d’attendrissement, Fleury ordonne sans plus tarder le départ des quatre petites exilées. Toujours bien informé, le duc de Luynes précise : « Elles auront chacune une première femme de chambre et trois autres femmes. Les femmes qui ne vont point avec Mesdames retournent chez leurs parents, mais le roi leur conserve les mêmes appointements ; ainsi elles ne perdent que le logement ; et si la reine a d’autres enfants, on prendra dans le nombre de ces femmes celles dont on aura besoin. » À la lecture de ces arrangements, il n’est pas certain que le cardinal de Fleury ait fait une bonne opération financière…
Triste logis Bourbon
Le départ a lieu le lundi 16 juin 1738. Ce jour-là, Louis XV rentre de Rambouillet où il chassait depuis trois jours. Lorsqu’il arrive à Versailles, Fleury lui apporte une lettre de Madame de Tallard confirmant le départ des princesses. Elles sont montées toutes les quatre dans le même carrosse, attelé à huit chevaux. Derrière, suivaient sept voitures et deux chaises, sans oublier une vingtaine de fourgons de bagages. Le minimum nécessaire pour une suite de cent vingt personnes.
Au bout de treize jours de voyage, les quatre petites Mesdames atteignent Fontevrault. Elles logent dans une grande bâtisse au nom prédestiné, le logis Bourbon, un havre plus propice au recueillement et à l’ascétisme qu’à l’éducation des filles du Roi Très Chrétien. Malgré son nom qui fleure bon la gentilhommière, le logis Bourbon manque du confort élémentaire pour abriter des petites filles habituées au luxe et aux commodités de l’aile des Princes. C’est une vieille bâtisse froide, humide et pleine de courants d’air. Le cardinal a bien ordonné des travaux de remise en état… mais il a aussi interdit toute dépense superflue !
Informé des conditions précaires dans lesquelles vivent les princesses, le cardinal fait la sourde oreille, alors que l’hiver s’annonce rigoureux. Aux premiers froids, on s’aperçoit que les cheminées tirent mal. Madame Septième [6] tombe gravement malade. « On croyait à tout moment apprendre sa mort », écrit Luynes. Le 20 décembre 1738, on la baptise d’urgence en lui donnant les prénoms de ses parents : Louise Marie. Alors que son état s’améliore, c’est au tour de Madame Sixième de s’aliter ; bientôt suivie par Madame Cinquième . Les quatre fillettes sont atteintes de dysenterie. Miracle, elles se rétablissent toutes les quatre ! Même Louise Marie qui se trouvait pourtant dans un état très inquiétant. À partir de 1741, Mesdames disposeront chacune d’un appartement de trois pièces, dans un bâtiment neuf, érigé près du logis Bourbon. Mais Fleury a de nouveau imposé le strict minimum à Aubert, l’architecte des Bâtiments du roi.
La vie des petites filles est aussi monotone que sévère, organisée autour des leçons, des prières et de quelques loisirs. Quand elles se rebellent ou font des caprices, elles sont enfermées, seules, dans un caveau qui sert de sépulture. Ce châtiment terrifie les princesses. Pire, il provoquera chez Victoire des terreurs paniques dont elle ne pourra jamais se débarrasser.
Mesdames ont pour maître de musique un « symphoniste » de la musique du roi, Monsieur de Caix, ainsi qu’un maître de danse. Bien plus tard, le roi leur offrira deux carrosses, deux attelages de chevaux, quelques chevaux de suite et plusieurs ânesses ; sans oublier le personnel, soit quatorze personnes, sous les ordres du chef d’écurie Aubin. Car, pour Louis XV, les enfants royaux doivent savoir monter à cheval et suivre une chasse !
Thérèse Félicité au paradis
En septembre 1744, Madame Sixième contracte le virus de la petite vérole qui va l’emporter en quelques jours. Baptisée en catastrophe le 27, Madame Thérèse Félicité expire le lendemain matin. Elle venait d’avoir huit ans.
