XIII
LA GUÉGUERRE DES ENFANTS
L
e
23 février 1745, le dauphin épouse
Marie-Thérèse-Raphaëlle , infante d’Espagne, deuxième fille du roi
Philippe V et d’Élisabeth Farnèse. On a conté à l’infante
l’affront subi par sa soeur aînée, vingt et un ans auparavant. Et
le renvoi de la première petite fiancée de Louis XV demeure une
vilaine blessure dans les mémoires espagnoles. Mais la situation de
1745 n’est pas comparable à celle de 1724 : la France est
maintenant en guerre contre l’Angleterre et cette union, dictée par
la raison diplomatique, doit renforcer les liens qui unissent tous
les Bourbons en Europe.
La cérémonie et les fêtes qui la ponctuent sont
grandioses, car Louis XV veut impressionner les ennemis de la
France en étalant les richesses et la puissance du royaume. En
revanche, les semaines suivantes vont se révéler moins exaltantes
car le dauphin, âgé de seize ans, peine à consommer son mariage.
Marie s’en inquiète… et se plonge aussitôt dans la
prière !
Au printemps, le maréchal de Saxe quitte la cour
pour rallier la Flandre et mettre ses troupes sur le pied de
guerre. Pour faire diversion, elles se dirigent vers Mons et
Charleroi, tandis que le maréchal surprend les Anglais en se
positionnant devant Tournai. L’affrontement doit avoir lieu non
loin de la ville, près du village de Fontenoy, sur l’Escaut. Dans
les premiers jours de mai, le roi rejoint son armée en compagnie de
son fils. Cette fois, aucune maîtresse n’est du voyage.
Le 11 mai 1745, la bataille s’engage et
semble d’abord tourner à l’avantage des Anglais. Puis les Français
redressent la situation, grâce au feu nourri de leurs canons. Louis
XV suit la progression des armées du haut d’une butte en compagnie
du dauphin, à cheval comme son père. Un boulet tombe entre les deux
hommes qui ne bronchent pas. Devant sa cavalerie d’élite, Louis XV
ordonne : « Qu’on fasse marcher ma maison ! »
Au milieu de l’attaque générale, le duc de Cumberland fait sonner
la retraite. Défaits, les Anglais quittent le terrain en
abandonnant neuf mille morts.
Fière de ses deux hommes
Louis XV, appuyé sur un tambour, griffonne ce
message pour Marie Leszczyńska : « Du champ de bataille
de Fontenoy, ce 11 mai à deux heures et demie. Les ennemis
nous ont attaqués ce matin à cinq heures. Ils ont été bien battus.
Je me porte bien et mon fils aussi. Je n’ai pas le temps de vous en
dire davantage, étant bon, je crois, de rassurer Versailles et
Paris. Le plus tôt que je pourrai, je vous enverrai le
détail. »
Il en écrit un autre pour Jeanne-Antoinette,
vraisemblablement plus affectueux, que la jeune femme prendra soin
de détruire.
Le père et le fils passent ensuite les régiments en
revue, sous l’ovation des soldats. Toujours accompagné du dauphin,
Louis XV traverse lentement le champ de bataille en ordonnant
de recueillir et de soigner les blessés ennemis comme ses propres
soldats. Au jeune prince qui se réjouit un peu trop de l’importance
des pertes anglaises, le roi demande plus d’humanité :
« Voyez ce que coûte une victoire. Le sang de nos ennemis est
toujours le sang des hommes. La vraie gloire, c’est de
l’épargner. »
Très fier de son père, le dauphin écrit à son tour
à Marie : « Ma chère maman, Je ne puis vous exprimer ma
joie de la victoire que le roi vient de remporter. Il s’y est
montré véritablement roi dans tous les moments, mais surtout dans
celui où la victoire ne paraissait pas devoir pencher de son côté,
car alors, sans s’ébranler du trouble où il voyait tout le monde,
il donnait lui-même les ordres que tout le monde n’a pu s’empêcher
d’admirer et il s’y est fait connaître plus que partout
ailleurs. »
Marie est heureuse. Le 16, elle écrit à
d’Argenson : « Je suis plus flattée d’être la femme du
roi et la mère de mon fils que d’être la reine. N’en dites jamais
mot, mais j’aime le premier à la folie. »
À Versailles, la reine s’occupe beaucoup de la
jeune dauphine qui peine à s’acclimater. Les jours d’angoisse
qu’elles viennent de vivre dans l’attente de Fontenoy ont rendu
Marie-Thérèse-Raphaëlle plus loquace : elle craint le roi
malgré les démonstrations paternelles qu’il lui prodigue et se
méfie de ses dames, le dauphin l’ayant mise en garde contre toutes
les personnes de sa « maison » qui ont été choisies par
feu la précédente maîtresse du roi. Marie entoure la jeune femme,
témoin cette lettre qu’elle adresse à son gendre, l’infant don
Philippe, duc de Parme : « Il est juste que je vous
instruise de mes sentiments pour elle, je l’aime de tout mon coeur,
je désire qu’elle soit heureuse, je tâcherai d’y contribuer toute
ma vie. Il faut vous parler aussi du principal personnage sur ce
qui la regarde qui est mon fils, cela me paraît tenir plus de
l’amour que de l’amitié, et je suis enchantée. Dieu veuille que
cela dure toujours. De même je le désire et je l’espère[1]. »
Depuis le retour de Fontenoy,
Marie-Thérèse-Raphaëlle et son époux vivent en parfaite harmonie.
