XVII
LE TEMPS DES MALHEURS
L
e
6 décembre 1759, une tragédie secoue Versailles :
Élisabeth , la fille aînée du couple royal, vient de mourir à
trente-deux ans, fauchée en quelques jours par la petite vérole.
Devenue Madame Infante depuis son mariage avec le falot don
Philippe, elle était revenue à la cour en septembre 1757 pour
la plus grande joie de Louis XV, tellement heureux de retrouver sa
chère « Babet ». Maîtresse femme, Madame Infante avait
pris en main la destinée de son époux et venait négocier pour lui
le trône des Pays-Bas. Le désastre militaire de Rossbach[1] lui ôta tout espoir, mais
elle décida de rester en France en attendant que la situation se
clarifie à Madrid, au lendemain de la disparition du roi Ferdinand
VI, le 10 août 1759. Louis XV était ravi, Marie aussi…
À peine repose-t-elle auprès de sa soeur jumelle, à
la basilique de Saint-Denis, que le dauphin tombe malade. Petite
vérole, lui aussi ! Plus chanceux que sa soeur, il en triomphe
une nouvelle fois.
Six mois plus tard, nouvelle menace : l’état
de santé du duc de Bourgogne, premier fils du dauphin, se dégrade.
Une tuberculose insidieuse finit par le vaincre le 22 mars
1761. Le petit-fils de Marie a tout juste dix ans.
Louis XV est secoué, la reine anéantie. Elle sait
que le roi tentera de se consoler dans les bras d’une maîtresse,
mais n’en a cure. Voilà bien longtemps qu’elle a renoncé à le
ramener dans le droit chemin de la moralité. À cinquante-huit ans,
Marie Leszczyńska s’est accommodée de la situation et se réfugie
dans la prière pour expier les fautes du roi à sa place.
Elle veut remarier son père à quatre-vingt-cinq
ans !
Sa vindicte moralisatrice s’est déplacée du côté de
la Lorraine. La femme à abattre est désormais la marquise de
Boufflers, maîtresse du roi Stanislas de longue date… et de
quelques autres gentilshommes au passage ! Marie ne peut
supporter l’inconduite de la marquise. Elle est bien décidée à la
chasser de Lunéville, tout en imposant à son père un remariage
respectable. Quelques années plus tôt, après la mort de sa mère
Catherine Opalinska, Marie avait cru y parvenir avec une demoiselle
de cinquante-deux ans, la princesse de La Roche-sur-Yon . Hélas, la
malheureuse était morte avant de conclure.
En 1762, malgré les quatre-vingt-cinq ans de son
père, Marie se met en tête de lui faire épouser la soeur de la
dauphine, la princesse Christine de Saxe, âgée de vingt-neuf
ans ! En apprenant le dessein de sa fille, Stanislas
s’esclaffe : « Voilà du sérieux. Je me chatouille pour
rire sur votre projet de mon mariage. Je viens d’apprendre que ma
prétendue épouse est terriblement laide. Vous jugez bien que je ne
voudrais pas me marier sans vous donner une belle-mère et non une
laide[2]. »
Quelques jours plus tard, Stanislas rencontre la princesse à
Plombières. Il est charmé par l’esprit et la finesse de la jeune
femme, mais réitère son refus avec humour : « Il y a une
raison insurmontable à ne pas faire aller plus avant. Voulez-vous
la savoir ? C’est que cette union ne produirait pas une autre
reine de France, ma chère et incomparable Marie. Ainsi cet
événement ne sera pas mis dans les extraordinaires de ce
siècle[3]. »
Le refus définitif mais logique du vieux Stanislas agace la reine.
Dommage car il s’agissait de son unique véritable tentative de
« marieuse ».
Ultime délire sur la Pologne
Le refus paternel de prendre une nouvelle épouse ne
brouille pas très longtemps les relations entre le père et la
fille, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer les affaires de Pologne.
