I
L’INCONNUE DE LA LISTE
J
eudi 5 avril 1725, l’infante est partie ce matin. La petite fiancée de Louis XV rentre à Madrid. Voilà un mois que la rumeur venue de Versailles le laissait présager ; mais, cette fois, la petite Marie-Anne-Victoire a bien quitté le Louvre où elle résidait depuis trois ans.
Personne n’a osé lui avouer qu’on la renvoyait parce qu’elle était trop jeune pour donner rapidement un dauphin à la France. On a fait croire à la fillette de sept ans que ses parents, le roi d’Espagne Philippe V et Élisabeth Farnèse, souhaitaient la voir. C’est donc avec le sourire que Marie-Anne-Victoire a pris la route des Pyrénées… malgré l’absence de Louis XV, car son ex-promis de quinze ans n’a pas assisté aux adieux !
L’orphelin de Versailles
L’adolescent est maintenant sur le trône de France depuis bientôt dix ans. Il a pris le relais de Louis XIV, son arrière-grand-père, qui s’est éteint le 1er septembre 1715 à soixante-dix-sept ans, au terme d’un très long règne de soixante-douze ans. Similitude : il avait cinq ans, le même âge que son bisaïeul lorsque ce dernier succéda à Louis XIII ; mais, à l’inverse de Louis XIV qui avait sa mère auprès de lui, Louis XV était orphelin.
C’était encore un bébé de deux ans quand ses parents, le duc et la duchesse de Bourgogne[1], moururent à quelques jours d’intervalle d’une épidémie de « rougeole ». Le duc de Bretagne, son aîné de trois ans, reçut alors le titre de Monsieur le Dauphin. Mais pour quelques jours seulement, car la malédiction s’acharna sur la famille : les deux petits princes souffraient de la même maladie ! Alors que neuf médecins multipliaient émétiques et saignées sur le dauphin, il rendit l’âme le 8 mars 1712. Le petit duc d’Anjou, lui, était resté bien au chaud sous ses couvertures, avec pour tout remède quelques biscuits et un peu de vin. Quand les médecins décidèrent de le saigner à son tour, sa gouvernante, la duchesse de Ventadour, s’y opposa fermement. Et le nouveau dauphin guérit, presque miraculeusement… Depuis, l’avenir des Bourbons est lié à l’avenir de ce petit garçon.
S’il n’a gardé aucun souvenir de ses parents, le futur Louis XV a été marqué par deux personnes au cours de sa petite enfance : Louis XIV, imposant et tendre à la fois bien que prisonnier d’un environnement sévère ; et Madame de Ventadour, qui tient le double rôle de mère et de grand-mère. Proche de la soixantaine, la duchesse, encore fort belle, a plongé dans la dévotion après quelques années de vie dissolue, conséquence d’un mariage malheureux. Très liée à Madame de Maintenon, elle a obtenu ce poste de gouvernante grâce à la favorite. Quant à l’instruction du dauphin, c’est encore un protégé de la fondatrice de Saint-Cyr qui s’en charge : l’abbé Perot . Il lui apprend à lire et à écrire, l’initie à l’histoire et à la géographie, lui inculque les premières notions d’instruction religieuse.
« Vous allez être un grand roi… »
L’élève se révèle studieux. Il adore la géographie et griffonne déjà des billets pleins d’affection à son arrière-grand-père. Mais Madame de Ventadour s’inquiète de sa timidité en public : « Très joli tout seul ; devant le monde, sérieux. Je veux l’accoutumer à parler, mais on y a bien de la peine. » Un handicap qui rappelle la timidité maladive de Louis XIII.
