XVII
LE TEMPS DES MALHEURS
L
e 6 décembre 1759, une tragédie secoue Versailles : Élisabeth , la fille aînée du couple royal, vient de mourir à trente-deux ans, fauchée en quelques jours par la petite vérole. Devenue Madame Infante depuis son mariage avec le falot don Philippe, elle était revenue à la cour en septembre 1757 pour la plus grande joie de Louis XV, tellement heureux de retrouver sa chère « Babet ». Maîtresse femme, Madame Infante avait pris en main la destinée de son époux et venait négocier pour lui le trône des Pays-Bas. Le désastre militaire de Rossbach[1] lui ôta tout espoir, mais elle décida de rester en France en attendant que la situation se clarifie à Madrid, au lendemain de la disparition du roi Ferdinand VI, le 10 août 1759. Louis XV était ravi, Marie aussi…
À peine repose-t-elle auprès de sa soeur jumelle, à la basilique de Saint-Denis, que le dauphin tombe malade. Petite vérole, lui aussi ! Plus chanceux que sa soeur, il en triomphe une nouvelle fois.
Six mois plus tard, nouvelle menace : l’état de santé du duc de Bourgogne, premier fils du dauphin, se dégrade. Une tuberculose insidieuse finit par le vaincre le 22 mars 1761. Le petit-fils de Marie a tout juste dix ans.
Louis XV est secoué, la reine anéantie. Elle sait que le roi tentera de se consoler dans les bras d’une maîtresse, mais n’en a cure. Voilà bien longtemps qu’elle a renoncé à le ramener dans le droit chemin de la moralité. À cinquante-huit ans, Marie Leszczyńska s’est accommodée de la situation et se réfugie dans la prière pour expier les fautes du roi à sa place.
Elle veut remarier son père à quatre-vingt-cinq ans !
Sa vindicte moralisatrice s’est déplacée du côté de la Lorraine. La femme à abattre est désormais la marquise de Boufflers, maîtresse du roi Stanislas de longue date… et de quelques autres gentilshommes au passage ! Marie ne peut supporter l’inconduite de la marquise. Elle est bien décidée à la chasser de Lunéville, tout en imposant à son père un remariage respectable. Quelques années plus tôt, après la mort de sa mère Catherine Opalinska, Marie avait cru y parvenir avec une demoiselle de cinquante-deux ans, la princesse de La Roche-sur-Yon . Hélas, la malheureuse était morte avant de conclure.
En 1762, malgré les quatre-vingt-cinq ans de son père, Marie se met en tête de lui faire épouser la soeur de la dauphine, la princesse Christine de Saxe, âgée de vingt-neuf ans ! En apprenant le dessein de sa fille, Stanislas s’esclaffe : « Voilà du sérieux. Je me chatouille pour rire sur votre projet de mon mariage. Je viens d’apprendre que ma prétendue épouse est terriblement laide. Vous jugez bien que je ne voudrais pas me marier sans vous donner une belle-mère et non une laide[2]. » Quelques jours plus tard, Stanislas rencontre la princesse à Plombières. Il est charmé par l’esprit et la finesse de la jeune femme, mais réitère son refus avec humour : « Il y a une raison insurmontable à ne pas faire aller plus avant. Voulez-vous la savoir ? C’est que cette union ne produirait pas une autre reine de France, ma chère et incomparable Marie. Ainsi cet événement ne sera pas mis dans les extraordinaires de ce siècle[3]. » Le refus définitif mais logique du vieux Stanislas agace la reine. Dommage car il s’agissait de son unique véritable tentative de « marieuse ».