Les soucis des premiers jours sont oubliés. La dauphine partage
toute la vie et les sentiments de son époux, même sur
Madame de Pompadour qu’il déteste tant. Et la bonne nouvelle
arrive à l’automne : la dauphine est enceinte !
Après l’espoir, la tragédie
En février 1746, Louis XV ayant déclaré la
« fin de l’éducation » de Mesdames Henriette et Adélaïde
, chacune d’elles se voit attribuer une dame d’honneur et doit
désormais participer à toutes les cérémonies de la cour.
Madame de Tallard, petite-fille de Madame de Ventadour
qui lui a succédé auprès des princesses, profite de ce nouvel état
pour obtenir un titre l’attachant à vie au service de Mesdames.
Mais Henriette , qui la déteste, n’hésite pas à solliciter
Madame de Pompadour pour convaincre son père de l’en
débarrasser. Trop heureuse d’apprivoiser la princesse aussi
aisément, la marquise s’empresse de lui donner satisfaction.
Dans la soirée du 19 juillet 1746, la
dauphine ressent les premières douleurs. Après plusieurs heures de
travail au milieu d’un brouhaha infernal, elle met au monde un
enfant dont on ignore le sexe. « Cet enfant est bien gros,
confie Louis XV à son fils, il a la tête fort grosse et le corps
fort long. » Aux paroles du roi, tout le monde a cru qu’il
s’agissait d’un garçon. Mais, à la grimace de la gouvernante,
l’assistance comprend que c’est une fille.
Après la déception vient la tragédie : trois
jours plus tard, Marie-Thérèse-Raphaëlle décède après s’être
confessée et avoir été saignée deux fois au pied. L’autopsie ne
révèle rien, sinon une abondance excessive de lait. Tandis que la
reine, le dauphin et ses soeurs pleurent et se lamentent, Louis XV
organise le départ de la famille royale à Choisy. Pendant le
voyage, le dauphin est pris d’un fort saignement de nez. Ignorant
cette faiblesse coutumière, le roi s’inquiète. Marie veille sur son
fils de dix-sept ans, sans quitter des yeux son époux dont les
réactions laissent craindre « un mouvement de bile »
semblable à celui de Metz. Madame de Pompadour et sa cousine
Madame d’Estrades sont aussi du voyage. Devant la douleur de
la famille royale, elles observent la plus grande discrétion.
Hier encore temple de la joie de vivre, Choisy
s’est figé dans une tristesse morbide. Marie s’y promène seule pour
tenter de profiter du spectacle de la nature qui lui rappelle les
jours heureux de Tschifflik. Selon la
tradition, la dauphine a été inhumée en grande pompe à Saint-Denis
en l’absence de la famille royale ; mais le deuil observé à
Versailles rend l’atmosphère encore plus pesante qu’à Choisy. Ni
jeux, ni spectacles, ni concerts. Le roi s’ennuie et songe à
rejoindre ses armées. Le dauphin s’enferme dans l’atmosphère
macabre de ses appartements pour pleurer son infante rousse aux
yeux bleus. Et la reine prie pour la défunte, sans oublier la
petite « Madame »[2] qui n’intéresse plus personne.