Protégé, choyé par « Maman Ventadour », il reçoit son premier choc émotionnel lorsqu’il se retrouve dans la chambre de son aïeul pour la cérémonie des adieux. Sentant sa fin prochaine, Louis XIV a voulu s’entretenir une dernière fois avec le dauphin : « Mignon, vous allez être un grand roi, mais tout votre bonheur dépendra d’être soumis à Dieu et du soin que vous aurez de soulager vos peuples. Il faut pour cela que vous évitiez autant que vous le pourrez de faire la guerre : c’est la ruine des peuples. Ne suivez pas le mauvais exemple que je vous ai donné sur cela ; j’ai souvent entrepris la guerre trop légèrement et l’ai soutenue par vanité. Ne m’imitez pas, mais soyez un prince pacifique, et que votre principale application soit de soulager vos sujets. » Le regard voilé par les larmes, le Roi-Soleil embrasse deux fois le petit garçon devant l’assistance en pleurs. Le dauphin sanglote aussi en quittant le chevet du roi.
Le 1er septembre 1715, il apprend la mort de Louis XIV en voyant le duc d’Orléans s’agenouiller devant lui et lui baiser la main : « Sire, je viens rendre mes devoirs à Votre Majesté, comme le premier de ses sujets. » Le dauphin fond à nouveau en larmes devant la haie de courtisans, de dignitaires et d’ambassadeurs venus s’incliner devant lui.
Du haut de ses cinq ans, Louis XV ne peut régner. Il faut donc l’épauler par une régence. Traditionnellement, cette régence était confiée à la mère du dauphin[2]. Dans le cas de Louis XV, il n’y a plus aucune femme pour l’exercer. C’est donc Philippe d’Orléans [3] qui va en hériter. Neveu de Louis XIV, il figure en deuxième position dans l’ordre de succession, après le dauphin. Il est aussi considéré comme le plus intelligent de tous les princes de la cour. Hélas, il pâtit d’une effroyable réputation. Marié de force à Mademoiselle de Blois, fille légitimée du roi et de Madame de Montespan, le duc d’Orléans est en rupture avec l’Église et se complaît dans la provocation en menant une vie scandaleuse. Pire, il traîne derrière lui une accusation d’empoisonnement : après la mort du duc et de la duchesse de Bourgogne et de leur fils aîné, des rumeurs insidieuses ont été colportées. Elles suggèrent que Philippe, dont la passion pour la chimie n’est pas un secret, est le vrai responsable de la disparition des parents et du frère de Louis XV, son dessein étant alors de se rapprocher de la couronne de France. Vrai ou faux ? Hostile à tout scandale, Louis XIV a publiquement lavé son neveu de tout soupçon, sans l’écarter de la régence. Discrètement, il a simplement réduit ses pouvoirs en lui imposant, par testament, un Conseil de régence dont il a lui-même désigné les membres.
À la lecture des dernières volontés de son oncle, Philippe d’Orléans ne peut qu’exprimer son mécontentement. Mais il a pour lui la loi fondamentale – « Le roi est mort, vive le roi ! » – qui rend caduc le testament royal. Dès le 2 septembre, le duc d’Orléans parvient à se faire donner les pleins pouvoirs par le Parlement. Le testament n’a pas été cassé, il a simplement été contourné.
Sept ans, l’âge d’homme
En dépit de ses griefs et de ses rancoeurs, Philippe d’Orléans prend sa mission au sérieux, consacrant beaucoup de temps aux affaires de l’État et une grande attention au jeune Louis XV qu’il instruit de ses tâches futures. S’il a conservé le goût des plaisirs, il a la délicatesse de dissocier sa vie privée de l’exercice de la régence. Et il se range au souhait de Louis XIV qui désirait que l’enfant-roi quitte Versailles pour l’air plus sain de Vincennes. Situation provisoire, car le Régent souhaite installer Louis XV à Paris, dans le palais des Tuileries, tout proche de sa résidence du Palais-Royal. Le 30 décembre 1715, Louis XV fait donc son entrée dans la capitale, à la grande joie de la population qui s’entiche aussitôt du petit roi.
Sous l’impulsion du régent, les Tuileries ont été rénovées en toute hâte, après une disgrâce de plus d’un demi-siècle. Le petit roi s’y plaît et peut commencer à y apprendre son futur métier.