Marie n’apprendra la nouvelle que le 3 octobre, alors qu’elle séjourne au château de Lunéville auprès du roi Stanislas. Luynes révèle que la famille Leszczyński ploie sous le coup de la triste nouvelle : « C’est celle que l’on disait ressembler au roi de Pologne. La reine, qui devait manger avec les dames, a mangé seule dans un cabinet de l’appartement du roi son père… » Certains mémorialistes ont reproché à la reine son attitude peu conforme avec celle d’une mère éplorée. C’est oublier que Marie est pudique. Elle ne s’abandonne jamais à des démonstrations publiques quand elle est accablée de peines et de tourments, mais se plonge dans la prière et le recueillement. Dans une phrase écrite au comte d’Argenson, elle exprime une piété poussée à l’extrême qui correspond aux sentiments religieux de l’époque : « Ma pauvre enfant est bien heureuse ; je l’envie. Il faut que je souffre encore dans cette vie. » Sa fille vient de gagner le paradis, alors qu’elle doit poursuivre son chemin de croix. Comme le roi Stanislas, elle voit dans toutes les épreuves l’intervention de Dieu.
Trois ans plus tard, en septembre 1747, dans une lettre qu’il adresse à l’abbesse de Fontevrault, Louis XV annonce l’arrivée du peintre Jean-Marc Nattier : « J’ai voulu avoir le portrait de tous mes enfants. » Après avoir peint Henriette et Adélaïde , Nattier a reçu mission de portraiturer les trois princesses de Fontevrault que le roi veut offrir à son épouse. Marie ne les a pas revues depuis neuf ans ! Elle découvre avec ravissement deux belles adolescentes et une délicieuse petite fille de dix ans. En robe à grand panier rose, Louise sourit à la vie parmi les fleurs : « Les deux aînées sont belles réellement, confie-t-elle à la duchesse de Luynes ; mais je n’ai jamais rien vu de si agréable que la petite. Elle a la physionomie attendrissante et très éloignée de la tristesse ; je n’en ai pas vu une si singulière : elle est touchante, douce et spirituelle. »
Une curieuse chauve-souris
Retour à Versailles huit ans plus tôt, en janvier 1739. Pour l’inauguration du salon d’Hercule dont Lemoine vient d’achever le plafond, Louis XV donne un grand bal rangé. La mise en scène est digne des splendeurs de la cour du Roi-Soleil : autour de la pièce, des gradins grimpent à l’assaut des fenêtres pour délimiter le carré des bals de la cour. Le roi et la reine occupent l’un des côtés ; face à eux, les musiciens jouent sur une estrade installée devant la cheminée. Dès quatre heures de l’après-midi, il y a foule dans le salon tandis que les dames du palais attendent aux portes en grand habit, sans pouvoir pénétrer. Visiblement débordé, le duc de La Trémoille, premier gentilhomme de la chambre, ne parvient pas à chasser les intrus et c’est le roi en personne qui s’acquitte avec brio du service d’ordre, permettant enfin à la reine de faire son entrée.
Marie Leszczyńska paraît en grand habit d’étoffe à fond blanc, brodé de colonnes torses de fil d’or et semé de fleurs nuées de soie. Des pierreries garnissent tout le corps de robe ; le Sancy rehausse un collier de gros diamants et le Régent orne sa coiffure. Louis XV, lui, arbore son habit de velours bleu ciselé, doublé de satin blanc et garni de boutons de diamants. Aussitôt Leurs Majestés assises, le bal commence, ouvert par le dauphin et Madame, sa soeur aînée. Vers onze heures du soir, place aux masques. Le bal « paré »[7] envahit le grand appartement. Alors que le dauphin et ses soeurs ont regagné leurs appartements, Marie est bien présente avec toute sa suite, mais il est impossible de la reconnaître parmi tous ces masques. Les soeurs de Nesle, Louise et Pauline, sont là aussi ; ce sont d’ailleurs les débuts officiels de Pauline à la cour. Vers deux heures du matin, Louis XV, masqué en chauve-souris, virevolte d’un groupe à l’autre en demandant où est le roi. Enfantillages. D’ailleurs, les courtisans avisés ne manquent pas de remarquer l’assiduité de cette chauve-souris auprès de Pauline. Au petit matin, quelques masques s’esquivent discrètement. La reine est partie se changer afin de se rendre à la chapelle pour entendre la messe.