Ultime délire sur la Pologne
Le refus paternel de prendre une nouvelle épouse ne brouille pas très longtemps les relations entre le père et la fille, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer les affaires de Pologne. Pendant la guerre de Sept Ans, Stanislas et sa fille ont suivi avec beaucoup d’attention les incursions des armées prussiennes en Pologne. En revanche, ils ne se sont guère souciés des angoisses de la dauphine pour son père, Auguste III, et pour sa mère, malmenés par les Prussiens. Au contraire, ils attendaient avec impatience la chute de l’ancien rival de Stanislas, en s’interrogeant sur les intentions de Frédéric II . Le 5 novembre 1759, Stanislas écrivait déjà à sa fille : « Votre idée sûrement est juste sur le roi de Prusse et la Pologne est un pays à lui faire naître des projets vastes selon son humeur, s’il n’avait pas d’autres affaires sur les bras. Je suis moi-même persuadé que, par son amitié pour moi, la pensée lui passera par la tête de me faire des offres[4]. »
Quand la guerre de Sept Ans prend fin, la signature du traité de Paris, le 10 février 1763, n’offre pas de quoi se réjouir. La France abandonne à l’Angleterre ses colonies d’Amérique du Nord et ses acquisitions indiennes, à l’exception de cinq comptoirs. Mais qu’advient-il de la Pologne ? Auguste III est au  plus mal ; il meurt le 5 octobre 1763 à Dresde, à l’âge de soixante-sept ans. Stanislas, qui a suivi l’agonie de son vieux rival, s’enthousiasme et commence à imaginer un retour à Varsovie. Étrangement, Marie ne le dissuade pas, en dépit de ses quatre-vingt-six ans et de ses multiples infirmités. L’attitude de la reine frôle même le ridicule quand elle confie à son ami, le président Hénault  : « Qu’est-ce que tout cela va devenir, Dieu le sait. Si on rappelait mon papa, cela serait drôle : cela ne me surprendrait pas ; mais ne faites part à personne de ma réflexion. J’entends aussi peu ce qui arrivera ici que ce qui se fera en Pologne. »
Pourtant, Marie sait que le prince Xavier de Saxe, fils d’Auguste III, est déjà sur les rangs, la dauphine faisant ouvertement campagne pour son frère. En revanche, la reine ignore que Louis XV jongle, en coulisse, entre les services diplomatiques et le Secret du roi pour soutenir le grand général Branicki. Car le roi de France veut absolument contrecarrer la candidature de Stanislas-Auguste Poniatowski, fils de l’ancien compagnon de Stanislas et, surtout, ancien amant de la tsarine Catherine II. De toute évidence, le camp Leszczyński n’a pas la moindre chance. Dans sa lettre de voeux du 1er janvier 1764, Stanislas écrit malgré tout à sa fille : « J’ai ici toute la Lorraine à l’occasion de la nouvelle année, qui tous me disent qu’ils veulent me suivre en Pologne[5]. »
Finalement, Stanislas-AugustePoniatowski sera élu le 27 août 1764. Il prendra aussitôt la plume pour demander à Marie Leszczyńska d’intercéder en sa faveur auprès de Louis XV. Le roi le fera patienter deux ans…
Madame de Pompadour s’éclipse…
À Versailles, les rangs continuent de s’éclaircir autour de la reine. Veuve depuis cinq ans, la duchesse de Luynes s’est éteinte en 1763. Dans une lettre, Marie évoque la perte « d’une amie de quarante ans et d’une amie qui, après Dieu, n’a été occupée que de moi. [...] Ce qui me console, c’est qu’elle aura fait son purgatoire dans ce monde, par ses incroyables souffrances ».
L’année suivante, le 15 avril 1764, c’est Madame de Pompadour qui rend le dernier soupir, à quarante-deux ans. Curieusement, une grande partie de la cour pleure l’ex-marquise devenue duchesse. La dauphine elle-même est très touchée. Quant à la reine, elle se réfugie dans la prière pour appeler au salut de l’âme de la défunte et pour venir en aide à Louis XV dans ce terrible moment ! Quelques semaines plus tard, Marie écrit : « Il n’est non plus question ici de ce qui n’est plus que si elle n’avait jamais existé. Voilà le monde. C’est bien la peine de l’aimer. »
Autre sujet d’inquiétude : la santé du roi Stanislas qui fête ses quatre-vingt-sept ans le 20 octobre 1764. À chaque nouvelle lettre, Marie constate que la vue de son père s’altère davantage. Stanislas refuse de confier son courrier familial à un secrétaire, mais ses phrases se chevauchent et s’emmêlent pour devenir presque indéchiffrables. Il ne peut plus lire et devient sourd ; ce qui l’irrite ; car il ne peut plus participer à ces discussions sans fin qu’il aimait tant. De plus, il est pratiquement impotent, obligé de renoncer à la marche. Malgré tous ces maux, il a conservé son sens de l’humour et supporte les méfaits du grand âge sans rechigner, au fil de journées tranquilles en compagnie de son chien, le vieux et fidèle Griffon.