Le 15 février 1717, Louis XV a sept ans. Il est temps de quitter les jupons de « Maman Ventadour » et de « passer aux hommes ». Changement de décor et changement d’entourage. La duchesse remet l’enfant au Régent qui lui présente son gouverneur, le maréchal de Villeroy, et son précepteur, l’ancien évêque de Fréjus, André Hercule de Fleury[4]. Madame de Ventadour n’a plus qu’à baiser la main du roi avant de se retirer. Comprenant qu’il perd sa gouvernante, l’enfant s’agrippe à ses vêtements en pleurant : « Maman, maman ! »
Dans son testament, Louis XIV avait prévu que le jeune roi assisterait au Conseil de régence dès l’âge de dix ans, « non pour ordonner et décider, mais pour entendre et pour prendre les premières connaissances des affaires ». Conformément au souhait du Roi-Soleil, le Régent introduit Louis XV au Conseil, le 18 février 1720. Attentif aux débats, l’enfant prend goût aux affaires de l’État, même si le duc d’Orléans dérobe souvent au Conseil des questions importantes qu’il préfère régler lui-même. Une confiance affectueuse s’établit peu à peu entre eux, à la fureur de Villeroy qui se sent dépossédé de l’enfant-roi.
Le vieux maréchal déteste le Régent qu’il soupçonne de vouloir s’emparer du pouvoir, après avoir attenté à la vie de l’enfant. Il renforce donc la surveillance autour de Louis XV, veillant jalousement sur sa nourriture alors qu’il y a déjà des goûteurs et s’opposant à tout tête-à-tête du Régent avec le roi. Malgré tous ses efforts, Villeroy, qui se sent déjà dépossédé de l’enfant-roi, ne saura jamais conquérir le coeur de son élève. En revanche, une affection sincère et profonde unit désormais l’enfant à son tuteur naturel qu’il appelle à présent « mon oncle »… Mais il continue de réserver ses vraies confidences à « Maman Ventadour » !
Une promise de trois ans
En marge des travaux du Conseil de régence, le duc d’Orléans mène une politique secrète, ignorée de Louis XV. Les Affaires étrangères, confiées à Guillaume Dubois[5], en font partie.
Si les traités d’Utrecht, de Rastadt et de Baden (1713-1714) ont mis un terme à la guerre de Succession d’Espagne, la situation internationale demeure incertaine. Le roi d’Espagne Philippe V, petit-fils de Louis XIV et cousin du Régent, ne se résigne pas à abandonner ses possessions italiennes. Il s’engage dans un projet maladroit de reconquête qui débouche sur la constitution d’une coalition européenne contre l’Espagne.
Le 9 janvier 1719, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Espagne. Vaincu, Philippe V se soumet sans drame aux exigences des alliés.
Pour le Régent, il ne reste plus qu’à enterrer la hache de guerre avec les Bourbons d’Espagne. La diplomatie de Dubois aidant, Philippe V songe même à une réconciliation scellée par des alliances matrimoniales : il propose sa fille, l’infante Marie-Anne-Victoire, pour son cousin germain Louis XV et demande la main de l’une des filles du Régent, Mademoiselle de Montpensier, pour le prince des Asturies, héritier du trône.
Non seulement le duc d’Orléans se félicite de l’issue des négociations franco-espagnoles, avouant à Saint-Simon que « cela s’est fait en un tournemain », mais l’âge de l’infante ne l’embarrasse pas. Pourtant, la fillette n’a que trois ans. Louis XV, qui en a onze, devra donc attendre une douzaine d’années avant de l’épouser et d’assurer sa descendance. Connaissant l’appétit de la chair qui caractérise la plupart des Bourbons, ce mariage espagnol paraît peu sérieux… à moins qu’il ne cache des manoeuvres politiques. Les deux Philippe brigueraient-ils le trône de Louis XV ? Dans l’hypothèse où l’enfant-roi viendrait à disparaître prématurément, il ne fait aucun doute que les deux princes feront valoir leurs droits sur le trône de France…
Concoctées dans le plus grand secret par Philippe d’Orléans , les négociations sont menées tambour battant. Le 26 juillet 1721, le roi d’Espagne adresse sa double proposition au Régent qui répond favorablement. Le 12 août, les souverains espagnols prennent connaissance de l’acceptation du duc d’Orléans  et célèbrent la bonne nouvelle. En France, si le tout nouveau cardinal Dubois se réjouit de son habileté diplomatique, le Régent hésite à en informer le principal intéressé, connaissant son aversion pour le changement.