Pendant la guerre de Sept Ans, Stanislas et sa fille ont suivi avec
beaucoup d’attention les incursions des armées prussiennes en
Pologne. En revanche, ils ne se sont guère souciés des angoisses de
la dauphine pour son père, Auguste III, et pour sa mère, malmenés
par les Prussiens. Au contraire, ils attendaient avec impatience la
chute de l’ancien rival de Stanislas, en s’interrogeant sur les
intentions de Frédéric II . Le 5 novembre 1759,
Stanislas écrivait déjà à sa fille : « Votre idée
sûrement est juste sur le roi de Prusse et la Pologne est un pays à
lui faire naître des projets vastes selon son humeur, s’il n’avait
pas d’autres affaires sur les bras. Je suis moi-même persuadé que,
par son amitié pour moi, la pensée lui passera par la tête de me
faire des offres[4]. »
Quand la guerre de Sept Ans prend fin, la signature
du traité de Paris, le 10 février 1763, n’offre pas de
quoi se réjouir. La France abandonne à l’Angleterre ses colonies
d’Amérique du Nord et ses acquisitions indiennes, à l’exception de
cinq comptoirs. Mais qu’advient-il de la Pologne ? Auguste III
est au plus mal ; il meurt le 5 octobre 1763 à
Dresde, à l’âge de soixante-sept ans. Stanislas, qui a suivi
l’agonie de son vieux rival, s’enthousiasme et commence à imaginer
un retour à Varsovie. Étrangement, Marie ne le dissuade pas, en
dépit de ses quatre-vingt-six ans et de ses multiples infirmités.
L’attitude de la reine frôle même le ridicule quand elle
confie à son ami, le président Hénault : « Qu’est-ce que
tout cela va devenir, Dieu le sait. Si on rappelait mon papa, cela
serait drôle : cela ne me surprendrait pas ; mais ne
faites part à personne de ma réflexion. J’entends aussi peu ce qui
arrivera ici que ce qui se fera en Pologne. »
Pourtant, Marie sait que le prince Xavier de Saxe,
fils d’Auguste III, est déjà sur les rangs, la dauphine faisant
ouvertement campagne pour son frère. En revanche, la reine ignore
que Louis XV jongle, en coulisse, entre les services
diplomatiques et le Secret du roi pour soutenir le grand général
Branicki. Car le roi de France veut absolument contrecarrer la
candidature de Stanislas-Auguste Poniatowski, fils de l’ancien
compagnon de Stanislas et, surtout, ancien amant de la tsarine
Catherine II. De toute évidence, le camp Leszczyński n’a pas la
moindre chance. Dans sa lettre de voeux du 1er janvier 1764, Stanislas écrit malgré tout
à sa fille : « J’ai ici toute la Lorraine à l’occasion de
la nouvelle année, qui tous me disent qu’ils veulent me suivre en
Pologne[5]. »
Finalement, Stanislas-AugustePoniatowski sera élu
le 27 août 1764. Il prendra aussitôt la plume pour
demander à Marie Leszczyńska d’intercéder en sa faveur auprès de
Louis XV. Le roi le fera patienter deux ans…
Madame de Pompadour s’éclipse…
À Versailles, les rangs continuent de s’éclaircir
autour de la reine. Veuve depuis cinq ans, la duchesse de Luynes
s’est éteinte en 1763. Dans une lettre, Marie évoque la perte
« d’une amie de quarante ans et d’une amie qui, après Dieu,
n’a été occupée que de moi. [...] Ce qui me console, c’est qu’elle
aura fait son purgatoire dans ce monde, par ses incroyables
souffrances ».
L’année suivante, le 15 avril 1764, c’est
Madame de Pompadour qui rend le dernier soupir, à
quarante-deux ans. Curieusement, une grande partie de la cour
pleure l’ex-marquise devenue duchesse. La dauphine elle-même est
très touchée. Quant à la reine, elle se réfugie dans la prière pour
appeler au salut de l’âme de la défunte et pour venir en aide à
Louis XV dans ce terrible moment ! Quelques semaines plus
tard, Marie écrit : « Il n’est non plus question ici de
ce qui n’est plus que si elle n’avait jamais existé. Voilà le
monde. C’est bien la peine de l’aimer. »
Autre sujet d’inquiétude : la santé du roi
Stanislas qui fête ses quatre-vingt-sept ans le
20 octobre 1764. À chaque nouvelle lettre, Marie constate
que la vue de son père s’altère davantage. Stanislas refuse de
confier son courrier familial à un secrétaire, mais ses phrases se
chevauchent et s’emmêlent pour devenir presque indéchiffrables. Il
ne peut plus lire et devient sourd ; ce qui l’irrite ;
car il ne peut plus participer à ces discussions sans fin qu’il
aimait tant. De plus, il est pratiquement impotent, obligé de
renoncer à la marche. Malgré tous ces maux, il a conservé son sens
de l’humour et supporte les méfaits du grand âge sans rechigner, au
fil de journées tranquilles en compagnie de son chien, le vieux et
fidèle Griffon.
