XV
GRANDES PASSIONS ET PETITS PLAISIRS
D
epuis son mariage,
Marie Leszczyńska occupe, à Versailles, l’ancien appartement de la
reine Marie-Thérèse, rénové[1] et agrandi en annexant le salon de la Paix, à
l’extrémité de la grande Galerie. Dans ce vaste espace, simplement
isolé par une cloison mobile, la reine tient sa cour et organise
ses rituelles parties de cavagnole. En revanche, elle accorde
plutôt ses audiences dans sa chambre à coucher. « L’heure de
la toilette est à midi et demie, précise le président Hénault .
J’ai vu quelquefois une douzaine de dames ensemble, aucune
n’échappe à son attention, elle leur parle à toutes. Les audiences
particulières sont accordées dans la chambre en général après la
toilette, la reine étant debout auprès de la table qui est dans le
trumeau vis-à-vis du lit. »
Dans son « laboratoire »
Seuls les amis intimes de Marie ont accès à une
série de petites pièces privées qui donnent sur une cour
intérieure.La reine se tient le plus souvent dans le cabinet des
Poètes. C’est là qu’elle rédige, trois fois par semaine, les
lettres qu’elle adresse au roi Stanislas et reçoit ses proches
comme Madame de Villars, la duchesse de Luynes, le
président Hénault ou le comte d’Argenson.
Aménagées à l’initiative de Louis XV, elles sont
encore embellies pour devenir de ravissants cabinets lors de la
troisième campagne de restauration, entre 1746 et 1748[2]. À cette époque, on crée
aussi le « laboratoire », comme l’appelle la souveraine,
dévolu à ses occupations favorites : peinture, musique,
tapisserie et broderie. Son décor de boiseries sculptées par
Verberckt disparaîtra vite sous l’empilement de toiles. Autre
innovation : à la place de la bibliothèque, transférée à
l’entresol, on lui installe un nouvel oratoire, plus spacieux et
décoré de tableaux de piété, dont une Nativité, une petite série
évoquant l’histoire de la Bible, des représentations de la Vierge
et de saint Jean dans le désert. Ces toiles ne sont pas des oeuvres
d’artistes célèbres, comme les peintures qui ornent son grand
appartement. Il ne faut pas chercher un manque de goût de sa part
puisqu’elle n’hésite pas à passer des commandes à Boucher, Nattier
ou Van Loo, mais plutôt une preuve de modestie, voire de piété,
lorsqu’il s’agit de son univers intime.
Au milieu d’une impressionnante collection de
reliquaires, de statuettes et de souvenirs disparates, un petit
secrétaire renferme des tirelires et des rouleaux de monnaie
destinés à ses oeuvres de charité. C’est dans ce décor que devait
se trouver sa « belle mignonne », bien qu’elle
n’apparaisse pas dans l’inventaire d’après décès. Cet objet de
dévotion date probablement de 1751 : en cette année de jubilé
s’est répandue la vogue des têtes de mort enrubannées, destinées à
rappeler aux mortels la vanité des choses humaines. Et Marie se
serait plu à imaginer que c’était celle de Ninon de Lenclos…
Lectrice enthousiaste et avisée
Depuis que Catherine Opalinska a initié ses filles
aux travaux d’aiguille, Marie Leszczyńska n’a jamais cessé de
broder pour les églises. La tapisserie ne présente pas davantage de
secrets pour la reine qui possède plusieurs métiers, grands et
petits. En marge de ces passe-temps féminins, elle partage les
mêmes goûts que son père. Comme lui, elle lit beaucoup et sa
bibliothèque n’est jamais assez grande pour abriter tous ses
ouvrages. Cultivée, la reine parle et lit six langues, dont le
latin. L’histoire, la religion et la poésie sont ses domaines de
prédilection.
Stanislas, auteur prolifique, lui adresse
systématiquement tous ses ouvrages dès leur parution, guettant son
appréciation avec impatience. Elle ne s’interdit jamais d’émettre
des critiques, parfois sévères, notamment à la lecture de l’édition
française de La Voix libre du
citoyen[3]. Dans
cette analyse des institutions de la république nobiliaire et de la
société polonaise, son père énonce des préceptes politiques
destinés aux États républicains. Marie, comme son époux, n’apprécie
guère cet ouvrage ; tous deux déplorent que Stanislas, de son
refuge lorrain, fasse l’apologie de la république en « citoyen
de la démocratique Pologne ».