Le temps presse ; le duc d’Orléans décide donc de brusquer les événements. Il choisit la séance du Conseil de régence du 14 septembre 1721 pour révéler le projet de mariage au roi et lui demander son consentement. Il l’obtient mais avec difficulté, au terme d’échanges douloureux : « Voilà donc, Sire, votre mariage approuvé et passé, et une grande et heureuse affaire faite. » En réponse, le visage buté de l’enfant n’exprime qu’un profond mécontentement.
Treize jours plus tard, le duc d’Orléans instruit le roi du projet de marier sa fille au prince des Asturies. Louis XV l’approuve sans réticences.
Le duc de Saint-Simon gagne aussitôt l’Espagne pour solliciter la main de l’infante ; au même moment, l’envoyé de Philippe V traverse la France pour demander la main de Mademoiselle de Montpensier.
Les contrats signés, l’échange des princesses a lieu le 9 janvier 1722, sur l’île des Faisans, ancrée à égale distance des rives française et espagnole de la Bidassoa. À l’endroit même où Louis XIV avait épousé l’infante Marie-Thérèse , soixante-deux ans plus tôt, en 1660.
Alors que Mademoiselle de Montpensier court vers son destin de reine d’Espagne, Marie-Anne-Victoire sèche ses larmes de petite fille dans les bras de sa nouvelle gouvernante… Madame de Ventadour !
Après cinquante jours de voyage à petites étapes ponctuées de festivités, Louis XV accueille l’infante à Bourg-la-Reine. Les réjouissances reprennent à Paris, où le roi fait les honneurs du Louvre à la fillette qu’il conduit à son appartement, avant de lui remettre une magnifique poupée aussi grande qu’elle. Et la vie reprend son cours : Louis XV aux Tuileries et l’infante-reine au Louvre.
Retour à Versailles
1722 est une année de changements pour Louis XV. Elle a commencé avec l’arrivée de l’infante et va se poursuivre en juin avec le retour à Versailles, dans un château rénové après deux ans de travaux pour le rendre habitable.
Le jeune roi occupe l’appartement de Louis XIV, au premier étage de l’angle nord du bâtiment central. Villeroy loge derrière les cabinets du roi et Fleury s’installe dans l’appartement de son ancienne protectrice, Madame de Maintenon. Le Régent opte pour l’ancien appartement du Grand Dauphin, au rez-de-chaussée. Quant à l’infante-reine, qui rejoint la cour un peu plus tard, elle prend ses quartiers dans l’appartement de la reine.
Le roi, au comble de la joie, n’en finit pas de parcourir les terres de son bisaïeul : il chasse à Trianon, pêche dans le grand canal, courre à Marly et chevauche dans le bois de Chaville. Il a hérité des Bourbons la passion de la chasse… et un solide coup de fourchette ! Pour parfaire son éducation militaire, un camp a été créé à Porchefontaine, près de Versailles, où campe le régiment du roi commandé par le chevalier de Pezé. Un fort, dont il faut faire le siège selon les règles de l’art militaire, a été construit. Le roi assiste aux attaques simulées : le canon tonne, une mine explose, des hommes tombent comme morts. Ils sont aussitôt emportés, sur une civière pour les officiers, sur les épaules pour les soldats. Les assiégeants arborent l’habit blanc du régiment du roi ; les assiégés, tout de bleu vêtus, sont baptisés Hollandais ! En fin de journée, Louis XV parcourt à pied la tranchée et la ligne de batteries. Son assurance enthousiasme le chroniqueur du règne, l’avocat Barbier[6] : « S’il vit, ce sera un prince beau, bien fait et alerte. On tira à côté de lui des canons et des bombes sans qu’il eût la moindre frayeur. »
D’autres événements, plus sérieux, attendent le jeune roi : notamment la communion et la confirmation, dernières épreuves avant le sacre et la majorité.