Plus il vieillit, plus il aime sa fille, devenue
l’unique objet de ses pensées. Ses lettres qui commencent toujours
par « Ma bien chère petite Mignonne » ou « Mon très
cher Coeur » sont empreintes d’une tendresse admirative :
« cent fois par jour je me transporte en un moment auprès de
vous. » Ou encore : « Six mois je languis à vous
voir et les six autres à me désespérer de vous avoir
quittée. » Il lui arrive souvent de méditer devant le portrait
de Marie : « Il me semble que vous entendez tout ce que
je dis à ce cher portrait. » Ils ne manquent jamais de
s’écrire pour le Nouvel An, leurs fêtes et leurs anniversaires.
Stanislas répond à Marie, en mai 1765 : « Votre
chère lettre est un beau bouquet pour ma fête, que j’ai planté au
fond de mon coeur pour qu’il ne se fane jamais[6]. »
Tendre chant du cygne à Commercy
Pour l’été 1765, le roi de Pologne envisage de
venir à Versailles, en dépit de ses difficultés physiques. Pas
question de se priver de quelques semaines de bonheur familial à
bientôt quatre-vingt-huit ans ! Afin de lui épargner les
épreuves du voyage, la reine décide d’inverser les rôles en se
rendant en Lorraine, malgré les inquiétudes que lui cause la santé
de son fils. Car le dauphin a pris froid lors d’une prise d’armes à
Compiègne. Il a tenu bon plusieurs heures dans ses vêtements
trempés mais, depuis, il est alité, fiévreux et tousse sans fin.
Avec beaucoup de courage, le dauphin tente de rassurer son
entourage, mais ses médecins sont aussi inquiets que sa mère.
Un courrier arrive chez Stanislas au début du mois
d’août, annonçant que la reine partira de Compiègne le
samedi 17 pour se rendre à Commercy, le ravissant petit
château où Stanislas adore passer les mois d’été. Le vieux roi lui
répond aussitôt : « J’admire votre circonspection dans la
petite suite pour ne me point ruiner. J’espère que le bon Dieu y
pourvoira. Je voudrais être tout à fait tranquille sur
l’incommodité du cher Dauphin[7]. »
Fidèle à sa promesse, Marie arrive à Commercy le
lundi soir pour se jeter dans les bras de son « cher
papa » et verser des larmes de bonheur. La reine apporte
l’affection de ses enfants pour leur « Papinio ». Madame
Louise avoue : « Jamais on a tant regretté de n’avoir pas
quelque rhumatisme qui, en me conduisant aux bains de Plombières,
me procurerait le bonheur de vous faire la cour et de mettre à vos
pieds, mon cher Papa, les sentiments d’un coeur rempli pour vous de
la tendresse la plus vive et du respect le plus profond[8]. » Le dauphin, lui,
s’empresse de rassurer son grand-père sur sa santé : « La
mienne est tout à fait rétablie. Je suis sans fièvre depuis trois
jours et j’ai été purgé ce matin pour la dernière fois. Il ne me
manque plus qu’un peu de forces, qui seront bientôt
recouvrées[9]. »
Stanislas entraîne Marie dans un tour du
propriétaire, à la découverte de toutes les merveilles qui peuplent
jardins et bosquets. Rien n’est assez beau pour la reine de France.
Pour elle, le vieux roi met en oeuvre la féerie de Commercy, avec
ses jeux d’eaux et ses rivières de lumière, sans oublier les
monstres marins surgis des profondeurs pour guider la gondole
royale entre deux rives ruisselantes de fleurs. Admirative, Marie
en oublie ses craintes, ses maux d’estomac et ses vapeurs de dame
de soixante-deux ans. La même foi religieuse, la même générosité et
la même passion des arts les unissent.