Plus il vieillit, plus il aime sa fille, devenue l’unique objet de ses pensées. Ses lettres qui commencent toujours par « Ma bien chère petite Mignonne » ou « Mon très cher Coeur » sont empreintes d’une tendresse admirative : « cent fois par jour je me transporte en un moment auprès de vous. » Ou encore : « Six mois je languis à vous voir et les six autres à me désespérer de vous avoir quittée. » Il lui arrive souvent de méditer devant le portrait de Marie : « Il me semble que vous entendez tout ce que je dis à ce cher portrait. » Ils ne manquent jamais de s’écrire pour le Nouvel An, leurs fêtes et leurs anniversaires. Stanislas répond à Marie, en mai 1765 : « Votre chère lettre est un beau bouquet pour ma fête, que j’ai planté au fond de mon coeur pour qu’il ne se fane jamais[6]. »
Tendre chant du cygne à Commercy
Pour l’été 1765, le roi de Pologne envisage de venir à Versailles, en dépit de ses difficultés physiques. Pas question de se priver de quelques semaines de bonheur familial à bientôt quatre-vingt-huit ans ! Afin de lui épargner les épreuves du voyage, la reine décide d’inverser les rôles en se rendant en Lorraine, malgré les inquiétudes que lui cause la santé de son fils. Car le dauphin a pris froid lors d’une prise d’armes à Compiègne. Il a tenu bon plusieurs heures dans ses vêtements trempés mais, depuis, il est alité, fiévreux et tousse sans fin. Avec beaucoup de courage, le dauphin tente de rassurer son entourage, mais ses médecins sont aussi inquiets que sa mère.
Un courrier arrive chez Stanislas au début du mois d’août, annonçant que la reine partira de Compiègne le samedi 17 pour se rendre à Commercy, le ravissant petit château où Stanislas adore passer les mois d’été. Le vieux roi lui répond aussitôt : « J’admire votre circonspection dans la petite suite pour ne me point ruiner. J’espère que le bon Dieu y pourvoira. Je voudrais être tout à fait tranquille sur l’incommodité du cher Dauphin[7]. »
Fidèle à sa promesse, Marie arrive à Commercy le lundi soir pour se jeter dans les bras de son « cher papa » et verser des larmes de bonheur. La reine apporte l’affection de ses enfants pour leur « Papinio ». Madame Louise avoue : « Jamais on a tant regretté de n’avoir pas quelque rhumatisme qui, en me conduisant aux bains de Plombières, me procurerait le bonheur de vous faire la cour et de mettre à vos pieds, mon cher Papa, les sentiments d’un coeur rempli pour vous de la tendresse la plus vive et du respect le plus profond[8]. » Le dauphin, lui, s’empresse de rassurer son grand-père sur sa santé : « La mienne est tout à fait rétablie. Je suis sans fièvre depuis trois jours et j’ai été purgé ce matin pour la dernière fois. Il ne me manque plus qu’un peu de forces, qui seront bientôt recouvrées[9]. »
Stanislas entraîne Marie dans un tour du propriétaire, à la découverte de toutes les merveilles qui peuplent jardins et bosquets. Rien n’est assez beau pour la reine de France. Pour elle, le vieux roi met en oeuvre la féerie de Commercy, avec ses jeux d’eaux et ses rivières de lumière, sans oublier les monstres marins surgis des profondeurs pour guider la gondole royale entre deux rives ruisselantes de fleurs. Admirative, Marie en oublie ses craintes, ses maux d’estomac et ses vapeurs de dame de soixante-deux ans. La même foi religieuse, la même générosité et la même passion des arts les unissent.
« C’est un palais enchanté », ne cesse de répéter la reine. Avec la musique, les parfums, les lumières scintillantes sous l’effet de la brise, elle songe aux temps heureux de Tschifflik. Aux plus chaudes heures de la journée, le père et la fille se retrouvent au bord des eaux jaillissantes de la Fontaine Royale, pour de longs tête-à-tête que l’entourage hésite à interrompre en annonçant la collation. Ils parlent d’eux, de la santé du dauphin ou de la dauphine qui connaît déjà son métier de future reine. Ils évoquent aussi un sujet qui hante Marie depuis quelque temps : son attrait pour le Carmel de Compiègne. À quoi songe-t-elle réellement ?