Sacré sans Marie-Anne-Victoire
Fin octobre 1722, la cour s’installe à Reims pour assister au sacre de Louis XV. Villeroy n’est plus là, il a signé sa disgrâce en s’attaquant au Régent. Mais Fleury épaule toujours le roi.
Philippe d’Orléans a voulu pour son neveu une cérémonie pleine de magnificence, aussi grandiose qu’il y a soixante-huit ans pour le sacre de Louis XIV. Après avoir prêté serment sur les Évangiles, reçu l’onction et la couronne de l’archevêque de Reims, Louis XV devient, à douze ans et huit mois, le Roi Très Chrétien, l’intercesseur entre Dieu et la Nation. La description de la couronne conçue par Claude Rondé, joaillier du roi, suffit à illustrer l’importance de l’événement. Barbier en est admiratif : « C’est la chose la plus brillante et l’ouvrage le plus parfait que l’on puisse imaginer. Elle a huit branches dont le bas en forme de fleur de lis de diamants, et au sommet est aussi une grande fleur de lis en l’air et isolée. Le diamant appelé Sancy, qui était le plus beau du temps de Louis XIV, fait le haut de la fleur, et il y a quatre autres gros diamants qui font les feuilles ; cela est monté en perfection. Le diamant que Monsieur le régent a acheté pour le roi est placé au milieu du front. Il est surprenant pour le volume, et certainement plus gros qu’un gros oeuf de pigeon. Il vaut trois millions, aussi le nomme-t-on le millionnaire[7]. »
Pendant que Louis XV, agenouillé devant l’archevêque, reçoit les neuf onctions rituelles dans la cathédrale de Reims ornée de somptueuses tapisseries et de draperies fleurdelisées, une petite princesse attend à Versailles le retour de son roi. L’infante-reine n’a pas été conviée au voyage. Peut-être l’a-t-on trouvée trop jeune pour supporter le poids de l’étiquette et la longueur des cérémonies ? Argument fallacieux, car la pompe royale de la cour d’Espagne est bien plus contraignante que celle de France et les infantes y sont initiées dès leur plus jeune âge.
Marie-Anne-Victoire brille encore par son absence, le 22 février 1723, lors de la proclamation de la majorité du roi en lit de justice, au parlement de Paris. Né le 15 février 1710, Louis XV est entré dans sa quatorzième année le 16 février ; il est donc majeur selon la loi du royaume, dictée par Charles V.
Exit le Conseil de régence ! Le roi, entré dans le monde des adultes, prend sa première décision en annonçant que le Régent présidera avec lui tous les Conseils. Et il confirme le cardinal Dubois à la tête des affaires du royaume. Hélas, le malheureux ne pourra savourer longtemps sa victoire : vaincu par le diabète et une infection urinaire, il meurt à la tâche le 10 août 1723, pendant la colère d’un orage qui s’abat sur Versailles. Louis XV, qui ne l’aimait guère, se contentera de murmurer : « J’en suis fâché. »
À la demande de son neveu, le duc d’Orléans prend la succession du cardinal et prête serment dès le lendemain. Dans l’histoire de la monarchie française, aucun petit-fils de France n’a jamais assumé ces fonctions. Louis XV a peut-être choisi la facilité, mais cette décision ne peut qu’être bénéfique pour le royaume.
Nouveau coup du sort : quatre mois plus tard, le 2 décembre à Versailles, le duc d’Orléans rend son dernier soupir, victime d’une attaque d’apoplexie dans les bras de la duchesse de Falari. Il avait quarante-neuf ans. En apprenant la nouvelle, Louis XV pleure à grosses larmes. Il vient de perdre le dernier maillon qui le reliait à ses aïeux.
Il faut renvoyer l’infante !