« C’est un palais enchanté », ne cesse de
répéter la reine. Avec la musique, les parfums, les lumières
scintillantes sous l’effet de la brise, elle songe aux temps
heureux de Tschifflik. Aux plus chaudes
heures de la journée, le père et la fille se retrouvent
au bord des eaux jaillissantes de la Fontaine Royale, pour de
longs tête-à-tête que l’entourage hésite à interrompre en annonçant
la collation. Ils parlent d’eux, de la santé du dauphin ou de la
dauphine qui connaît déjà son métier de future reine. Ils évoquent
aussi un sujet qui hante Marie depuis quelque temps : son
attrait pour le Carmel de Compiègne. À quoi songe-t-elle
réellement ?
À Commercy, le duo retrouve sa complicité d’antan
que vient à peine troubler la mort subite de l’empereur
François Ier, survenue à Innsbruck
le 18 août 1765. Émus, les Lorrains prient pour le défunt fils
de Léopold Ier, même s’il a renié
la Lorraine pour épouser Marie-Thérèse . Sans la présence de Marie,
Stanislas aurait eu quelques difficultés à supporter ces marques de
fidélité à l’ancienne dynastie…
Au bout de trois semaines, l’heure de la séparation
sonne. Le père et la fille s’échangent mille promesses, mille
recommandations. Et, le 10 septembre, Stanislas, les yeux
brillants de larmes, regarde s’éloigner le carrosse de la reine.
Mais il ne peut résister à la tentation de lui ménager une dernière
surprise, comme il en a conservé l’habitude. En hâte, par un chemin
de traverse, il se fait transporter à Saint-Aubin où il rejoint
l’équipage royal. Nouvelles effusions, longues, silencieuses, plus
touchantes encore, à tel point que les témoins pleurent aussi.
« Pourquoi les heureux moments ne font pas la durée d’une
année[10] ? » soupire le vieux roi, en
attendant fébrilement des nouvelles de Versailles où la reine a
rejoint la cour.
Le dauphin se meurt
À peine arrivée, Marie reçoit plusieurs lettres de
son père : « Tout ce qui me reste encore à désirer sur la
santé du cher dauphin, c’est de le savoir quitte de sa toux et de
le voir reprendre son embonpoint naturel à son tempérament[11]. » À son retour, la
reine a trouvé son fils bien maigre et d’une grande pâleur. Devant
elle, il fait bonne figure, mais ses violentes quintes de toux le
laissent abattu ; et seule la fidèle « Pépa » sait
qu’à chaque crise il crache du sang. Louis XV s’inquiète, d’autant
qu’il vient de perdre son gendre don Philippe et que le souvenir de
sa fille aînée le hante. En dépit de l’affection profonde qu’il
éprouve pour son fils, le roi a toujours autant de difficultés à
communiquer avec lui. Il lui propose pourtant d’annuler le séjour
traditionnel de la cour à Fontainebleau. Le dauphin refuse, car il
préfère être malade dans le diocèse de son ami le cardinal de
Luynes, archevêque de Sens, plutôt qu’à Versailles. Décision lourde
de désespoir…
Après son arrivée à Fontainebleau, le
5 octobre 1765, sa santé semble s’améliorer. Brève rémission
avant le dernier stade de la tuberculose, lorsque, les poumons
rongés, la respiration devient presque impossible. Le dauphin se
sait condamné. Il a demandé que l’on cache la gravité de son état à
sa mère, mais Marie n’est pas dupe. À son père, elle écrit des
lettres rassurantes auxquelles elle ne croit pas. Le
21 novembre, Stanislas lui répond : « Mon très cher
Coeur, j’éprouve bien que vous faites toute ma consolation, car
pendant que les nouvelles de tous côtés me mettaient aux abois, vos
chères lettres m’ont soutenu ; celle d’aujourd’hui calme
toutes mes inquiétudes[12]. »
Début décembre, la maladie empire. Désormais
informée de la situation, Marie prie régulièrement la Vierge de
Bon-Secours, aux Récollets, tandis que Stanislas fait dire les
prières des Quarante heures dans toutes les églises de Nancy, y
compris à Notre-Dame de Bon-Secours. Après une douloureuse agonie,
le dauphin expire le 20 décembre 1765, à l’âge de trente-six
ans.