Douloureux affront pour Marie
Soucieux de l’avenir de la dynastie, Louis XV n’a
pas caché à son fils la nécessité de se remarier, ce qui ne
l’enchante pas. Les princesses catholiques ne sont pas légion en
cette période de guerre, sauf du côté de la maison de Saxe où
l’électeur-roi de Pologne, Auguste III, a plusieurs filles à
marier, dont Marie-Josèphe .
Pour Marie Leszczyńska, une telle union ne peut
s’imaginer, car il s’agit du prince qui a chassé son père du trône
de Pologne avec l’aide des Russes et des Autrichiens. Mais, à
Versailles, le Saxon a le soutien de son demi-frère le maréchal de
Saxe, couvert de gloire depuis sa victoire de Rocoux[3] sur les troupes
autrichiennes ; sans oublier l’appui du marquis d’Argenson,
opposé à l’Autriche. Madame de Pompadour, qui correspond
depuis Fontenoy avec les chefs militaires des armées du roi, a eu
le temps d’apprécier le maréchal et d’apprendre son projet de
marier le dauphin à sa nièce de Saxe. « J’espère que ce que
vous désirez réussira », lui écrit-elle, bien décidée à
plaider la cause de cette princesse de quinze ans, bonne catholique
et en excellente santé. En coulisse, elle caresse le secret
espoir, comme jadis Madame de Prie avec la reine, de se
faire une alliée de la future dauphine.
Marie est furieuse de ne pas avoir été consultée.
Et plus agacée encore de voir le dauphin pressé sans pouvoir donner
son avis, lui non plus ! Dans le plus grand secret, Louis XV
entame les négociations avec la Saxe, le 21 octobre[4]. Le maréchal de Saxe en
informe Auguste III : « J’ai reçu une lettre du Roi Très
Chrétien. Il me mande toutes les contradictions qu’il a essuyées et
qui lui ont été suggérées par la reine sa femme, qu’il a fallu
vaincre ; en quoi Madame de Pompadour nous a beaucoup
aidés[5]. »
Prudent, Louis XV écrit à Stanislas, le
22 novembre 1746, afin de ménager la susceptibilité de ses
beaux-parents :
« Monsieur mon frère et beau-père,
« La nécessité de remarier promptement mon
fils, les circonstances présentes, le peu de princesses à portée
d’y prétendre et le bien infini qui m’est revenu de la princesse
Marie-Josèphe de Saxe a fixé mon choix sur elle. Le roi son père
vient de me l’accorder, et je me hâte d’en faire part à Votre
Majesté en lui demandant l’agrément et la permission pour son
petit-fils, ainsi que celui de la reine son épouse, à qui je
n’écris pas présentement, crainte de l’importuner[6]. Je suis, avec l’amitié la
plus sincère, la plus tendre et la plus parfaite[7]... »
La situation amuse beaucoup Stanislas qui semble
avoir enterré ses vieilles querelles polonaises. L’attention de son
gendre le touche particulièrement. Ce n’est pas le cas de sa fille
qui se mure dans un silence réprobateur, pendant que le dauphin
affiche la mine courroucée des plus mauvais jours et que Mesdames
attendent de pied ferme la nouvelle princesse pour l’initier à la
guerre contre la Pompadour.
Le marquis d’Argenson étudie le cérémonial du
mariage et rédige le contrat dans le plus grand secret.
Madame de Pompadour prend en main les préparatifs dès
l’annonce officielle, le 27 novembre. Au nom du roi, le duc de
Richelieu se rend à Dresde pour présenter la demande en mariage et
conduire la princesse en France. « Je l’ai trouvée charmante,
écrit-il ; ce n’est point du tout cependant une beauté, mais
c’est toutes les grâces imaginables : un gros nez, de grosses
lèvres fraîches, les yeux du monde les plus vifs et les plus
spirituels. S’il y en avait de pareilles à l’Opéra, il y aurait
presse pour l’enchère. » Ce portrait, brossé par un expert en
femmes, a probablement amusé Louis XV, inquiet malgré tout des
réactions imprévisibles de son fils.