À Commercy, le duo retrouve sa complicité d’antan que vient à peine troubler la mort subite de l’empereur François Ier, survenue à Innsbruck le 18 août 1765. Émus, les Lorrains prient pour le défunt fils de Léopold Ier, même s’il a renié la Lorraine pour épouser Marie-Thérèse . Sans la présence de Marie, Stanislas aurait eu quelques difficultés à supporter ces marques de fidélité à l’ancienne dynastie…
Au bout de trois semaines, l’heure de la séparation sonne. Le père et la fille s’échangent mille promesses, mille recommandations. Et, le 10 septembre, Stanislas, les yeux brillants de larmes, regarde s’éloigner le carrosse de la reine. Mais il ne peut résister à la tentation de lui ménager une dernière surprise, comme il en a conservé l’habitude. En hâte, par un chemin de traverse, il se fait transporter à Saint-Aubin où il rejoint l’équipage royal. Nouvelles effusions, longues, silencieuses, plus touchantes encore, à tel point que les témoins pleurent aussi. « Pourquoi les heureux moments ne font pas la durée d’une année[10] ? » soupire le vieux roi, en attendant fébrilement des nouvelles de Versailles où la reine a rejoint la cour.
Le dauphin se meurt
À peine arrivée, Marie reçoit plusieurs lettres de son père : « Tout ce qui me reste encore à désirer sur la santé du cher dauphin, c’est de le savoir quitte de sa toux et de le voir reprendre son embonpoint naturel à son tempérament[11]. » À son retour, la reine a trouvé son fils bien maigre et d’une grande pâleur. Devant elle, il fait bonne figure, mais ses violentes quintes de toux le laissent abattu ; et seule la fidèle « Pépa » sait qu’à chaque crise il crache du sang. Louis XV s’inquiète, d’autant qu’il vient de perdre son gendre don Philippe et que le souvenir de sa fille aînée le hante. En dépit de l’affection profonde qu’il éprouve pour son fils, le roi a toujours autant de difficultés à communiquer avec lui. Il lui propose pourtant d’annuler le séjour traditionnel de la cour à Fontainebleau. Le dauphin refuse, car il préfère être malade dans le diocèse de son ami le cardinal de Luynes, archevêque de Sens, plutôt qu’à Versailles. Décision lourde de désespoir…
Après son arrivée à Fontainebleau, le 5 octobre 1765, sa santé semble s’améliorer. Brève rémission avant le dernier stade de la tuberculose, lorsque, les poumons rongés, la respiration devient presque impossible. Le dauphin se sait condamné. Il a demandé que l’on cache la gravité de son état à sa mère, mais Marie n’est pas dupe. À son père, elle écrit des lettres rassurantes auxquelles elle ne croit pas. Le 21 novembre, Stanislas lui répond : « Mon très cher Coeur, j’éprouve bien que vous faites toute ma consolation, car pendant que les nouvelles de tous côtés me mettaient aux abois, vos chères lettres m’ont soutenu ; celle d’aujourd’hui calme toutes mes inquiétudes[12]. »
Début décembre, la maladie empire. Désormais informée de la situation, Marie prie régulièrement la Vierge de Bon-Secours, aux Récollets, tandis que Stanislas fait dire les prières des Quarante heures dans toutes les églises de Nancy, y compris à Notre-Dame de Bon-Secours. Après une douloureuse agonie, le dauphin expire le 20 décembre 1765, à l’âge de trente-six ans.