La reine prend beaucoup de plaisir à parler
littérature avec les deux académiciens qu’elle côtoie
quotidiennement : le poète Paradis de Moncrif, son
« lecteur » depuis 1744, et son grand ami, le président
Hénault, qui deviendra surintendant de sa Maison à partir de 1754.
Le premier sait guider ses choix et les commenter. De son côté,
Hénault , toujours informé des dernières parutions, lui prête des
ouvrages qu’ils analysent tous deux à travers une correspondance
quasi quotidienne. L’enthousiasme y est omniprésent :
« Je suis très contente des Lettres de Madame de Maintenon que
vous m’avez envoyées ; la solidité n’y est pas sèche. Je ne
suis encore qu’à la moitié du premier tome. Ce qui me plaît
beaucoup, je ne puis le lire vite... Je ne suis pas surprise que
vous lisiez les Lettres de Madame de Maintenon : tout s’y
trouve, morale et amusements. » Les thèmes historiques ou
religieux ne sont pas exclus : « J’ai lu le sermon dont
vous me parlez, il est très beau. Hélas, nous n’avons plus de
Prédicateur pour mieux dire, nous n’avons plus rien en aucun genre.
Je viens de lire la vie de Turenne, quel homme. Nous aurions beau
en chercher de pareil[4] [...] »
La reine reçoit aussi des livres de son autre
confident, le comte d’Argenson. Bibliophile discret, le ministre
utilise des « rabatteurs » érudits qui parcourent
l’Europe à la recherche d’ouvrages rares. C’est le cas d’une
histoire du cardinal Granvelle, signée Courchetet d’Esnans,
conseiller au Parlement de Besançon, dont Marie aura la
primeur.
Mi-admiratif, mi-dubitatif, le duc de Luynes note
que « la reine devrait savoir beaucoup, car elle a beaucoup
lu, et même des livres difficiles à entendre. [...] Elle les lit
avec plaisir ; cependant quelques gens croient qu’elle peut
bien ne pas les entendre ». Et il précise qu’elle adore se
livrer au jeu de la discussion : « La reine permet, aime
que l’on ose disputer contre elle [...] et dans la dispute, elle
veut des raisons. » Ce témoignage contredit le point de vue du
marquis d’Argenson qui reproche à Marie son absence d’idées
personnelles.
Peintre médiocre mais passionnée
La reine avoue aussi une grande passion pour les
arts. Issue d’une famille de mécènes, elle a été bien guidée par
son père. Malgré ses difficultés financières, Stanislas a toujours
su agrémenter ses résidences de décors baroques teintés d’exotisme,
où la nature servait de toile de fond. Le château de Tschifflik, à Deux-Ponts, restera à jamais gravé
dans la mémoire de Marie. C’est dans ce domaine enchanté que la
jeune princesse a aimé les herbes folles et les fleurs printanières
dont elle habille aujourd’hui les tentures et les boiseries de ses
appartements. C’était le site idéal pour apprendre à les
reproduire, à l’ombre du chevalet de Stanislas.
À Versailles, la peinture est pour la reine un
moyen d’expression à l’abri des chausse-trappes de la cour. Elle ne
se considérera jamais comme une artiste, mais se veut une élève
appliquée du professeur qu’elle s’est choisi : Jean-Baptiste
Oudry. Dix-huit mois après son mariage, la reine avait admiré ses
toiles exposées à Versailles. Le roi ayant partagé son
enthousiasme, l’artiste reçut une commande de cinq tableaux pour le
cabinet de la reine. Ensuite, il immortalisa les chiens de Louis XV
et Marie Leszczyńska le prit pour mentor. Désormais, il la
conseille, la guide et retouche au besoin ses exercices. Elle
apprécie son érudition, sa distinction et ses manières
affables ; de plus, ils partagent la même philosophie
religieuse.
Lorsque l’artiste s’inspire des Fables de La Fontaine pour décorer les
dessus-de-porte de l’appartement du dauphin, le prince lui commande
une scène champêtre pour son cabinet. Oudry en compose aussitôt
l’esquisse sous ses yeux. Ce sera La
Ferme, véritable scène de la vie quotidienne à la campagne.
Peut-être parce que l’idée vient du dauphin, Marie décide de copier
la toile afin de l’offrir au roi. La réplique achevée prend place
dans un cadre original, fabriqué par le président Hénault lui-même
et surchargé de sculptures, feuillages, oiseaux et serpents. La
toile est signée : Marie reine de France
fecit 1753[5]. Ce n’est
pas la première fois qu’elle prend Oudry pour modèle : elle a
déjà reproduit l’une de ses oeuvres pour le dessus de la porte
d’entrée de son grand cabinet. Elle peint aussi des sujets pieux
qu’elle destine à ses amis et à son père.