Le royaume pleure cet homme jeune que l’on disait
bon, équitable, un peu trop pieux, mais bien initié au gouvernement
de la France. Dans son chagrin, Louis XV songe à l’avenir qui
attend le nouveau dauphin, le duc de Berry, un enfant de onze ans.
« Quoique je me porte bien, dit-il, c’est d’un bien petit
secours ! » Inconsolable, la reine se sent désormais très
seule. Elle confie au président Hénault : « Je vous
écris, mon cher président, pour vous dire uniquement que je vis
encore après mon malheur affreux ! Je ne veux même m’occuper
que du mien. Je pleure un saint. [...] Dieu est ma seule
consolation. » À Stanislas, elle écrit : « Je pleure
un fils et un ami, le malheur de l’État. [...] Il n’y a que le
bonheur dont jouit mon fils par la miséricorde de Dieu qui me
console. »
Les derniers jours de Stanislas
À Lunéville, le grand-père pleure son cher dauphin.
Sa peine est si profonde que le chancelier décide d’abréger le
cérémonial de la notification officielle du décès du prince. Après
la lecture de la lettre de son gendre, le vieux roi s’abîme dans un
silence impressionnant. Le service solennel à la mémoire de Louis
est fixé au 3 février 1766, à la Primatiale de Nancy. Malgré
le grand froid qui s’est abattu sur les duchés, Stanislas quitte
Lunéville le 1er février pour sa
résidence de La Malgrange, aux portes de Nancy. Sa première visite
est pour Notre-Dame de Bon-Secours, où il retourne le lendemain
communier à la messe de la Purification de la Vierge, l’une des
cinq fêtes mariales qu’il ne manque jamais.
Mais, le 3 février, son fauteuil reste vide
pendant la cérémonie à la Primatiale, émaillée de querelles de
préséance du plus mauvais goût. Stanislas n’a pas eu le courage
d’affronter cette nouvelle épreuve. Ce jour-là, il écrit à
Marie : « Me trouvant aux pieds de la Sainte Vierge, je
suis à l’abri de tout le mauvais temps. Je quitte le séjour d’ici
demain en très bonne santé. Le cardinal de Choiseul[13] a fait aujourd’hui son
funèbre office à la Primatiale, avec tout l’éclat possible, au
contentement de tout le monde. Je voudrais que vous ayez la bonté
de me marquer dans votre lettre un mot sur ce sujet, car il le
mérite. [...][14] »
Stanislas a eu la délicatesse de passer sous silence les incidents
et son absence à la cérémonie, tout en s’inquiétant de savoir si
ces querelles ont été relatées à sa fille.
Marie ignore encore qu’elle vient de recevoir la
dernière lettre de son père. Quelques jours plus tard, un courrier
en provenance de Lunéville annonce à la souveraine que le roi
Stanislas a été victime d’un accident, au matin du 5 février.
Comme à l’accoutumée, Stanislas s’est levé à six heures. Avec
l’aide de son valet, il s’est habillé, avant de passer sur ses
vêtements une robe de chambre en soie des Indes ouatée, présent de
Marie. Il a gardé son bonnet de nuit et s’est installé dans son
fauteuil, près de la cheminée de sa chambre. Le valet s’est alors
retiré, car le roi exige d’être seul pour prier avant de se livrer
au plaisir de fumer sa longue pipe allemande.
C’est à ce moment qu’est survenu l’accident.
Presque aveugle et impotent, Stanislas a, malgré tout, voulu se
lever pour poser sa pipe sur le rebord de la cheminée. Il n’a pas
vu qu’un pan de sa robe de chambre avait touché le foyer et
commençait à se consumer sans flamme. Lorsqu’il s’en est rendu
compte, le feu dévorait déjà le tissu. Il a appelé, mais personne
ne l’a entendu. Affolé, il a trébuché et s’est effondré au pied du
brasier. Les domestiques l’ont retrouvé inanimé devant l’âtre,
profondément brûlé.
Les lésions sont graves mais les médecins demeurent
plutôt confiants. Deux fois par jour, des courriers partent de
Lunéville informer la reine de France. Stanislas trouve assez de
force pour plaisanter sur son sort : « Vous m’aviez
conseillé de me garder du froid. Vous auriez mieux fait de me dire
de me préserver du chaud[15] ! » À Versailles, Marie et ses
filles guettent les messagers sans trop savoir s’il faut croire ces
nouvelles rassurantes. Elles prient. Mais l’espoir d’une guérison
s’envole bien vite. La fièvre plonge le roi dans une sorte de
torpeur et son calvaire prend fin le
23 février 1766.