Le royaume pleure cet homme jeune que l’on disait bon, équitable, un peu trop pieux, mais bien initié au gouvernement de la France. Dans son chagrin, Louis XV songe à l’avenir qui attend le nouveau dauphin, le duc de Berry, un enfant de onze ans. « Quoique je me porte bien, dit-il, c’est d’un bien petit secours ! » Inconsolable, la reine se sent désormais très seule. Elle confie au président Hénault  : « Je vous écris, mon cher président, pour vous dire uniquement que je vis encore après mon malheur affreux ! Je ne veux même m’occuper que du mien. Je pleure un saint. [...] Dieu est ma seule consolation. » À Stanislas, elle écrit : « Je pleure un fils et un ami, le malheur de l’État. [...] Il n’y a que le bonheur dont jouit mon fils par la miséricorde de Dieu qui me console. »
Les derniers jours de Stanislas
À Lunéville, le grand-père pleure son cher dauphin. Sa peine est si profonde que le chancelier décide d’abréger le cérémonial de la notification officielle du décès du prince. Après la lecture de la lettre de son gendre, le vieux roi s’abîme dans un silence impressionnant. Le service solennel à la mémoire de Louis est fixé au 3 février 1766, à la Primatiale de Nancy. Malgré le grand froid qui s’est abattu sur les duchés, Stanislas quitte Lunéville le 1er février pour sa résidence de La Malgrange, aux portes de Nancy. Sa première visite est pour Notre-Dame de Bon-Secours, où il retourne le lendemain communier à la messe de la Purification de la Vierge, l’une des cinq fêtes mariales qu’il ne manque jamais.
Mais, le 3 février, son fauteuil reste vide pendant la cérémonie à la Primatiale, émaillée de querelles de préséance du plus mauvais goût. Stanislas n’a pas eu le courage d’affronter cette nouvelle épreuve. Ce jour-là, il écrit à Marie : « Me trouvant aux pieds de la Sainte Vierge, je suis à l’abri de tout le mauvais temps. Je quitte le séjour d’ici demain en très bonne santé. Le cardinal de Choiseul[13] a fait aujourd’hui son funèbre office à la Primatiale, avec tout l’éclat possible, au contentement de tout le monde. Je voudrais que vous ayez la bonté de me marquer dans votre lettre un mot sur ce sujet, car il le mérite. [...][14] » Stanislas a eu la délicatesse de passer sous silence les incidents et son absence à la cérémonie, tout en s’inquiétant de savoir si ces querelles ont été relatées à sa fille.
Marie ignore encore qu’elle vient de recevoir la dernière lettre de son père. Quelques jours plus tard, un courrier en provenance de Lunéville annonce à la souveraine que le roi Stanislas a été victime d’un accident, au matin du 5 février. Comme à l’accoutumée, Stanislas s’est levé à six heures. Avec l’aide de son valet, il s’est habillé, avant de passer sur ses vêtements une robe de chambre en soie des Indes ouatée, présent de Marie. Il a gardé son bonnet de nuit et s’est installé dans son fauteuil, près de la cheminée de sa chambre. Le valet s’est alors retiré, car le roi exige d’être seul pour prier avant de se livrer au plaisir de fumer sa longue pipe allemande.
C’est à ce moment qu’est survenu l’accident. Presque aveugle et impotent, Stanislas a, malgré tout, voulu se lever pour poser sa pipe sur le rebord de la cheminée. Il n’a pas vu qu’un pan de sa robe de chambre avait touché le foyer et commençait à se consumer sans flamme. Lorsqu’il s’en est rendu compte, le feu dévorait déjà le tissu. Il a appelé, mais personne ne l’a entendu. Affolé, il a trébuché et s’est effondré au pied du brasier. Les domestiques l’ont retrouvé inanimé devant l’âtre, profondément brûlé.
Les lésions sont graves mais les médecins demeurent plutôt confiants. Deux fois par jour, des courriers partent de Lunéville informer la reine de France. Stanislas trouve assez de force pour plaisanter sur son sort : « Vous m’aviez conseillé de me garder du froid. Vous auriez mieux fait de me dire de me préserver du chaud[15] ! » À Versailles, Marie et ses filles guettent les messagers sans trop savoir s’il faut croire ces nouvelles rassurantes. Elles prient. Mais l’espoir d’une guérison s’envole bien vite. La fièvre plonge le roi dans une sorte de torpeur et son calvaire prend fin le 23 février 1766.