Oudry n’est pas son unique maître. Chaque matin,
dans son « laboratoire », elle travaille aussi en
compagnie d’un peintre qu’elle a surnommé son
« teinturier » en référence à Stanislas[6]. Il lui prépare sa palette,
garnit son pinceau et surveille ses gestes sur la toile.
Auparavant, il a tracé les personnages au crayon, parfois même
peint les visages. Quand le tableau prend forme, Marie se réjouit.
À propos de son portrait du cardinal de Luynes[7], elle avoue au président Hénault :
« Je ne suis pas trop mécontente de son visage. » Une
autre fois, elle lui annonce avec humour : « Geneviève
est vernie aujourd’hui et part demain pour aller vous trouver. Ayez
attention de lire ce qui est écrit sur l’arbre. Je suis bien aise
de vous dire que mon teinturier n’y a que très peu de part et que
tout est presque de sa main, la figure surtout, ciel, lointain et
l’ovale. » Toujours prête à l’autodérision, Marie ne se fait
aucune illusion quant à son talent. Elle est la première à railler
ses maladresses et s’offusque rarement ; même quand la cour se
moque, à la manière du persifleur impénitent qu’est le marquis
d’Argenson : « La reine peint de mauvais tableaux
[...] ; toute la cour peint ou enlumine : voilà
l’occupation la plus à la mode aujourd’hui. »
La reine ose même s’initier à la décoration en
peignant les boiseries de son cabinet des Chinois, où trônent des
collections de porcelaines de Chine et du Japon sur de magnifiques
meubles en laque. Guidée par les artistes, elle peint des Chinois,
ainsi que les Jésuites héros de l’évangélisation de l’Empire
céleste, à la manière de Pillement et de Huet[8]. Elle peint aussi des estampes pour décorer
les murs blancs de sa garde-robe.
La reine soutient les artistes
Si la marquise de Pompadour a su promouvoir son
image de protectrice des arts et des lettres du règne de Louis XV,
la reine l’a précédée dans son soutien aux artistes. En revanche,
elle l’a fait sans ostentation et à la mesure de ses moyens,
chichement dispensés par le cardinal de Fleury.
En 1735, pour le plafond de sa chambre, elle
commande à François Boucher quatre grisailles représentant les
Vertus, enserrées dans un magnifique
encadrement de bois sculpté par Verberckt. Elle le sollicite encore
pour deux tableaux illustrant les jeux de l’Enfance, point de
départ d’une brillante carrière. À Charles Coypel, elle
suggère les thèmes des tableaux de L’Ange
gardien qui enlève au ciel Madame Troisième et L’Apothéose de Monseigneur le duc d’Anjou. Pour la
reine, Coypel peint aussi La Salutation
angélique, Sainte Geneviève en bergère ou encore
Sainte Thaïs dans sa cellule. Après la
mort de Madame Henriette , en 1752, elle lui commandera le portrait
d’une pénitente dans le désert, sous les traits de sa fille ;
tableau destiné à son oratoire du couvent des Carmélites de
Compiègne.
Pour son cabinet des Bains, elle confie à Natoire
le soin de peindre des scènes tirées des poésies pastorales de
Fontenelle . Quant à Vien, il reçoit des instructions très précises
pour mettre en scène Saint Thomas apôtre
prêchant les Indiens, puis Saint
François-Xavier débarquant en Chine.
Après la disparition de son père, en 1766, la reine
attirera les artistes lorrains à Versailles. Elle obtiendra même
pour l’architecte Richard Mique la charge de contrôleur des
Bâtiments de la reine. Puis il succédera à Gabriel comme architecte
du roi et bâtira le Petit Trianon. Elle incitera les peintres Jean
Girardet et André Joly à s’installer à Paris, tout comme le
paysagiste Charles-François Nivard, l’aquarelliste Alexis-Nicolas
Pérignon et le peintre d’histoire François Balthazard. Sans oublier
le miniaturiste François Dumont qui deviendra vite le portraitiste
préféré de la cour.
Elle révolutionne les portraits officiels
En matière d’art, les mémorialistes du xviiie siècle
ont passé sous silence une véritable révolution de palais signée
Marie Leszczyńska ! Avec la discrétion qui la caractérise et
l’éclipse trop souvent au profit de ses rivales, l’épouse de Louis
XV a eu l’audace de bousculer la tradition des portraits officiels.