Toute la Lorraine pleure son roi bienfaisant. Marie
aussi, qui a perdu son plus fidèle soutien : « Mon Papa
n’est plus, écrit-elle au président Hénault . [...] Pour moi, je
suis toujours triste et le serai toute ma vie ; je n’ai de
consolation que de penser que ceux que je pleure ne voudraient pas
revenir dans cette vallée de larmes, comme le dit le Salve. »
La dauphine succombe à son tour
La reine est abattue. En deux mois, elle a perdu
deux êtres chers. En mars, elle est victime d’une fluxion de
poitrine, conséquence d’un rhume négligé. On la saigne, on lui
administre un remède nouveau. Elle va si mal qu’elle reçoit le
viatique, tandis que Louis XV demande à l’archevêque de Paris de
prescrire des prières pour sa guérison. Puis tout semble rentrer
dans l’ordre. Le roi se montre plus affectueux avec elle et lui
rend visite une à deux fois chaque jour. Les malheurs ont resserré
les liens de la famille royale.
Le 16 août 1766, le roi, la reine et Mesdames
assistent à la fête de l’Assomption, à l’abbaye royale
Saint-Corneille de Compiègne. La dauphine ne les accompagne pas.
Certes, « Pépa » avait promis à son défunt mari de faire
de ses fils des princes chrétiens, mais elle n’en peut plus. Elle
est en passe de s’effondrer. Inquiet, Louis XV propose à la mère du
nouveau dauphin[16] de
quitter l’appartement de feu son époux. Il lui offre celui de
Madame de Pompadour où il ne veut plus aller. Le roi lui
prodigue des marques d’affection et d’intérêt qui inquiètent les
« héritiers » du clan Pompadour : c’est la seule
femme de la famille qui peut se permettre de donner un avis au
roi ! Alors que Choiseul insistait pour que Louis XV marie
rapidement le petit dauphin à l’une des filles de l’impératrice
Marie-Thérèse d’Autriche, « Pépa » a conseillé au roi de
ne rien précipiter, de manière à tenir la cour de Vienne dans la
crainte et l’espérance. Et le projet de mariage a été momentanément
enterré.
Hélas, la malheureuse Marie-Josèphe a contracté la
tuberculose, à force de dévouement au chevet du dauphin Louis.
Connaissant tous les stades de la maladie, elle se sait condamnée
malgré les efforts du célèbre Tronchin pour enrayer le mal. Quand
elle se sent un peu mieux, elle joue du clavecin. Mais son
confesseur lui impose sans pitié de se priver de son instrument
préféré, pour compenser son incapacité physique à respecter le
jeûne durant le carême. La dauphine s’éteint le 13 mars 1767,
quinze mois après son cher époux. Marie, Mesdames et Louis XV
se sont affectueusement relayés auprès d’elle et « Pépa »
a pu bénir ses enfants avant de disparaître.
Dernières missions, derniers efforts…
De plus en plus lasse de vivre, la reine s’accroche
pour mettre à exécution les projets échafaudés avec Stanislas, sous
les frondaisons de Commercy. Son père lui a demandé de vendre la
terre polonaise de Sierakow, héritée de Catherine Opalinska, pour
en doter les jésuites de Pologne. Il souhaitait établir « une
mission perpétuelle, dans les quatre principales provinces de ce
royaume », à l’image des missions itinérantes de jésuites
qu’il avait fondées en Lorraine.
Parallèlement, la reine presse Richard Mique ,
ancien directeur général des Bâtiments du duc de Lorraine, afin
qu’il termine les plans du « Couvent de la reine »[17] à Versailles. L’architecte,
arrivé de Nancy en novembre 1766, présente plusieurs projets à
Marie qui doit finalement se contenter d’une version plus modeste,
par souci d’économie. Les travaux commencent en 1767. La reine fait
du chantier un but de promenade, mais se désespère de sa
lenteur.
Marie Leszczyńska se retire progressivement de la
cour. La plupart des amis très proches qu’elle y fréquentait sont
morts ou en exil. Seul survivant, le président Hénault fait preuve
d’une fidélité sans faille. La reine laisse à Madame Adélaïde , qui
a maintenant trente-cinq ans, le soin de paraître aux côtés du roi.