Toute la Lorraine pleure son roi bienfaisant. Marie aussi, qui a perdu son plus fidèle soutien : « Mon Papa n’est plus, écrit-elle au président Hénault . [...] Pour moi, je suis toujours triste et le serai toute ma vie ; je n’ai de consolation que de penser que ceux que je pleure ne voudraient pas revenir dans cette vallée de larmes, comme le dit le Salve. »
La dauphine succombe à son tour
La reine est abattue. En deux mois, elle a perdu deux êtres chers. En mars, elle est victime d’une fluxion de poitrine, conséquence d’un rhume négligé. On la saigne, on lui administre un remède nouveau. Elle va si mal qu’elle reçoit le viatique, tandis que Louis XV demande à l’archevêque de Paris de prescrire des prières pour sa guérison. Puis tout semble rentrer dans l’ordre. Le roi se montre plus affectueux avec elle et lui rend visite une à deux fois chaque jour. Les malheurs ont resserré les liens de la famille royale.
Le 16 août 1766, le roi, la reine et Mesdames assistent à la fête de l’Assomption, à l’abbaye royale Saint-Corneille de Compiègne. La dauphine ne les accompagne pas. Certes, « Pépa » avait promis à son défunt mari de faire de ses fils des princes chrétiens, mais elle n’en peut plus. Elle est en passe de s’effondrer. Inquiet, Louis XV propose à la mère du nouveau dauphin[16] de quitter l’appartement de feu son époux. Il lui offre celui de Madame de Pompadour où il ne veut plus aller. Le roi lui prodigue des marques d’affection et d’intérêt qui inquiètent les « héritiers » du clan Pompadour : c’est la seule femme de la famille qui peut se permettre de donner un avis au roi ! Alors que Choiseul insistait pour que Louis XV marie rapidement le petit dauphin à l’une des filles de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, « Pépa » a conseillé au roi de ne rien précipiter, de manière à tenir la cour de Vienne dans la crainte et l’espérance. Et le projet de mariage a été momentanément enterré.
Hélas, la malheureuse Marie-Josèphe a contracté la tuberculose, à force de dévouement au chevet du dauphin Louis. Connaissant tous les stades de la maladie, elle se sait condamnée malgré les efforts du célèbre Tronchin pour enrayer le mal. Quand elle se sent un peu mieux, elle joue du clavecin. Mais son confesseur lui impose sans pitié de se priver de son instrument préféré, pour compenser son incapacité physique à respecter le jeûne durant le carême. La dauphine s’éteint le 13 mars 1767, quinze mois après son cher époux. Marie, Mesdames et Louis XV se sont affectueusement relayés auprès d’elle et « Pépa » a pu bénir ses enfants avant de disparaître.
Dernières missions, derniers efforts…
De plus en plus lasse de vivre, la reine s’accroche pour mettre à exécution les projets échafaudés avec Stanislas, sous les frondaisons de Commercy. Son père lui a demandé de vendre la terre polonaise de Sierakow, héritée de Catherine Opalinska, pour en doter les jésuites de Pologne. Il souhaitait établir « une mission perpétuelle, dans les quatre principales provinces de ce royaume », à l’image des missions itinérantes de jésuites qu’il avait fondées en Lorraine.
Parallèlement, la reine presse Richard Mique , ancien directeur général des Bâtiments du duc de Lorraine, afin qu’il termine les plans du « Couvent de la reine »[17] à Versailles. L’architecte, arrivé de Nancy en novembre 1766, présente plusieurs projets à Marie qui doit finalement se contenter d’une version plus modeste, par souci d’économie. Les travaux commencent en 1767. La reine fait du chantier un but de promenade, mais se désespère de sa lenteur.
Marie Leszczyńska se retire progressivement de la cour. La plupart des amis très proches qu’elle y fréquentait sont morts ou en exil. Seul survivant, le président Hénault fait preuve d’une fidélité sans faille. La reine laisse à Madame Adélaïde , qui a maintenant trente-cinq ans, le soin de paraître aux côtés du roi. Elle lui confie la charge de veiller sur l’héritage de Stanislas et lui demande de mener à terme les affaires qu’elle laissera inachevées.
Le 24 juin 1767, au lendemain de ses soixante-quatre ans, elle signe son testament qu’elle remet au comte de Saint-Florentin. Le 15 août, elle accompagne le roi, Mesdames, le petit dauphin et ses frères aux vêpres et à la procession de l’Assomption, dans l’abbaye Saint-Corneille de Compiègne.