Avant elle, les reines de France apparaissaient sur la plupart des
tableaux avec une robe fleurdelisée, sous un manteau à longue
traîne du même décor et bordé d’hermine, la coiffure rehaussée
d’une petite couronne de joyaux. Marie Leszczyńska innove en se
faisant immortaliser dans une simple robe de cour, le manteau
fleurdelisé négligemment noué aux épaules et rejeté en arrière pour
bien dégager la robe. La couronne, fermée, est posée près d’elle.
Une vraie révolution ! Les peintres François Stiémart ,
Alexis-Simon Belle, Pierre Gobert, Jean-Baptiste et Carle Van Loo
sacrifient à cette nouvelle mode.
La reine va pousser la provocation encore plus
loin : à sa demande, le pastelliste Maurice Quentin de La
Tour, qui la connaît bien pour l’avoir déjà fait poser, la peint
sous les traits d’une dame élégante mais vêtue comme une
bourgeoise, tenant un éventail dans sa main. Coiffée d’une
« marmotte » de dentelles noires, elle porte sur ses
épaules un simple mantelet de chambre, ruché et franfreluché. Aucun
motif n’identifie en elle la reine de France. Ce pastel reçoit un
accueil triomphal au Salon de l’Académie royale de 1748. Il servira
ensuite de modèle à Carle Van Loo pour son grand tableau de la
reine, Marie ayant estimé « inutile de refaire ce qui est si
bien réussi ».
En avril 1748, elle accepte de poser une
dernière fois pour Jean-Marc Nattier. Là encore, elle souhaite
apparaître en habit de ville, sans aucun attribut royal. Assise, le
visage serein et la main posée sur le livre des Évangiles, Marie
porte une robe de velours rouge bordée de fourrure, avec des noeuds
de rubans rouges en guise de devant de corsage et de la dentelle
fine au bas des manches. Elle est coiffée d’un bonnet de la même
dentelle, retenu par une « marmotte » de dentelles
noires. La reine dans toute sa simplicité, bien que Nattier n’ait
pu s’empêcher de laisser entrevoir un tissu fleurdelisé sur son
fauteuil.
Cette mode du portrait intimiste s’envolera très
vite à la conquête des cours d’Europe. L’impératrice Marie-Thérèse
d’Autriche , par exemple, se fera peindre à plusieurs reprises en
simple dame de qualité par Jean-Étienne Liotard. Mais aucun artiste
ne rappellera à ses glorieux modèles le nom de l’initiatrice de
cette innovation…
Une famille entière de musiciens
Comme le roi Stanislas, Marie Leszczyńska adore la
musique depuis sa plus tendre enfance. Elle joue du clavecin, un
peu de guitare et de la vièle. Médiocrement, mais avec obstination…
Elle chante aussi, à l’occasion. Le duc de Luynes précise qu’elle a
« la voix fort petite mais fort douce ». Pendant un
séjour à Dampierre, chez les Luynes, le célèbre castrat Farinelli
lui a donné des leçons de chant avant de venir chanter chez elle
dans un concert à demi privé. Quant à François Couperin qui dédie à
Marie L’air dans le goût polonais, il
participe régulièrement à ses concerts intimistes jusqu’à sa mort,
en 1733.
Beaucoup plus doués que la reine, ses enfants
vivent pour la musique. Mesdames ont d’ailleurs choisi de se faire
peindre en musiciennes par Nattier. Ils ont tous été initiés par le
maître de chant de leur père, Jean-Baptiste Matho, avant
d’apprendre toutes les bases de la musique et de la composition
avec Pancrace Royer. Sans oublier Marguerite-Antoinette
Couperin[9] qui leur
enseigne le clavecin ; et Beaumarchais la harpe.
Le dauphin excelle au violon, au clavecin et à
l’orgue. Il pratique aussi le violoncelle et la contrebasse, joue
de la guitare, de la musette et même du cromorne[10]. De plus, il bénéficie
d’une belle voix de basse. Madame Henriette est parfaite à la basse
de viole et Madame Victoire joue de la guitare. Madame Adélaïde
préfère le violon, le violoncelle et chante avec une forte voix de
bas-dessus[11].
À chacun de ses séjours, Stanislas se délecte des
concerts improvisés de ses petits-enfants. Il se joint souvent à
eux avec sa flûte, car il partage leur goût pour les concertos
d’Albinoni, les sonates de Sammartini et les cantates de
Gianotti.
