I
L’INCONNUE DE LA LISTE
J
eudi
5 avril 1725, l’infante est partie ce matin. La petite
fiancée de Louis XV rentre à Madrid. Voilà un mois que la rumeur
venue de Versailles le laissait présager ; mais, cette fois,
la petite Marie-Anne-Victoire a bien quitté le Louvre où elle
résidait depuis trois ans.
Personne n’a osé lui avouer qu’on la renvoyait
parce qu’elle était trop jeune pour donner rapidement un dauphin à
la France. On a fait croire à la fillette de sept ans que ses
parents, le roi d’Espagne Philippe V et Élisabeth Farnèse,
souhaitaient la voir. C’est donc avec le sourire que
Marie-Anne-Victoire a pris la route des Pyrénées… malgré l’absence
de Louis XV, car son ex-promis de quinze ans n’a pas assisté aux
adieux !
L’orphelin de Versailles
L’adolescent est maintenant sur le trône de France
depuis bientôt dix ans. Il a pris le relais de Louis XIV, son
arrière-grand-père, qui s’est éteint le 1er septembre 1715 à soixante-dix-sept ans, au
terme d’un très long règne de soixante-douze ans. Similitude :
il avait cinq ans, le même âge que son bisaïeul lorsque ce dernier
succéda à Louis XIII ; mais, à l’inverse de Louis XIV qui
avait sa mère auprès de lui, Louis XV était orphelin.
C’était encore un bébé de deux ans quand ses
parents, le duc et la duchesse de Bourgogne[1], moururent à quelques jours d’intervalle d’une
épidémie de « rougeole ». Le duc de Bretagne, son aîné de
trois ans, reçut alors le titre de Monsieur le Dauphin. Mais pour
quelques jours seulement, car la malédiction s’acharna sur la
famille : les deux petits princes souffraient de la même
maladie ! Alors que neuf médecins multipliaient émétiques et
saignées sur le dauphin, il rendit l’âme le 8 mars 1712.
Le petit duc d’Anjou, lui, était resté bien au chaud sous ses
couvertures, avec pour tout remède quelques biscuits et un peu de
vin. Quand les médecins décidèrent de le saigner à son tour, sa
gouvernante, la duchesse de Ventadour, s’y opposa fermement. Et le
nouveau dauphin guérit, presque miraculeusement… Depuis, l’avenir
des Bourbons est lié à l’avenir de ce petit garçon.
S’il n’a gardé aucun souvenir de ses parents, le
futur Louis XV a été marqué par deux personnes au cours de sa
petite enfance : Louis XIV, imposant et tendre à la fois bien
que prisonnier d’un environnement sévère ; et Madame de
Ventadour, qui tient le double rôle de mère et de grand-mère.
Proche de la soixantaine, la duchesse, encore fort belle, a plongé
dans la dévotion après quelques années de vie dissolue, conséquence
d’un mariage malheureux. Très liée à Madame de Maintenon, elle a
obtenu ce poste de gouvernante grâce à la favorite. Quant à
l’instruction du dauphin, c’est encore un protégé de la fondatrice
de Saint-Cyr qui s’en charge : l’abbé Perot . Il lui apprend à
lire et à écrire, l’initie à l’histoire et à la géographie, lui
inculque les premières notions d’instruction religieuse.
« Vous allez être un grand roi… »
L’élève se révèle studieux. Il adore la géographie
et griffonne déjà des billets pleins d’affection à son
arrière-grand-père. Mais Madame de Ventadour s’inquiète de sa
timidité en public : « Très joli tout seul ; devant
le monde, sérieux. Je veux l’accoutumer à parler, mais on y a bien
de la peine. » Un handicap qui rappelle la timidité maladive
de Louis XIII.