Après le mariage par procuration, le
10 janvier 1747 à Dresde, la dauphine se met en route
pour la France. Durant les vingt-quatre jours du voyage de
Marie-Josèphe , de nouvelles précisions sur la jeune femme affluent
à Versailles : elle est blonde, plutôt petite, le port noble,
douce, polie, prévenante. Elle comprend le français, le parle
difficilement, mais ne demande qu’à l’apprendre.
Marie-Josèphe doit amadouer la reine
Au passage à Strasbourg, vingt-deux ans après
l’entrée de Marie Leszczyńska, toute la ville fête la dauphine avec
le même enthousiasme. Le 7 février, le cortège arrive à
Cramayel, près de Corbeil, où le roi l’attend en compagnie de son
fils. En se précipitant aux pieds du souverain, Marie-Josèphe
s’écrie : « Oh ! Sire, je demande à Votre Majesté de
bien vouloir m’accorder son amitié. » Elle a touché la corde
sensible. Le roi est séduit. Après l’avoir embrassée, il la
présente à Louis qui ne desserre pas les dents, se contentant d’un
simulacre de baiser exigé par l’étiquette. Prévenue du caractère
immature et buté du dauphin, Marie-Josèphe ne s’offusque pas du
comportement de son futur époux. Leurs caractères s’opposent :
l’une est expansive, l’autre est introverti. Même leurs goûts
diffèrent. Elle sait qu’elle devra tenter d’apprivoiser en douceur
ce veuf inconsolable d’à peine dix-huit ans.
Le lendemain, la rencontre avec Marie Leszczyńska
et ses filles a lieu en pleine campagne, sous le regard de la
marquise de Pompadour. L’accueil est plutôt figé. Marie-Josèphe
n’ignore rien du passé de la reine et tente de l’amadouer. Mal à
l’aise, elle lui explique « combien elle désire avec passion
de mériter ses bontés, qu’elle la supplie de vouloir bien l’avertir
des fautes qu’elle pourrait faire, et qu’elle lui demanderait
toujours ses conseils avec le plus grand empressement ». En
revanche, la dauphine retrouve tout son naturel à la présentation
de Mesdames. Lorsqu’on lui dit qu’Henriette est très sérieuse et
Adélaïde plutôt gaie, elle conclut : « Je prendrai
conseil de la première et me divertirai avec la seconde. » La
remarque fait mouche en déridant les adolescentes et
l’assistance.
À deux ans de distance, la cérémonie et les fêtes
du mariage se ressemblent, à quelques variantes près. Comble de
l’ironie, les cartons d’invitation au bal paré sont ceux que l’on
avait fait imprimer pour le premier mariage du dauphin, le
23 février 1745. On a simplement corrigé à la main :
« jeudi neuf février 1747 »[8]. Ce soir-là, l’assistance n’a d’yeux que pour
Madame de Pompadour, exquise de grâce et de légèreté
lorsqu’elle danse le menuet.
La nouvelle dauphine n’a pas fini de surprendre la
famille royale. La coutume veut que le troisième jour après le
mariage, la jeune épousée porte un bracelet enchâssant le portrait
de son père. Toute la cour guette la réaction de Marie Leszczyńska.
Lorsque Marie-Josèphe paraît avec le magnifique bijou à son
poignet, personne n’ose le regarder. Pour dissiper le malaise, la
reine s’avance vers la jeune femme :
« Voilà donc, ma fille, le portrait du roi
votre père ?
— Oui, maman, voyez comme il est
ressemblant. »
Et Marie découvre, stupéfaite, le portrait de
Stanislas !
« Maman-putain »
Le second mariage du dauphin n’a pas calmé la haine
féroce qu’il voue à Madame de Pompadour. Il en veut aussi à sa
mère dont il condamne l’indulgence envers cette femme de rien qui
cherche à lui ravir la première place ! La première dauphine
partageait les sentiments de son époux. Il lui arrivait même d’être
plus agressive que lui. À Fontainebleau, voyant la favorite
s’approcher de l’étang aux carpes, elle aurait chuchoté :
« Si elle tombait, ce serait un poisson qui retourne à son
élément… »
Dans sa guerre contre Madame de Pompadour, le
dauphin est suivi par ses deux soeurs, Henriette et Adélaïde , dont
l’admiration a décuplé depuis son retour victorieux de
Fontenoy. Les enfants de France ont scellé un véritable pacte
contre celle qu’ils surnomment « Maman-putain »,
enterrant du même coup le joyeux « Papa-roi » qui
ravissait tant Louis XV. Mais le trio n’est pas aussi soudé que le
dauphin l’espérait. Pendant qu’il poursuit sans faillir
« Maman-putain » de sa hargne, Mesdames passent
successivement de l’indignation à la résignation, écartelées entre
l’attitude conciliante de leur mère et l’intolérance de leur
frère.