À part Luynes, les mémorialistes n’ont pas été
diserts sur la musique de la reine. Outre les récitals privés de la
famille royale, la souveraine organise pourtant, deux fois par
semaine, de grands concerts dans le salon de la Paix. Lorsqu’il y a
foule, ils se déplacent dans l’antichambre du grand couvert. Ces
séances musicales se poursuivent aussi durant les séjours de la
cour à Compiègne et à Fontainebleau. Elles se déroulent alors dans
l’antichambre de la reine. Marie peut ainsi écouter la musique
depuis sa chambre, ce qui lui évite de revêtir le grand habit, de
rigueur lorsqu’elle est en représentation.
À l’esprit novateur des récitals privés s’oppose la
programmation conventionnelle des concerts de la reine qui reste
fidèle aux compositeurs du Roi-Soleil, où Lully se taille la part
du lion avec Destouches, Campra et Colasse. Les seuls musiciens
modernes joués sont ceux qui appartiennent à la Maison du
roi : Collin de Blamont, Bury, Rebel, Francoeur, Dauvergne, ou
Mondonville que Marie préfère à Rameau.
Son alliée musicale : la dauphine
L’arrivée à Versailles de la nouvelle dauphine,
Marie-Josèphe de Saxe, bouleverse un peu la vie musicale de la
reine. La passion de la musique et l’angoisse des premières
grossesses les rapprochent ; de plus, elles viennent toutes
deux de pays où la musique rythme la vie quotidienne. Lorsque les
médecins consignent « Pépa » dans ses appartements, les
concerts de la reine s’invitent chez elle. On oublie la musique du
Grand Siècle pour choisir selon la mode du moment, en invitant les
meilleurs interprètes : le grand chanteur Jelyotte ou encore
Jean-Baptiste Forqueray, violiste renommé et professeur de Madame
Henriette . Sachant que la dauphine a été l’élève douée de Wilhelm
Friedemann Bach, fils aîné du Cantor, il écrit pour elle les
Pièces de viole mises en pièces de
clavecin. Rameau, nommé compositeur de la Chambre, improvise
pour Marie-Josèphe une pièce de clavecin qui deviendra La Dauphine. Zoroastre,
Les Indes galantes et Dardanus sont également joués.
La dauphine introduit à Versailles la musique de
Hasse, compositeur fêté à Dresde, qui avait autrefois dédié sa
Didone abandonata à Marie-Josèphe ,
petite princesse de dix ans. En 1750, Hasse et son épouse, la
célèbre chanteuse Faustina, sont même reçus à Versailles.
Stanislas, à qui l’on ne peut rien cacher, fait aussi jouer la
musique de Hasse à Lunéville.
En 1752 éclate la querelle des Bouffons. Elle
oppose les défenseurs de la tragédie lyrique française aux amateurs
de l’opera buffa italien. Cet
affrontement plutôt cocasse amuse beaucoup la famille royale. Les
partisans de Lully et de Rameau ont l’habitude de se rassembler à
l’Opéra dans le « coin du roi », situé sous la loge de
Louis XV. Ils ont le soutien du souverain et de Madame de
Pompadour. À l’opposé, les inconditionnels des Italiens se
regroupent dans le « coin de la reine ». Ils ont pour
meneurs Grimm, Diderot, d’Holbach et Rousseau. Un parrainage
explosif qui rend la reine méfiante. Tout aussi réservé que sa
souveraine, Luynes commente la querelle en quelques lignes :
« L’affaire des Bouffons est devenue le sujet de toutes les
conversations et même de grand nombre de brochures ; on vend
de tous côtés de petites feuilles : Réponses du Coin du roi au
coin de la reine. Voilà ce qui exerce aujourd’hui les petits
auteurs et les imprimeurs ; c’en est assez pour amuser le
public. »
Chaperon d’un certain Mozart
À la fin de l’année 1763, la présence d’un jeune
prodige aux concerts de la reine bouleverse l’assistance. Même
Louis XV, qui n’apprécie que les sonneries de chasse et les marches
militaires, est subjugué par ce virtuose de sept ans. Wolfgang
Amadeus est le fils d’un musicien de la principauté de Salzbourg,
Léopold Mozart, qui a entrepris un tour d’Europe des capitales pour
exhiber son petit génie et sa soeur de treize ans et demi,
Nannerl.