Madame est promise, Marie est déçue
Cette fête a été donnée en l’honneur du mariage prochain de Madame avec son oncle, l’infant don Philippe, troisième fils de Philippe V et d’Élisabeth Farnèse et arrière-petit-fils de Louis XIV. Une manière de renouer les liens avec l’Espagne, tout en faisant oublier l’affront du renvoi de la petite infante Marie-Anne-Victoire et les désillusions occasionnées par le traité de Vienne. Et, pour sceller cette réconciliation, on murmure aussi que le dauphin pourrait épouser à son tour une infante.
Tenue à l’écart des pourparlers, Marie a versé quelques larmes en apprenant la nouvelle par le cardinal de Fleury. Madame Première n’est guère plus enthousiaste, d’après Luynes, en raison « de l’attachement qu’elle a pour tout ce qu’elle quittera et qu’elle doit aimer dans ce pays-ci ». Et lorsque Marie descend rendre visite à ses trois filles, Adélaïde se précipite vers elle en maugréant : « Maman, je suis bien fâchée du mariage de ma soeur ! » Barbier écrit ce que toute la famille royale pense : « Il paraît étonnant que la fille aînée de France n’épouse pas une tête couronnée. » Faute de prétendants du même rang dans toute l’Europe catholique, elle doit épouser un prince qui n’a aucune chance de régner. Marie Leszczyńska ne peut cacher sa désillusion en songeant à l’avenir médiocre qui attend sa fille. Elle ne sait pas encore que cette pénurie de candidats condamnera ses autres filles au célibat !
Louise Élisabeth n’est pas la plus jolie des filles du roi. Elle a les traits lourds mais les yeux de son père. Louis XV adore celle qu’il surnomme « Babet » et dont il apprécie l’intelligence et le caractère bien trempé. Le 15 mars 1739, « Babet » reçoit la confirmation avec Henriette , sa soeur jumelle, dans la chapelle du château. Quinze jours plus tard, le cardinal de Fleury lui remet le portrait de don Philippe, apporté par l’ambassadeur d’Espagne. Mais le mariage de Madame ne doit avoir lieu, selon le souhait du roi, qu’une fois ses douze ans révolus ; ce qui repousse les cérémonies de six mois. L’union par procuration est fixée au 26 août. Louis XV, qui veut renouer avec l’éclat grandiose des fêtes de son illustre aïeul, contraint Fleury à desserrer les cordons de la bourse[8]. Durant plusieurs semaines, une armée d’ouvriers, de valets et de jardiniers va donc s’affairer pour transformer Versailles en palais des mille et une nuits.
Cérémonie grandiose
Le 25 août, le dauphin donne la main à Louise Élisabeth pour pénétrer dans le salon de l’OEil-de-Boeuf. Au cours du cérémonial de la signature du contrat, la reine essuie discrètement ses larmes et Louis XV cache difficilement son émotion. Selon l’usage, la fiancée porte une robe or et noir, et une longue mante incrustée de fils d’or soutenue par sa soeur jumelle. À son poignet brille le portrait de don Philippe, serti de diamants. Le lendemain, pour le mariage, une foule de curieux venus de Versailles et de Paris campent dans le parc depuis l’aurore. Dans la chapelle parée comme une châsse, le dauphin conduit Madame Infante – tel est désormais son nom – jusqu’à l’autel où l’attend le duc d’Orléans. C’est lui qui représente l’infant, comme jadis il avait représenté le roi à Strasbourg pour le mariage de Marie Leszczyńska. Et c’est aussi le cardinal de Rohan qui bénit cette union franco-espagnole. Que de souvenirs pour Marie qui ne parvient pas à dissimuler ses larmes !