La reine est amaigrie, recroquevillée. Elle a perdu l’appétit en dépit des médications administrées par Lassonne, son premier médecin. Une fatigue persistante limite de plus en plus ses mouvements. Louis XV ne cache pas son anxiété. Le 3 octobre, il écrit de Fontainebleau à son petit-fils, l’infant Ferdinand de Parme : « La reine, qui est toujours un peu faible, a souffert assez il y a quelques jours d’une douleur au bras qui s’était étendue sur la poitrine. Dieu merci elle est mieux. »
Le 27 novembre, Madame Adélaïde donne des nouvelles à l’évêque de Verdun, Monseigneur de Nicolaÿ [18] : « Il n’est que trop vrai que nous ne sortons point d’inquiétudes, ni de peines depuis deux ans. La reine est dans un état à faire tout craindre, non point pour le moment, mais pour l’avenir. Elle est d’une maigreur affreuse et d’une faiblesse extrême ; cependant le pouls se soutient bon et n’a perdu aucune force. Vous savez depuis longtemps qu’elle est attaquée d’une tumeur scorbutique qui est tombée sur la poitrine ; elle a craché un peu de pus pendant quinze jours sans tousser. »
Louis XV à son chevet
Mesdames restent le plus souvent auprès de leur mère qui passe de longues heures dans le fauteuil mécanique conçu pour elle. Louis XV, assailli de remords, lui rend visite au moins quatre fois par jour et s’entretient avec les médecins. Les lettres qu’il adresse régulièrement à son petit-fils, Ferdinand, dévoilent en détail l’évolution de la santé de Marie. Un jour, il la croit perdue ; le lendemain, l’espoir renaît. Les semaines, les mois s’écoulent.
Louis XV ne la quitte pas et continue d’informer son petit-fils avec la précision d’un garde-malade. « Je n’ai aujourd’hui que de très mauvaises nouvelles à vous mander de la reine, écrit-il le 28 février 1768 ; hier, elle a eu un accident qui nous fit tout craindre à l’heure du salut. Aujourd’hui, elle est à peu près comme à son ordinaire, mais, de peur d’une surprise, son confesseur veut qu’elle soit administrée demain. Je crains que cela ne la surprenne beaucoup car elle ne se croit pas encore dans cet état-là. » Marie s’alimente à nouveau. C’est bon signe, selon son entourage. Le 4 avril, Louis XV écrit : « La reine fut hier à la messe et y est retournée aujourd’hui, malgré cela, elle n’est guère mieux. Samedi, elle avait fait ses Pâques dans sa chambre et en viatique, ne pouvant être à jeun. Elle a toujours de la fièvre, toujours du pus dans ses crachats, ne prend nulle chair quoique mangeant bien, et son visage est souvent bien mauvais. »
L’inquiétude de la famille s’accroît. La reine dépérit doucement sans entamer la sollicitude du roi, ni son admiration pour sa courageuse épouse. Le 9 mai, il annonce que l’on peut s’attendre à la perdre d’un instant à l’autre, mais il ajoute : « Elle a été hier à la messe à la chapelle et y est retournée l’après-midi à vêpres, complies et salut. Cela est incroyable. » La résistance de la reine sidère les médecins qui en concluent que c’est uniquement son estomac qui la maintient en vie. Le 16 mai, Marie n’oublie pas le saint martyr de la famille. Elle prie saint Jean Népomucène devant sa relique, tandis que Mesdames reprennent la tradition en l’honorant aux Récollets[19]. Mais, début juin, Lassonne prévient le roi de la fin imminente de Marie.
Quarante-trois années de règne !
Le 23 juin, jour de son anniversaire, Marie accepte que Mesdames puissent la veiller. Le lendemain, le roi vient s’agenouiller avec ses filles au pied du lit de la mourante qui a encore la force de les bénir. Marie Leszczyńska rend le dernier soupir dans l’après-midi du 24 juin, en égrenant son chapelet. Louis XV s’approche du lit de la reine pour un dernier baiser sur le front, avant de s’enfuir aussitôt à Compiègne.