Son chagrin n’embarrasse pas le duc de Bourbon qui profite de la situation pour réclamer la succession du défunt. Déstabilisé, le roi acquiesce sans vraiment réfléchir. Fort de sa haute noblesse, Louis Henry de Bourbon-Condé, duc de Bourbon, dit « Monsieur le Duc » à la cour, reçoit une charge pour laquelle il n’est nullement qualifié. Âgé de trente et un ans, laid, borgne, boiteux, perché sur des jambes de héron, ce prince au caractère inconstant est un homme brutal, de peu de valeur et de peu d’esprit. Il brille surtout dans les parties de chasse et devant les tables de jeu. Veuf depuis trois ans, il a pour maîtresse Agnès Berthelot de Pléneuf, marquise de Prie, fille d’un riche munitionnaire aux armées. Ravissante, intelligente et pleine d’esprit, la jeune femme excelle dans le pouvoir de séduction. Ambitieuse pour deux, elle mène le duc de Bourbon par le bout du nez. Quant au marquis de Prie, il joue le cocu consentant…
Le culot de Monsieur le Duc, qui vient annoncer la mort du duc d’Orléans et réclamer sa succession, a pris de court le roi et Fleury. Pour seule parade, ce dernier a l’idée de suggérer à Louis XV de ne jamais travailler avec Monsieur le Duc en son absence. Ainsi, pendant toute la durée de son ministère, Bourbon va supporter la présence constante de Fleury. Souvent dépassé par la complexité de certaines affaires, il va même les lui confier.
Lorsque la nouvelle de la mort du régent parvient à Madrid, Philippe V s’inquiète de l’avenir des liens tissés avec son cousin. A-t-il joué la mauvaise carte ? Que va-t-il advenir de sa fille, la petite infante qui n’a pas encore l’âge d’épouser Louis XV ? Ce n’est qu’une fillette, même si du haut de ses six ans, parée comme une reine, elle prend la pose d’une femme adulte dans les portraits officiels. Quant aux filles du Régent, Mademoiselle de Montpensier, épouse du prince des Asturies et sa soeur cadette, Mademoiselle de Beaujolais, petite fiancée de l’infant don Carlos, qui vient d’arriver à Madrid, elles ont perdu tout intérêt. Pire : leur présence à la cour d’Espagne risque de compliquer les relations avec la France, sachant que le duc de Bourbon déteste la branche des Orléans.
À Versailles, cette aversion pourrit chaque minute de l’existence de Monsieur le Duc : si le roi vient à mourir sans postérité, son héritier sera le duc d’Orléans , fils du défunt Régent ! Mais le duc de Bourbon ne supportera jamais d’être placé sous l’autorité d’un Orléans .
À Madrid, tout se complique : Philippe V, en proie à une crise de mysticisme et de neurasthénie aiguë, abdique le 10 janvier 1724, en faveur de son fils aîné, le prince des Asturies, qui prend le nom de Louis Ier. La fille du Régent devient donc reine d’Espagne, au grand dam du duc de Bourbon ! Mais pour huit mois seulement car, le 31 août, son royal époux meurt à seize ans de la petite vérole ; et Philippe V remonte sur le trône qu’il conservera jusqu’à sa mort, en 1746. Sa première décision sera de renvoyer en France cette reine éphémère, jeune veuve de quatorze ans et demi, à qui l’on reproche surtout d’avoir survécu à la maladie de son époux.
Et si Louis XV mourait sans enfant…
Les angoisses du duc de Bourbon ne se calment pas pour autant. Cette même année 1724, une recrudescence de petite vérole[8] menace la cour. C’est d’abord le prince de Soubise, capitaine des gendarmes de la garde, qui meurt à vingt-huit ans, suivi quelques jours plus tard par son épouse. Demain, le mal pourrait emporter le roi…
Or Louis XV est fort, vigoureux, plutôt précoce et en état de procréer. Il ne faut plus attendre et lui offrir une épouse en âge de donner la vie ! Paniqué, Bourbon prend l’avis de son homme de confiance, le banquier Pâris-Duverney et du maréchal de Villars, ministre d’État proche de Philippe V. Ils concluent tous à la nécessité de renvoyer l’infante et au mariage rapide du roi. Dans le plus grand secret, Monsieur de Morville, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, est prié de dresser la liste des princesses à marier.