Arrivés à Versailles le 24 décembre, ils
assistent le soir même à la messe de minuit et aux messes du
lendemain dans la chapelle royale : « J’y ai entendu de
la musique, bonne et mauvaise, écrit Léopold Mozart[12]. Tout ce qui était pour
voix seule et devait ressembler à un air était vide, glacé et
misérable, c’est-à-dire français, en revanche les choeurs sont tous
bons et même excellents. Je suis pour cette raison allé tous les
jours avec mon petit homme à la messe du roi. »
La cour leur fait un accueil triomphal. Mesdames et
la dauphine embrassent les enfants. Mais le plus beau souvenir de
Léopold Mozart se situe le soir du jour de l’An, « où l’on a
dû non seulement nous faire place jusqu’à la table royale, mais où
mon Wolfgangus a eu l’honneur de se tenir tout le temps près de la
reine avec qui il put converser et s’entretenir, lui baiser la main
et prendre la nourriture qu’elle lui donnait de la table et la
manger à côté d’elle. La reine parle allemand comme vous et
moi ; mais comme le roi n’y entend rien, elle lui traduisit
tout ce que disait notre héroïque Wolfgang ».
Les jours suivants, le petit Mozart joue pour
Mesdames. À la date du 12 février 1764, Papillon de La
Ferté, intendant des Menus Plaisirs, note succinctement dans
son Journal : « Mesdames
m’ont ordonné de faire remettre cinquante louis à un enfant qui a
joué du clavecin devant elles. » À Versailles, Wolfgang
démontre qu’il n’est pas seulement un jeune virtuose : il
compose et dédie L’OEuvre 1erde ses sonates gravées à Madame Victoire
, et L’OEuvre 2 à la comtesse de Tessé.
Tout en regrettant la modicité des rétributions, Léopold Mozart
pense à l’avenir : « Nous avons semé du bon grain et
espérons maintenant une bonne récolte. »
Les bonheurs de la nature
En marge des arts, de la musique et de la
religion[13], Marie a
hérité de son père un goût prononcé pour les plaisirs de la
campagne. Tschifflik, à Deux-Ponts,
incarnait pour elle le royaume enchanté de la nature. À
Wissembourg, elle avait pris l’habitude d’accompagner sa grand-mère
dans de longues marches quotidiennes sur les sentiers des forêts
voisines. Au printemps, la jeune princesse cueillait les premiers
brins de muguet qu’elle s’empressait de déposer sur l’autel de la
Vierge.
En arrivant à Versailles, elle a découvert un
véritable théâtre de la nature, mis en scène pour la gloire du
Roi-Soleil. Elle ne se lasse pas des promenades dans le parc, bien
que les perspectives majestueuses et les superbes bosquets de Le
Nôtre ne correspondent pas à ses goûts ; elle leur préfère les
charmes des jardins romantiques. En dépit des efforts des
jardiniers de Louis XV pour relâcher l’étreinte géométrique
qui emprisonne arbres et charmilles, il manque la fantaisie baroque
de Stanislas. Des fenêtres de ses appartements, elle contemple le
parterre de l’Orangerie qui se perd parfois dans la pièce d’eau des
Suisses, aux petits matins brumeux. Les jardiniers veulent y
étendre un tapis de gazon ; elle obtient qu’on y substitue des
massifs de fleurs. C’est à Trianon qu’elle se sent le mieux pour y
prendre une collation avec ses filles et ses dames. Ses parents,
puis Stanislas veuf, y résideront souvent… avant d’être délogés par
Louis XV qui le fait remanier pour s’y installer avec
Madame de Pompadour.
Elle déteste Marly et Fontainebleau
En revanche, les séjours au château de Marly sont
vécus par la reine comme des punitions, alors qu’ils sont prisés
des courtisans. Humide et difficile à chauffer, la bâtisse ne
convient pas à une personne aussi frileuse qu’elle. « Je ne
vous ferai pas de détail de Marly, écrit-elle au duc de
Luynes ; je vous dirai en un mot que je m’y ennuie et que j’ai
bien envie de rattraper mon fauteuil entre la cheminée et la
tablette. Pour parler plus clairement, je serai très aise de me
retrouver entre vous deux. Je puis vous assurer que j’aime mieux le
bruit de Tintamarre[14] que celui du salon. » Un autre jour,
elle avoue avoir déserté le salon : « Il y faisait un
vent aussi fort que dans le jardin ; ma fuite ne m’a pas
empêché d’y gagner une fluxion. » Au président Hénault , elle
confie : « Il fait si froid que toutes mes pensées si
j’en avais seraient gelées.[15] »
Elle n’apprécie pas davantage Fontainebleau. Il fut
pourtant le théâtre de ses premiers pas de jeune reine sous l’oeil
admiratif des courtisans, suffoqués de la voir monter en amazone
avec tant de grâce. En 1746, Louis XV, soucieux de son confort,
fait agrandir et embellir sa chambre. Mais elle ne cesse
d’écrire : « Fontainebleau est affreux. » Pour
Marie, ce château rappelle trop de peines et de souffrances qui ont
effacé les instants de bonheur. Et ce n’est pas terminé…
Elle apprécie Choisy et adore Compiègne
Écrin des amours illicites de Louis XV, le château
de Choisy-le-Roy n’aurait jamais dû recevoir la visite de la reine.