Les festivités du second mariage du dauphin ont
éclipsé le renvoi du ministre aux Affaires étrangères, le marquis
d’Argenson, dont les maladresses et les hésitations agaçaient le
roi. La marquise de Pompadour n’est pour rien dans cette disgrâce,
mais elle se réjouit de son remplacement par le marquis de
Puisieulx, très lié à Pâris de Montmartel . Quant au comte
d’Argenson, frère cadet du marquis, il demeure ministre de la
Guerre. Il a toute la confiance de Louis XV et participe aux
chasses royales ainsi qu’aux soupers qui suivent. Le roi lui a même
accordé les grandes entrées[9]. Et la cour de plaisanter : « L’un
des deux frères a eu les grandes entrées, et l’autre les grandes
sorties. »
Le roi s’énerve !
Le départ de l’aîné de la famille d’Argenson
provoque la scission du gouvernement et de la cour en deux
clans : les partisans de la marquise et ses ennemis. Preuve
que la position de Madame de Pompadour demeure instable.
Dans son camp figurent les frères Pâris , le maréchal de Saxe, le
marquis de Puisieulx, le maréchal de Noailles ou encore Machault
d’Arnouville . Parmi les opposants, tenants du parti de la
légitimité conjugale, on trouve Maurepas, le pourfendeur des
favorites, le comte d’Argenson, le prince de Conti et plusieurs
Noailles. Sans oublier le dauphin et Mesdames ! De son côté,
la reine est plus modérée…
« La famille royale commence à se conjurer
contre Madame de Pompadour », se réjouit le marquis
d’Argenson, toujours au courant des affaires de la cour dans son
exil de Segrez, près de Paris. Lors d’une chasse, la favorite monte
dans la calèche du dauphin, de son épouse et de Mesdames. Les
enfants royaux décident de ne pas lui adresser la parole pendant
tout le voyage, car tout est bon pour lui faire comprendre qu’elle
ne sera jamais la bienvenue. En multipliant les agressions, ils
espèrent contraindre le roi au renvoi de Madame de Pompadour
pour le ramener dans le giron familial. Dans cette guéguerre,
Marie-Josèphe est partagée entre un mari à conquérir, des
belles-soeurs convaincantes et une favorite trop habile pour
s’offusquer. Quant à la belle-mère, peut-être cautionne-t-elle
cette cabale, mais elle ne l’affiche jamais ! Dans cette
aventure, la dauphine a oublié les injonctions du maréchal de
Saxe[10] :
il faut se défier des femmes de la cour et toujours respecter la
favorite pour ne pas déplaire au roi. Informé, son père, Auguste
III, la sermonne et Marie-Josèphe rentre dans le rang.
Mais l’attitude des enfants a suffisamment duré
pour irriter Louis XV, probablement aiguillonné par Madame de
Pompadour. Il convoque Madame Henriette pour lui « laver la
tête », selon l’expression du maréchal de Saxe. De son côté,
la marquise reçoit la dauphine pour la convaincre de s’adresser
directement au roi et l’assurer qu’elle pourra aussi compter sur
elle. En échange de quoi, Marie-Josèphe reconnaît que
certaines personnes ont cherché à lui nuire.
Quelques semaines plus tard, Louis XV accorde aux
jeunes époux et à Mesdames un entretien privé de plus d’une heure.
Que s’est-il passé dans le secret du cabinet royal ? Nul ne le
sait, mais l’opération a été rondement menée car la fronde prend
fin après cette entrevue ! Et Marie-Josèphe conquiert la
confiance du roi qui n’hésitera plus à l’interpeller de son
diminutif de « Pépa ».
Après Victoire , voilà Élisabeth
En mars 1748, la cour voit revenir Madame
Victoire , septième enfant de Louis XV et Marie Leszczyńska. C’est
maintenant une séduisante jeune fille de quinze ans. Pensionnaire
depuis dix ans de l’abbaye de Fontevrault, où sont toujours les
deux dernières filles du couple royal, elle ne conserve que de
lointains souvenirs de sa petite enfance. Mais elle semble heureuse
de retrouver le cocon familial et des parents qu’elle connaît à
peine car ils ne l’ont jamais visitée à Fontevrault.