Fin octobre, la décision est prise selon le maréchal de Villars : « Dieu, pour la consolation des Français, nous a donné un roi si fort qu’il y a plus d’un an que nous pourrions en espérer un dauphin. Il doit donc, pour la tranquillité de ses peuples et pour la sienne particulière, se marier plutôt aujourd’hui que demain. »
Si l’on convient d’attendre d’avoir trouvé une nouvelle fiancée au roi avant de renvoyer l’infante, personne n’ose évoquer la réaction espagnole et ses conséquences politiques. Un événement banal, survenu le 18 février 1725, met les parties d’accord : Louis XV, qui mange comme quatre, doit s’aliter soudainement, en proie à un dérangement sans gravité. Affolé, le duc de Bourbon campe jour et nuit devant la chambre royale, harcelant médecins, chirurgiens et valets, tout en ressassant le pire scénario : « Que vais-je devenir si le roi meurt ? S’il en réchappe, il faut le marier au plus vite ! »
Dominant son désarroi, il a tôt fait de convaincre le Conseil. Le 1er mars, un courrier prend la route de Madrid. Il détient les lettres du roi de France signifiant le renvoi de l’infante. L’abbé de Livry, chargé de les remettre, révèle maladroitement à Philippe V le contenu des missives. Colère du roi d’Espagne qui refuse d’en prendre connaissance et les retourne rageusement à la France. Parallèlement, il expulse tous les Français résidant en Espagne. Parmi eux, les deux filles de Philippe d’Orléans , la reine Louise-Élisabeth et la petite Mademoiselle de Beaujolais. Il s’en est fallu de peu que le cortège de l’ex-reine d’Espagne et celui de la malheureuse petite infante ne se croisent sur les chemins des Pyrénées…
Une centaine de princesses à marier
Désormais, la voie est libre pour le duc de Bourbon qui passe à la seconde étape de son plan : marier le roi. Louis XV, apparemment soulagé du départ de Marie-Anne-Victoire, ne s’y oppose pas. Monsieur de Morville et le comte de La Marck ont déjà dressé la liste d’une centaine de princesses européennes en âge de se marier.
Le Conseil décide de procéder par élimination : quarante-quatre d’entre elles sont trop âgées ; vingt-neuf sont trop jeunes ; dix autres, trop pauvres ou issues de branches cadettes, ne peuvent convenir. Dix-sept princesses restent en lice.
À l’issue d’un second tour de table, la princesse de Danemark, luthérienne convaincue, est écartée. Tout comme la princesse de Prusse, les princesses de Saxe-Eisenach, de Hesse-Darmstadt et de Mecklembourg-Strelitz. Éliminées aussi : l’infante de Portugal, en raison de tares familiales, et la fille de la tzarine Élisabeth, « à cause de la basse extraction de sa mère ». La fille du roi d’Angleterre aurait pu rallier tous les suffrages, mais son père refuse qu’elle abjure sa religion… Quant à Élisabeth, fille aînée du duc de Lorraine Léopold ier , non seulement elle est trop liée avec la maison d’Autriche, mais elle est cousine du duc d’Orléans .
Au troisième tour de table, il ne reste plus que deux noms sur la liste : les deux jeunes soeurs du duc de Bourbon, Mademoiselle de Vermandois et Mademoiselle de Sens. La première, âgée de vingt-deux ans, pourrait faire une excellente reine de France. Monsieur le Duc, qui s’imagine aussitôt beau-frère du roi, précise à l’intention du Conseil que « sa naissance ne peut être un obstacle à son élévation au trône, puisqu’elle est issue de Louis XIV au même degré que le duc d’Orléans qui pouvait peut-être devenir roi ». Sortant de sa réserve habituelle, Fleury, visiblement opposé au projet, lui rappelle qu’ayant été le principal artisan du renvoi de l’infante et le fossoyeur de l’alliance franco-espagnole, il court au discrédit et au déshonneur en voulant servir ses intérêts personnels.