Protégé, choyé par « Maman Ventadour »,
il reçoit son premier choc émotionnel lorsqu’il se retrouve dans la
chambre de son aïeul pour la cérémonie des adieux. Sentant sa fin
prochaine, Louis XIV a voulu s’entretenir une dernière fois avec le
dauphin : « Mignon, vous allez être un grand roi, mais
tout votre bonheur dépendra d’être soumis à Dieu et du soin que
vous aurez de soulager vos peuples. Il faut pour cela que vous
évitiez autant que vous le pourrez de faire la guerre : c’est
la ruine des peuples. Ne suivez pas le mauvais exemple que je vous
ai donné sur cela ; j’ai souvent entrepris la guerre trop
légèrement et l’ai soutenue par vanité. Ne m’imitez pas, mais soyez
un prince pacifique, et que votre principale application soit de
soulager vos sujets. » Le regard voilé par les larmes, le
Roi-Soleil embrasse deux fois le petit garçon devant l’assistance
en pleurs. Le dauphin sanglote aussi en quittant le chevet du
roi.
Le 1er septembre
1715, il apprend la mort de Louis XIV en voyant le duc d’Orléans
s’agenouiller devant lui et lui baiser la main : « Sire,
je viens rendre mes devoirs à Votre Majesté, comme le premier de
ses sujets. » Le dauphin fond à nouveau en larmes devant la
haie de courtisans, de dignitaires et d’ambassadeurs venus
s’incliner devant lui.
Du haut de ses cinq ans, Louis XV ne peut régner.
Il faut donc l’épauler par une régence. Traditionnellement, cette
régence était confiée à la mère du dauphin[2]. Dans le cas de Louis XV, il n’y a plus
aucune femme pour l’exercer. C’est donc Philippe d’Orléans [3] qui va en hériter. Neveu de
Louis XIV, il figure en deuxième position dans l’ordre de
succession, après le dauphin. Il est aussi considéré comme le plus
intelligent de tous les princes de la cour. Hélas, il pâtit d’une
effroyable réputation. Marié de force à Mademoiselle de Blois,
fille légitimée du roi et de Madame de Montespan, le duc d’Orléans
est en rupture avec l’Église et se complaît dans la provocation en
menant une vie scandaleuse. Pire, il traîne derrière lui une
accusation d’empoisonnement : après la mort du duc et de la
duchesse de Bourgogne et de leur fils aîné, des rumeurs insidieuses
ont été colportées. Elles suggèrent que Philippe, dont la passion
pour la chimie n’est pas un secret, est le vrai responsable de la
disparition des parents et du frère de Louis XV, son dessein
étant alors de se rapprocher de la couronne de France. Vrai ou
faux ? Hostile à tout scandale, Louis XIV a publiquement lavé
son neveu de tout soupçon, sans l’écarter de la régence.
Discrètement, il a simplement réduit ses pouvoirs en lui imposant,
par testament, un Conseil de régence dont il a lui-même désigné les
membres.
À la lecture des dernières volontés de son oncle,
Philippe d’Orléans ne peut qu’exprimer son mécontentement. Mais il
a pour lui la loi fondamentale – « Le roi est mort, vive
le roi ! » – qui rend caduc le testament royal. Dès
le 2 septembre, le duc d’Orléans parvient à se faire donner
les pleins pouvoirs par le Parlement. Le testament n’a pas été
cassé, il a simplement été contourné.
Sept ans, l’âge d’homme
En dépit de ses griefs et de ses rancoeurs,
Philippe d’Orléans prend sa mission au sérieux, consacrant beaucoup
de temps aux affaires de l’État et une grande attention au jeune
Louis XV qu’il instruit de ses tâches futures. S’il a conservé
le goût des plaisirs, il a la délicatesse de dissocier sa vie
privée de l’exercice de la régence. Et il se range au souhait de
Louis XIV qui désirait que l’enfant-roi quitte Versailles pour
l’air plus sain de Vincennes. Situation provisoire, car le Régent
souhaite installer Louis XV à Paris, dans le palais des Tuileries,
tout proche de sa résidence du Palais-Royal. Le
30 décembre 1715, Louis XV fait donc son entrée dans la
capitale, à la grande joie de la population qui s’entiche aussitôt
du petit roi.
Sous l’impulsion du régent, les Tuileries ont été
rénovées en toute hâte, après une disgrâce de plus d’un
demi-siècle. Le petit roi s’y plaît et peut commencer à y apprendre
son futur métier.