Elle lui confie la charge de veiller sur l’héritage de Stanislas et
lui demande de mener à terme les affaires qu’elle laissera
inachevées.
Le 24 juin 1767, au lendemain de ses
soixante-quatre ans, elle signe son testament qu’elle remet au
comte de Saint-Florentin. Le 15 août, elle accompagne le roi,
Mesdames, le petit dauphin et ses frères aux vêpres et à la
procession de l’Assomption, dans l’abbaye Saint-Corneille de
Compiègne.
La reine est amaigrie, recroquevillée. Elle a perdu
l’appétit en dépit des médications administrées par Lassonne, son
premier médecin. Une fatigue persistante limite de plus en plus ses
mouvements. Louis XV ne cache pas son anxiété. Le 3 octobre,
il écrit de Fontainebleau à son petit-fils, l’infant Ferdinand de
Parme : « La reine, qui est toujours un peu faible, a
souffert assez il y a quelques jours d’une douleur au bras qui
s’était étendue sur la poitrine. Dieu merci elle est
mieux. »
Le 27 novembre, Madame Adélaïde donne des
nouvelles à l’évêque de Verdun, Monseigneur de Nicolaÿ [18] : « Il n’est que
trop vrai que nous ne sortons point d’inquiétudes, ni de peines
depuis deux ans. La reine est dans un état à faire tout craindre,
non point pour le moment, mais pour l’avenir. Elle est d’une
maigreur affreuse et d’une faiblesse extrême ; cependant le
pouls se soutient bon et n’a perdu aucune force. Vous savez depuis
longtemps qu’elle est attaquée d’une tumeur scorbutique qui est
tombée sur la poitrine ; elle a craché un peu de pus pendant
quinze jours sans tousser. »
Louis XV à son chevet
Mesdames restent le plus souvent auprès de leur
mère qui passe de longues heures dans le fauteuil mécanique conçu
pour elle. Louis XV, assailli de remords, lui rend visite au moins
quatre fois par jour et s’entretient avec les médecins. Les lettres
qu’il adresse régulièrement à son petit-fils, Ferdinand, dévoilent
en détail l’évolution de la santé de Marie. Un jour, il la croit
perdue ; le lendemain, l’espoir renaît. Les semaines, les mois
s’écoulent.
Louis XV ne la quitte pas et continue d’informer
son petit-fils avec la précision d’un garde-malade. « Je n’ai
aujourd’hui que de très mauvaises nouvelles à vous mander de la
reine, écrit-il le 28 février 1768 ; hier, elle a eu
un accident qui nous fit tout craindre à l’heure du salut.
Aujourd’hui, elle est à peu près comme à son ordinaire, mais, de
peur d’une surprise, son confesseur veut qu’elle soit administrée
demain. Je crains que cela ne la surprenne beaucoup car elle ne se
croit pas encore dans cet état-là. » Marie s’alimente à
nouveau. C’est bon signe, selon son entourage. Le 4 avril,
Louis XV écrit : « La reine fut hier à la messe et y est
retournée aujourd’hui, malgré cela, elle n’est guère mieux. Samedi,
elle avait fait ses Pâques dans sa chambre et en viatique, ne
pouvant être à jeun. Elle a toujours de la fièvre, toujours du pus
dans ses crachats, ne prend nulle chair quoique mangeant bien, et
son visage est souvent bien mauvais. »
L’inquiétude de la famille s’accroît. La reine
dépérit doucement sans entamer la sollicitude du roi, ni son
admiration pour sa courageuse épouse. Le 9 mai, il annonce que
l’on peut s’attendre à la perdre d’un instant à l’autre, mais il
ajoute : « Elle a été hier à la messe à la chapelle et y
est retournée l’après-midi à vêpres, complies et salut. Cela est
incroyable. » La résistance de la reine sidère les médecins
qui en concluent que c’est uniquement son estomac qui la maintient
en vie. Le 16 mai, Marie n’oublie pas le saint martyr de la
famille. Elle prie saint Jean Népomucène devant sa relique, tandis
que Mesdames reprennent la tradition en l’honorant aux
Récollets[19]. Mais,
début juin, Lassonne prévient le roi de la fin imminente de
Marie.