Mais les temps changent et les esprits évoluent. Au fil des ans, la
bonbonnière s’est métamorphosée en un joli château. Choisy s’est
agrandi et embelli selon les goûts architecturaux du souverain pour
devenir demeure royale. À mesure qu’elle vieillit, la reine
apprécie ce lieu séduisant qui se mire dans les eaux de la
Seine : chasses dans la forêt de Sénart toute proche,
promenades en barque, musique, jeux…
Mais son château préféré est incontestablement
Compiègne, où la cour séjourne près de six semaines chaque année,
du printemps au début de l’été. En dépit de l’exiguïté des
bâtiments, Louis XV partage son enthousiasme pour cet endroit où il
répartit son temps entre les plaisirs de la chasse, les manoeuvres
et les exercices de ses troupes qui cantonnent non loin de
là.
Longtemps recluse à Versailles pour cause de
grossesses répétées, Marie n’a découvert Compiègne qu’en 1739. Sa
vie de couple était alors en péril, son moral au plus bas ;
elle traversait une période douloureuse et dissimulait ses larmes
dans la pénombre de la chapelle. Et pourtant, en dépit de ces
mauvais souvenirs, elle aime ce château. Elle adore le foisonnement
de fleurs multicolores des massifs qui le bordent, point de départ
d’une longue perspective verdoyante, invitation discrète aux
plaisirs campagnards. En 1753, elle écrit au président Hénault
: « Je vous dirai donc tout simplement que je suis à ma
fenêtre, au bord d’un fort joli parterre, entendant un concert
d’oiseaux, découvrant une campagne très agréable où j’aperçois un
troupeau de moutons. »
Dans ce décor bucolique, elle reçoit régulièrement
la visite de l’évêque d’Amiens, Louis-François d’Orléans de La
Motte, dont elle apprécie la rigueur. Chaque premier samedi du
mois, il dit des messes à son intention. En remerciement, elle lui
offre des maximes de piété réalisées de sa main, des cordons d’aube
tressés par ses soins, parfois même l’un de ses tableaux de
dévotion.
Dans la passion de Marie pour Compiègne se cache
aussi un secret : la présence des maisons religieuses
environnantes, notamment le Carmel local. Accueillie sans
réticence, elle y cherchera l’apaisement jusqu’à la fin de sa
vie.
Aussi gourmande que son père
À Compiègne comme à Versailles, les pires tourments
ne masquent jamais très longtemps le goût de la reine pour la bonne
chère. Comme son père, elle a un solide coup de fourchette,
responsable d’un notable embonpoint… Comme le veut l’étiquette, la
reine dîne seule, entourée de dames et de gentilshommes qui la
regardent manger. Une rue à traverser et les mets arrivent
directement du Grand Commun sur des chariots couverts. Les
officiers de bouche présentent les plats. C’est une épreuve qu’elle
n’a jamais appréciée et, l’âge venant, elle n’hésitera pas à s’en
plaindre dans sa correspondance.
Au cours de l’automne 1750, durant le séjour du roi
à Fontainebleau, le Vénitien Casanova se promène seul à la cour. Il
relate avec impertinence un dîner de Marie : « Je vois la
reine de France sans rouge, avec un grand bonnet, l’air vieux et
dévot, qui remercie deux nonnes qui mettent sur la table une
assiette où il y avait du beurre frais. Elle s’assit ; les dix
à douze courtisans qui se promenaient se mettent devant la table en
demi-cercle, éloignés de dix pas, et je me mets avec eux dans le
plus profond silence.
« La reine commence à manger, ne regardant
personne, et tenant les yeux toujours sur son assiette. Elle avait
mangé d’un plat ; et l’ayant trouvé à son goût elle y
retournait, mais en y retournant elle parcourut des yeux tous les
assistants pour voir apparemment si elle en voyait quelqu’un auquel
elle dût rendre compte de sa friandise. Elle le trouva et elle lui
adressa la parole en disant :
“Monsieur de Lowendal.”