En décembre arrive Madame Élisabeth , la première
fille de Louis XV, dite Madame Infante, bientôt rejointe par sa
fille, l’infante Isabelle. « Babet », comme la surnomme
son père, s’installe à Versailles. Ses retrouvailles avec ses
compagnons d’enfance, sa soeur jumelle Madame Henriette , son frère
et Madame Adélaïde , sont émouvantes.
Madame Infante et sa fille quitteront la France dix
mois plus tard, après un séjour prolongé de semaine en semaine avec
la complicité de Louis XV, visiblement retombé sous le charme de
« Babet ». La cour aussi est impressionnée par la
vitalité et l’intelligence de cette jeune femme de vingt-deux ans,
comme l’écrit le comte d’Argenson : « Je n’ai point vu de
princesse qui ait plus envie de jouer un rôle et de devenir habile.
Elle s’occupait beaucoup et au sérieux. Elle allait s’enfermer dans
son cabinet, de trois à quatre heures, à écrire, à envoyer chercher
les ministres. Elle suivait ici le roi comme le plus ardent
courtisan. [...] On nous assure que, si jamais nous avons la
guerre, ce sera pour augmenter son établissement en Italie. Du
moins on lui enverra de l’argent en présent et en
subside. »
La veille du départ, fixé au 6 octobre 1749,
Madame Henriette s’évanouit de chagrin. « Le roi, note Luynes,
ne voulut point souper au grand couvert dimanche, à cause de la
grande affliction de monsieur le dauphin et de Mesdames, et de la
sienne. »
Les cadettes reviennent aussi
Les deux dernières exilées de Fontevrault
reparaissent à la cour le 18 octobre 1750. Le roi est allé les
attendre à Bourron, en compagnie du dauphin et de Madame Victoire .
À l’abbaye, Sophie et Louise formaient une petite bande avec
Victoire . Elles soupaient ensemble, partageaient les mêmes jeux et
passaient leurs après-midi à étudier. Elles sont pourtant fort
dissemblables. Si Victoire est une jeune fille séduisante, Sophie
est « d’une rare laideur », selon
Madame Campan : grande, grasse et jugée sotte. Des yeux
inexpressifs et une vilaine bouche desservent un visage dont le
profil ressemble pourtant à celui du roi. Louise, la benjamine,
affiche une allure encore enfantine, malgré ses treize ans. Elle a
un visage si lumineux et tellement expressif qu’on en oublierait
presque sa petite taille et son dos déformé par une scoliose. Douce
et silencieuse, elle vit retirée dans son univers, loin des petits
drames de la cour, étrangère à la guerre que mènent ses aînées
Henriette et Adélaïde contre « Maman-putain ».
Louis XV est ravi de retrouver sa tribu. Il adore
ses filles et se comporte en père affectueux, prenant plaisir à se
laisser fléchir par ses petites princesses qu’il a affublées de
vilains sobriquets : Loque pour
Adélaïde , Coche pour Victoire ,
Graille pour Sophie , Chiffe pour Louise. Marie en use parfois, notamment
pour Adélaïde qu’elle surnomme plutôt Torche. Ce que réprouve leur grand-père Stanislas
qui appellera toujours ses petites-filles par leur prénom.
La tendresse sous la froideur
La cour s’attendrit devant les démonstrations
d’affection de Louis XV. Ces débordements paternels mettent en
exergue la froideur apparente de Marie Leszczyńska. À Versailles,
on finit par se demander si la reine aime vraiment ses enfants. En
réalité, Marie est simplement plus réservée, plus secrète, moins
exubérante que son époux. Elle a probablement souffert de sa
séparation avec les « exilées » de Fontevrault, mais ne
s’en est jamais plainte.