Quarante-trois années de règne !
Le 23 juin, jour de son anniversaire, Marie
accepte que Mesdames puissent la veiller. Le lendemain, le roi
vient s’agenouiller avec ses filles au pied du lit de la mourante
qui a encore la force de les bénir. Marie Leszczyńska rend le
dernier soupir dans l’après-midi du 24 juin, en égrenant son
chapelet. Louis XV s’approche du lit de la reine pour un
dernier baiser sur le front, avant de s’enfuir aussitôt à
Compiègne.
Le 2 juillet, sa dépouille est enterrée en
grande pompe à la basilique de Saint-Denis, dans le tombeau des
rois[20]. Son
souhait d’obsèques modestes n’a pas été respecté. Mais,
contrairement à la tradition royale, son coeur n’est pas placé au
Val-de-Grâce. Selon son voeu, il sera déposé dans la crypte de
Notre-Dame de Bon-Secours à Nancy, auprès de ses parents, la reine
Catherine Opalinska et le roi Stanislas. Décision symbolique :
le corps de la reine appartient au royaume de France, mais son
coeur retourne à ses origines polonaises.
Attendue depuis plusieurs mois, la mort de Marie
Leszczyńska n’a pas surpris les courtisans, beaucoup plus
intéressés par la rumeur qui circule dans les galeries de
Versailles : le roi aurait une nouvelle maîtresse ! On le
dit ensorcelé par une certaine Jeanne Bécu, ravissante jeune femme
experte aux jeux de l’amour. Par décence, il l’a dissimulée durant
la longue agonie de Marie. Mais la nouvelle égérie, qui deviendra
bientôt la comtesse du Barry, a très vite rejoint Louis XV à
Compiègne.
Marie n’a pas eu le moindre écho de cette nouvelle
trahison. Elle ignorait aussi qu’elle inscrivait définitivement son
nom dans l’histoire de France en devenant la souveraine au plus
long règne : quarante-trois ans ! Mais elle faisait
preuve d’une étrange clairvoyance en écrivant, quelque temps avant
sa mort, au président Hénault : « C’est une sotte chose
que d’être reine. Hélas ! Pour peu que les choses continuent à
aller comme elles vont, on nous dépouillera bientôt de cette
incommodité. »
1-
En 1755, la France a deux alliés, l’Espagne et la
Prusse. Coup de théâtre le 1er mai
1756 : par le traité de Versailles, la France conclut une
alliance défensive avec l’Autriche. À l’issue de ce renversement
des alliances, la France se trouve engagée dans une guerre contre
la Prusse et l’Angleterre, aux côtés de l’Autriche. C’est la guerre
de Sept Ans (1756-1763) qui va coûter si cher à la France et
accroître l’impopularité du roi, parce qu’elle réclame toujours
plus de soldats et que certains généraux ne sont pas à la hauteur
de la situation. Frédéric II écrase l’armée franco-autrichienne à
Rossbach (5 novembre 1757) et à Minden (1er août 1759).
2-
Le chevalier de Boufflers avait surnommé Christine
de Saxe la « princesse boursouflée ». Stanislas la
nommera abbesse de Remiremont.
13-
Le cardinal Antoine Clériadus de Choiseul-Beaupré,
primat de Lorraine et aumônier du roi Stanislas.
16-
Il s’agit du quatrième enfant du couple
delphinal : Louis Auguste, duc de Berry et futur Louis XVI, né
le 23 août 1754. Il épousera Marie-Antoinette d’Autriche, le
16 mai 1770.
18-
L’évêque de Verdun, Aymar-Chrétien de Nicolaÿ, a
été agent général du clergé. Ami du dauphin et de son épouse,
proche de Mesdames, il était hostile à l’application du
« vingtième ».
19-
Dans son testament, Marie Leszczyńska laisse à
Madame Louise son « beau saint Jean Népomucène avec le noeud
qui est avec, à condition qu’elle se mettra dans la confrérie, ce
qu’elle pourra exécuter aux Récollets, et qu’elle assistera tous
les ans à la fête, et y engagera ses soeurs ».
20-
Lire, en annexe, un extrait des Souvenirs du marquis de Valfons évoquant
l’enterrement de Marie Leszczyńska.