Le 2 juillet, sa dépouille est enterrée en grande pompe à la basilique de Saint-Denis, dans le tombeau des rois[20]. Son souhait d’obsèques modestes n’a pas été respecté. Mais, contrairement à la tradition royale, son coeur n’est pas placé au Val-de-Grâce. Selon son voeu, il sera déposé dans la crypte de Notre-Dame de Bon-Secours à Nancy, auprès de ses parents, la reine Catherine Opalinska et le roi Stanislas. Décision symbolique : le corps de la reine appartient au royaume de France, mais son coeur retourne à ses origines polonaises.
Attendue depuis plusieurs mois, la mort de Marie Leszczyńska n’a pas surpris les courtisans, beaucoup plus intéressés par la rumeur qui circule dans les galeries de Versailles : le roi aurait une nouvelle maîtresse ! On le dit ensorcelé par une certaine Jeanne Bécu, ravissante jeune femme experte aux jeux de l’amour. Par décence, il l’a dissimulée durant la longue agonie de Marie. Mais la nouvelle égérie, qui deviendra bientôt la comtesse du Barry, a très vite rejoint Louis XV à Compiègne.
Marie n’a pas eu le moindre écho de cette nouvelle trahison. Elle ignorait aussi qu’elle inscrivait définitivement son nom dans l’histoire de France en devenant la souveraine au plus long règne : quarante-trois ans ! Mais elle faisait preuve d’une étrange clairvoyance en écrivant, quelque temps avant sa mort, au président Hénault  : « C’est une sotte chose que d’être reine. Hélas ! Pour peu que les choses continuent à aller comme elles vont, on nous dépouillera bientôt de cette incommodité. »
1-
En 1755, la France a deux alliés, l’Espagne et la Prusse. Coup de théâtre le 1er mai 1756 : par le traité de Versailles, la France conclut une alliance défensive avec l’Autriche. À l’issue de ce renversement des alliances, la France se trouve engagée dans une guerre contre la Prusse et l’Angleterre, aux côtés de l’Autriche. C’est la guerre de Sept Ans (1756-1763) qui va coûter si cher à la France et accroître l’impopularité du roi, parce qu’elle réclame toujours plus de soldats et que certains généraux ne sont pas à la hauteur de la situation. Frédéric II écrase l’armée franco-autrichienne à Rossbach (5 novembre 1757) et à Minden (1er août 1759).
2-
Le chevalier de Boufflers avait surnommé Christine de Saxe la « princesse boursouflée ». Stanislas la nommera abbesse de Remiremont.
3-
Lettres inédites du roi Stanislas à Marie Leszczyńska, op. cit., pp. 65 et 70.
4-
Ibid., p. 47.
5-
Ibid., p. 81.
6-
Lettres inédites du roi Stanislas, p. 92. La Saint-Stanislas a lieu le 7 mai.
7-
Ibid., p. 105.
8-
Pierre Boyé, Le roi Stanislas grand-père, pp. 359-360.
9-
Ibid., p. 360.
10-
AN, K 141€.
11-
Lettres inédites du roi Stanislas à Marie Leszczyńska, op. cit., p. 108.
12-
Ibid., pp. 113-114.
13-
Le cardinal Antoine Clériadus de Choiseul-Beaupré, primat de Lorraine et aumônier du roi Stanislas.
14-
Lettres inédites du roi Stanislas…, p. 118.
15-
AN, K 1412.
16-
Il s’agit du quatrième enfant du couple delphinal : Louis Auguste, duc de Berry et futur Louis XVI, né le 23 août 1754. Il épousera Marie-Antoinette d’Autriche, le 16 mai 1770.
17-
Voir chapitre XVI.
18-
L’évêque de Verdun, Aymar-Chrétien de Nicolaÿ, a été agent général du clergé. Ami du dauphin et de son épouse, proche de Mesdames, il était hostile à l’application du « vingtième ».
19-
Dans son testament, Marie Leszczyńska laisse à Madame Louise son « beau saint Jean Népomucène avec le noeud qui est avec, à condition qu’elle se mettra dans la confrérie, ce qu’elle pourra exécuter aux Récollets, et qu’elle assistera tous les ans à la fête, et y engagera ses soeurs ».
20-
Lire, en annexe, un extrait des Souvenirs du marquis de Valfons évoquant l’enterrement de Marie Leszczyńska.