Dans l’après-midi, Madame Infante reçoit les compliments de toute la cour durant deux heures. À neuf heures du soir, Louis XV apparaît au balcon central pour donner le signal du feu d’artifice devant une foule bruyante et joyeuse. Au-delà du Parterre d’eau, sur un fond de palais éphémère rococo, les Slodtz[9] font jaillir des colonnades féeriques et des îles enchantées. Le lendemain soir, nouveau feu d’artifice en l’honneur de Madame Infante, mais cette fois quai Malaquais à Paris, devant les fenêtres de l’ambassadeur d’Espagne, Monsieur de La Mina . La famille royale assiste au feu d’artifice agrémenté d’une fête nautique, depuis le balcon du Louvre qui surplombe le « Jardin de l’Infante »[10]. Le roi et la reine sont assis côte à côte dans des fauteuils, tandis que le dauphin et Mesdames utilisent des pliants. Les dames du palais de la reine occupent les extrémités du balcon. Ainsi, sur son pliant, Madame de Mailly côtoie le dauphin, tout en étant proche de Louis XV… Vision détestable pour Marie qui doit supporter le voisinage des deux amants tout en assistant au manège des badauds, curieux d’apercevoir la fameuse maîtresse du roi.
Ce soir-là, le visage de Marie porte un double masque de tristesse : celui de l’épouse trompée et celui de la mère qui se sépare de sa fille.
« Babet » sur la route de l’Espagne
Après les plaisirs de la fête vient l’heure de la séparation et des pleurs. Le matin du 31 août, Madame Infante s’enferme une demi-heure avec Marie. Leurs adieux sont déchirants ; elles sanglotent et s’embrassent à la fois, sans pouvoir prononcer une phrase cohérente. Même émotion chez le roi qui reçoit tendrement sa « Babet », entouré d’Henriette et d’Adélaïde . Devant leur père blême, les jumelles s’étreignent en répétant sans cesse : « C’est pour toujours ! Mon Dieu, c’est pour toujours ! » Les pleurs reprennent lorsque le dauphin s’approche pour l’embrasser. Puis la jeune infante monte en carrosse, suivie par Louis XV qui s’installe à ses côtés, désireux de parcourir quelques lieues avec elle pour lui prodiguer ses derniers conseils. Le carrosse stoppe près de Sceaux. Le père et la fille descendent pour un ultime adieu. De retour à Versailles, plutôt que d’affronter le chagrin de Marie et de s’attendrir en lui contant la scène de la séparation, il embrasse Madame Henriette qui devient « Madame » et s’enfuit cacher son chagrin à Rambouillet… en compagnie de Madame de Mailly !
Quand elle rejoint la cour d’Espagne après un long voyage triomphal, Madame Infante ignore encore que son époux de dix-neuf ans est un prince terne et médiocre. Le 31 décembre 1741, à quatorze ans, elle met au monde son premier enfant, l’infante Isabelle, faisant de Louis XV un jeune grand-père de trente et un ans et du roi Stanislas un heureux arrière-grand-père. Ambitieuse pour deux, la jeune femme rêve d’un royaume pour don Philippe ; elle y mettra toute son énergie et sa force de persuasion, n’hésitant pas à revenir à Versailles pour plaider sa cause auprès de son père.