La jeune Polonaise que connaît Monsieur le Duc
En coulisse, Madame de Prie s’inquiète. Elle redoute d’oeuvrer en faveur d’une future reine qui, sitôt sur le trône, la renverra auprès de son vieux mari. Affublée d’un nom d’emprunt, elle décide donc d’aller la tester dans son couvent. En la voyant, la marquise comprend vite qu’elle ne pourra pas manipuler cette grande jeune femme de vingt-deux ans, fort hautaine sous son air ingénu. Au milieu de la conversation, la visiteuse obstinée tente pourtant de glisser le nom de Madame de Prie, assorti de quelques éloges. Elle est aussitôt interrompue par Mademoiselle de Vermandois qui clame sa fureur à l’égard de cette « méchante créature », âme damnée de son frère ! Suffisamment édifiée, la maîtresse du duc quitte le couvent en murmurant : « Tu ne seras jamais reine. » Il ne lui reste plus qu’à dissuader son amant de poursuivre un tel projet. Ce qu’elle parvient à faire avec aisance.
Après ce nouvel échec, retour à la case départ pour le Conseil qui doit étudier à nouveau la liste des princesses à marier. C’est encore Madame de Prie qui trouve un compromis en suggérant à Monsieur le Duc de reconsidérer le cas de la princesse de Pologne. Éliminée d’emblée parce que figurant sur la liste des princesses pauvres, Marie Leszczyńska est une inconnue pour les membres du Conseil… sauf pour le duc de Bourbon qui entretient une correspondance régulière avec son père, le roi Stanislas , exilé en Alsace dans la bourgade de Wissembourg. Il avait même été un moment question que le duc épouse Marie, selon le voeu de sa maîtresse manipulatrice, la marquise de Prie ! Une opportunité bienvenue qui permet à Monsieur le Duc d’exhiber devant le Conseil un portrait de la princesse Marie, exécuté en février 1725 par le peintre en vogue Pierre Gobert.
Séduit par ce visage plein de fraîcheur, éclairé d’un léger sourire, Louis XV donne son consentement à ce mariage lors du Conseil du 31 mars 1725, non sans avoir quêté l’approbation de Fleury. Aussitôt, un courrier extraordinaire quitte Versailles dans le plus grand secret. Destination : Wissembourg.
1-
Marie-Adélaïde de Bourgogne est morte le 12 février 1712 et le duc de Bourgogne le 18 février. Les corps des deux époux ont été exposés à Versailles dans une chapelle ardente, puis conduits à Saint-Denis sur le même char funèbre.
2-
À la mort d’Henri IV, Marie de Médicis a assuré la régence auprès de Louis XIII, tout comme Anne d’Autriche auprès de Louis XIV.
3-
Philippe d’Orléans (1674-1723) est le fils d’Élisabeth-Charlotte , Palatine de Bavière et de Philippe de France, dit Monsieur, frère de Louis XIV.
4-
André Hercule de Fleury (1653-1743) a obtenu l’évêché de Fréjus en 1700. À la mort du Régent, le précepteur de Louis XV va gouverner le pays pendant dix-sept ans. Monseigneur de Fréjus devenant cardinal en 1726, on l’appelle désormais Monsieur de Fleury ou cardinal de Fleury.
5-
Guillaume Dubois (1656-1723). Homme de confiance du Régent, il rêve d’honneurs. Principal ministre, secrétaire d’État en charge des Affaires étrangères depuis septembre 1718, il est ordonné prêtre en mars 1720 et nommé archevêque de Cambrai deux mois plus tard. Las de ses intrigues, le pape lui accorde la barrette de cardinal le 16 juillet 1721. Louis XV la lui remettra solennellement le 21 septembre 1721.
6-
Edmond Jean François Barbier (1689-1771) est avocat au parlement de Paris. De 1718 à 1762, il a tenu un journal presque quotidien, véritable chronique parisienne du règne de Louis XV. Des guerres aux faits divers, en passant par les questions politiques et religieuses, il a tout consigné, même les événements de la cour de Versailles. Bourgeois conservateur, il observe d’un oeil critique les défauts de son temps.
7-
Acheté par Philippe d’Orléans en 1717, ce diamant prendra le nom de Régent. Par sa grosseur et par la qualité de sa taille, il supplante le Sancy qui doit son nom à son premier propriétaire, Nicolas Harlay de Sancy, diplomate, parlementaire et proche du roi Henri IV.
8-
La petite vérole (ou variole), très répandue et très souvent mortelle, est la maladie la plus terrorisante de l’époque.