Ses principes religieux et le respect scrupuleux de
l’étiquette ont toujours dicté son attitude. Ils l’ont contrainte à
afficher le masque lisse d’une souveraine exemplaire, refusant le
moindre signe de spontanéité. Sans oublier les malheurs conjugaux
qui ont durci son caractère. Un exemple : quand Madame Infante
a quitté Versailles, en octobre 1749, Marie ne s’est pas
épanchée. Et pourtant, elle s’inquiétait car elle savait sa fille
mal mariée. Elle n’ignorait pas non plus les confidences politiques
de la jeune femme à Stanislas, lors de son séjour inopiné à
Trianon : le grand-père et sa petite-fille délirant sur la
prochaine vacance du trône de Pologne ou sur sa propre succession
en Lorraine. Mais, au lieu de se confier, Marie a préféré se
réfugier dans le silence et la prière.
De toute évidence, la reine aime aussi ses enfants,
mais elle applique les méthodes d’éducation mises en pratique avec
elle par ses propres parents pour « fortifier le
tempérament ». Toutefois, dans le cercle des intimes, elle
rend souvent les armes, vaincue par les marques d’affection.
Attitude confirmée par le duc de Luynes : « Les jours que
le roi soupe dans ses cabinets, la reine s’établit dans la ruelle
de son lit avec Monsieur le Dauphin, Madame la Dauphine[11] et Mesdames, et la
conversation est extrêmement vive et gaie. Avant-hier, elle dura
près de trois quarts d’heure ; de sorte même que dans le salon
tout le monde attendait avec impatience l’arrivée de la
reine ; mais Madame Adélaïde la retint tant qu’elle
put. »
L’attitude du roi et de la reine à l’égard de leur
progéniture s’éclaire par le récit édifiant de l’extraction d’une
dent dont Madame Victoire fut la victime. Le duc de Luynes
raconte : « Madame Victoire remettait de demi-heure en
demi-heure, et enfin la journée se passa sans qu’on pût la
déterminer. Le lendemain, même incertitude, mêmes délais. [...] Le
roi ne pouvait se résoudre à donner ordre qu’on arrachât la
dent ; il différait toujours, et Madame Victoire lui faisait
pendant ce temps-là mille amitiés. Elle proposa au roi de la lui
arracher lui-même. On pourrait dire que c’était une espèce de scène
tragi-comique. La reine avait été chez Madame Victoire au sortir de
la chapelle, et voyant que le roi ne pouvait se résoudre à prendre
son ton d’autorité, elle lui représenta la nécessité indispensable
de s’en servir ; et Madame Victoire , voyant enfin qu’elle
n’avait plus qu’un quart d’heure à se résoudre, après quoi on la
tiendrait par force, se laissa enfin arracher sa dent, mais elle
voulut que le roi la tînt d’un côté, la reine de l’autre, et que
Madame Adélaïde lui tînt les jambes. La reine ne tint pas longtemps
la main, et ce fut Madame qui la remplaça. Et Madame Victoire
reconnut : “Le roi est bien bon, car je sens que si j’avais
une fille aussi déraisonnable que je l’ai été, je ne l’aurais pas
souffert avec tant de patience.” »
1-
Lettre no 589.
Lettres et manuscrits autographes.
Étude Piasa, vente à Drouot du 7 mars 2007. Écrite le
22 août 1745, cette lettre s’adresse au frère de la
dauphine.
2-
La Petite Madame, unique enfant de la dauphine
Marie-Thérèse-Raphaëlle , survivra à sa mère vingt et un mois,
avant de mourir le 27 avril 1748. Le dauphin avait ordonné
qu’on l’appelle Marie-Thérèse .
4-
Louis XV a reçu des pressions de la cour d’Espagne
ainsi que de sa fille aînée Madame Infante pour imposer l’infante
Maria-Antonia, soeur de la défunte dauphine.
6-
Catherine Opalinska est alors très malade et Louis
XV sait qu’elle n’a jamais accepté la perte du trône de
Pologne.
8-
Document no 85,
Catalogue de Lettres, Manuscrits et
Autographes, Étude Piasa, vente à Drouot du 16 juin
2008.
9-
Symbole d’une amitié royale, les grandes entrées ne
sont accordées qu’à un petit nombre de personnes, hors les
officiers de la chambre. Elles donnent le privilège d’assister au
petit lever et au coucher du roi.
10-
Oncle de Marie-Josèphe , le maréchal de Saxe veille
attentivement sur la dauphine. Il est fait maréchal général, comme
Turenne, le 12 janvier 1747. Louis XV lui offre aussi le
château de Chambord où il vivra jusqu’à sa mort, le
30 novembre 1750.