Six princesses sans princes
Peu de temps après le départ de Madame Infante, de nouvelles rumeurs de mariage circulent à la cour concernant Anne Henriette , la nouvelle Madame. Il est d’abord question du fils du roi de Sardaigne, puis de celui de l’électeur de Bavière. Sans oublier un troisième projet : unir Madame à son cousin le duc de Chartres, petit-fils du Régent. Les deux jeunes gens éprouvent une nette attirance l’un pour l’autre et Louis XV, comme Marie Leszczyńska, y semblent favorables. Mais le roi doit à nouveau s’incliner devant la raison d’État quand Fleury lui fait remarquer qu’un tel mariage renforcera excessivement la position des Orléans au détriment des Bourbon-Condé. Exit le duc de Chartres, malgré le chagrin causé à la pauvre Madame qui restera célibataire.
Mêmes échecs pour la fantasque Madame Adélaïde qui s’amourache d’un jeune garde du roi au point de lui offrir une tabatière, présent de son père. Furieux, Louis XV exile le malheureux et tance sa fille. On pense alors à l’unir au séduisant Louis-François de Bourbon, prince de Conti, qui ne cache pas ses sentiments pour elle, au point de rester à son chevet lorsqu’elle contracte une forme bénigne de la petite vérole. Mais l’affaire en reste là… Il est aussi question de la marier au prince Xavier ou au prince Albert de Saxe, les deux fils du roi Auguste III de Pologne. Le roi Stanislas aurait probablement trouvé cocasse que sa petite-fille devienne reine de Pologne, mais Louis XV ne donnera pas suite au projet.
Les quatre autres princesses n’auront pas plus de chances. En marge de Thérèse Félicité, disparue à l’âge de huit ans, les trois autres, Victoire , Sophie et Louise, ne seront jamais demandées en mariage. L’absence de prétendants les condamnera toutes au célibat. Et Marie Leszczyńska en gardera toujours une pointe de regret.
1-
Lieutenant général des armées, créé duc et pair le 8 février 1736, le comte de Châtillon (1690-1774) appartient à la maison de Montmorency-Luxembourg. Dévot, d’un esprit étroit et de moeurs sévères, il a une haute idée de ses devoirs de gouverneur.
2-
Jean François Boyer (1675-1755) n’est pas issu de la noblesse. En 1730, Fleury fait nommer ce prédicateur réputé à l’évêché de Mirepoix. À la mort du cardinal en 1743, le roi le charge de la feuille des bénéfices où il poursuivra la politique de son mentor. Son antijansénisme intransigeant a influencé le dauphin.
3-
Anne Henriette est appelée communément Madame Henriette.
4-
En réalité, à sa naissance le 23 mars 1732, Marie Adélaïde était Madame Quatrième. Mais, à la mort de Louise Marie (Madame Troisième) le 19 février 1733, elle lui a succédé en devenant Madame Troisième. On l’appelle Madame Adélaïde.
5-
Adélaïde, six ans ; Victoire , cinq ans ; Sophie , quatre ans ; Félicité, deux ans ; et Louise, dix mois à peine.
6-
Madame Septième était née Madame Huitième .
7-
Il s’agit d’un bal masqué.
8-
Louis XV et Marie ont souhaité un trousseau somptueux et raffiné pour leur fille. En découvrant la facture, Fleury a déclaré qu’« il y avait là de quoi marier toutes les petites Mesdames ». Aussitôt rapportée au roi, cette réflexion « ne parut pas lui plaire ». La seule note de linge s’élevait à 300 000 livres !
9-
C’est le peintre et architecte italien Jean-Nicolas Servandoni qui a imaginé les thèmes décoratifs des feux. Le feu d’artifice de Versailles, comme celui de l’ambassadeur d’Espagne à Paris et celui de l’Hôtel de Ville, a été tiré par des Saxons, les frères Slodtz. Comme l’écrit Barbier : « Ils sont très habiles en Saxe pour les feux d’artifice. On y fait des feux de beaucoup supérieurs aux nôtres. »
10-
Ainsi appelé en souvenir de l’infante Marie-Anne-Victoire, la malheureuse petite fiancée de Louis XV enfant, soeur aînée de don Philippe. Pendant son séjour au Louvre, les Parisiens venaient la voir jouer dans ce jardin.