À ce nom, je vois un bel homme deux pouces plus
haut que moi qui en inclinant la tête et faisant trois pas vers la
table lui répond :
“Madame.
— Je crois que le ragoût préférable à tous les
autres est une fricassée de poulet.
— Je suis de cet avis-là, Madame.”
Après cette réponse donnée dans le ton le plus
sérieux, la reine mange. [...] La reine ne parla plus, finit de
dîner, et retourna à ses chambres[16]. »
Initiatrice des « bouchées à la
reine »
Les repas de Marie Leszczyńska ne sont jamais très
légers. Elle consomme beaucoup de volailles en sauces et conserve
un souvenir attendri des délicieuses poules sarmates de son
enfance. Même chose pour les petites lentilles rouges, ou
lentillons, dont elle raffole et qui deviennent communément les
« lentilles à la reine ».
Elle introduit aussi à Versailles les meringues que
l’on déguste à la cour de Lunéville, ainsi que le fameux
« baba » dont le pâtissier de Stanislas maîtrise plus de
vingt recettes ! Le père et la fille, qui se gavent de melons
au point de s’en rendre malades, éprouvent la même passion pour
l’ananas : « Je vous rends mille grâces de l’ananas que
vous m’envoyez, lui écrit un jour Stanislas. Je me suis jeté dessus
par l’endroit que vous l’avez entamé. Il est excellent ; mais
il le serait encore bien plus si je le mangeais à votre table[17]. »
Cette gourmande impénitente ignore qu’elle laissera
dans l’histoire un témoignage de son goût immodéré pour les
tourtes. Elle adore ces mets roboratifs de pays froids qui ont
marqué son enfance polonaise et son adolescence alsacienne.
Elle en consomme tellement qu’elle se met à imaginer une
préparation plus légère. Elle demande à ses cuisiniers de
fractionner la réalisation des tourtes : on commence par faire
cuire la pâte feuilletée, avant de la garnir de ris de veau, de
blanc de volaille, de quenelles de veau et de champignons. Le tout
lié par une sauce parfumée.
Le résultat est succulent. Si bon que la reine se
prend à rêver d’en déguster quand elle le souhaite. Rien de plus
simple ! Il suffit d’en confectionner des portions
individuelles que les cuisiniers baptisent « bouchées à la
reine ». L’histoire culinaire est en route…
3-
Ce titre va disparaître dans les éditions suivantes
au profit d’Observations sur le gouvernement
de Pologne.
4-
Lettre no 371.
Catalogue de la vente d’autographes de l’Hôtel Ambassador à Paris,
Groupe Gersaint, 22-23 mai 1995.
5-
Aujourd’hui, La Ferme
peinte par Oudry est au Louvre, tandis que la copie de la reine se
trouve dans les appartements du dauphin, à Versailles.
6-
C’est un titre très usité à la cour du roi
Stanislas qui utilise des « teinturiers » pour corriger
ses tableaux et ses écrits. Le plus célèbre est le chevalier de
Solignac qui suit le roi de Pologne depuis Dantzig. Il a préparé
l’édition des OEuvres du philosophe
bienfaisant.
7-
Paul d’Albert de Luynes (1703-1788), comte de
Montfort. Il sera archevêque de Sens en 1753 et cardinal en
1756.
8-
À sa mort, Marie Leszczyńska a légué ces panneaux à
la comtesse de Noailles, sa dernière dame d’honneur. Louis XV a
souhaité que les Noailles édifient un pavillon dans leur hôtel
parisien pour ces peintures. Coût de la construction : dix
mille livres. En dédommagement, Monsieur de Marigny, directeur des
Bâtiments, leur a donné toutes les boiseries, les glaces et les
meubles qui garnissaient le cabinet. Quand la comtesse est devenue
duchesse de Mouchy, les peintures de la reine ont été transférées
dans son château de Mouchy.
9-
Fille de François Couperin, Marguerite-Antoinette
est ordinaire de la musique de Chambre. Elle a succédé à son père
dans la charge de maître de clavecin des enfants de France.
12-
Lettre de Léopold Mozart à la famille Hagenauer,
restée à Salzbourg, citée par Philippe Beaussant, Les plaisirs de Versailles, pp. 157-160.
14-
Marie Leszczyńska regrette de ne pouvoir se trouver
au château de Dampierre chez ses amis Luynes. Elle évoque le vieux
chien du duc qui ronfle bruyamment.
15-
Correspondance adressée au président Hénault entre
1757 et 1760. Catalogue de vente de l’étude Robert Millon,
No 57. Drouot, 12 décembre 1995.