Le 15 février 1717, Louis XV a sept ans.
Il est temps de quitter les jupons de « Maman Ventadour »
et de « passer aux hommes ». Changement de décor et
changement d’entourage. La duchesse remet l’enfant au Régent qui
lui présente son gouverneur, le maréchal de Villeroy, et son
précepteur, l’ancien évêque de Fréjus, André Hercule de
Fleury[4]. Madame de
Ventadour n’a plus qu’à baiser la main du roi avant de se retirer.
Comprenant qu’il perd sa gouvernante, l’enfant s’agrippe à ses
vêtements en pleurant : « Maman,
maman ! »
Dans son testament, Louis XIV avait prévu que le
jeune roi assisterait au Conseil de régence dès l’âge de dix ans,
« non pour ordonner et décider, mais pour entendre et pour
prendre les premières connaissances des affaires ».
Conformément au souhait du Roi-Soleil, le Régent introduit Louis XV
au Conseil, le 18 février 1720. Attentif aux débats,
l’enfant prend goût aux affaires de l’État, même si le duc
d’Orléans dérobe souvent au Conseil des questions importantes qu’il
préfère régler lui-même. Une confiance affectueuse s’établit peu à
peu entre eux, à la fureur de Villeroy qui se sent dépossédé de
l’enfant-roi.
Le vieux maréchal déteste le Régent qu’il soupçonne
de vouloir s’emparer du pouvoir, après avoir attenté à la vie de
l’enfant. Il renforce donc la surveillance autour de Louis XV,
veillant jalousement sur sa nourriture alors qu’il y a déjà des
goûteurs et s’opposant à tout tête-à-tête du Régent avec le roi.
Malgré tous ses efforts, Villeroy, qui se sent déjà dépossédé de
l’enfant-roi, ne saura jamais conquérir le coeur de son élève. En
revanche, une affection sincère et profonde unit désormais l’enfant
à son tuteur naturel qu’il appelle à présent « mon
oncle »… Mais il continue de réserver ses vraies confidences à
« Maman Ventadour » !
Une promise de trois ans
En marge des travaux du Conseil de régence, le duc
d’Orléans mène une politique secrète, ignorée de Louis XV. Les
Affaires étrangères, confiées à Guillaume Dubois[5], en font partie.
Si les traités d’Utrecht, de Rastadt et de Baden
(1713-1714) ont mis un terme à la guerre de Succession d’Espagne,
la situation internationale demeure incertaine. Le roi d’Espagne
Philippe V, petit-fils de Louis XIV et cousin du Régent, ne se
résigne pas à abandonner ses possessions italiennes. Il s’engage
dans un projet maladroit de reconquête qui débouche sur la
constitution d’une coalition européenne contre l’Espagne.
Le 9 janvier 1719, la France et
l’Angleterre déclarent la guerre à l’Espagne. Vaincu, Philippe V se
soumet sans drame aux exigences des alliés.
Pour le Régent, il ne reste plus qu’à enterrer la
hache de guerre avec les Bourbons d’Espagne. La diplomatie de
Dubois aidant, Philippe V songe même à une réconciliation scellée
par des alliances matrimoniales : il propose sa fille,
l’infante Marie-Anne-Victoire, pour son cousin germain Louis XV et
demande la main de l’une des filles du Régent, Mademoiselle de
Montpensier, pour le prince des Asturies, héritier du trône.
Non seulement le duc d’Orléans se félicite de
l’issue des négociations franco-espagnoles, avouant à Saint-Simon
que « cela s’est fait en un tournemain », mais l’âge de
l’infante ne l’embarrasse pas. Pourtant, la fillette n’a que trois
ans. Louis XV, qui en a onze, devra donc attendre une douzaine
d’années avant de l’épouser et d’assurer sa descendance.
Connaissant l’appétit de la chair qui caractérise la plupart des
Bourbons, ce mariage espagnol paraît peu sérieux… à moins qu’il ne
cache des manoeuvres politiques. Les deux Philippe brigueraient-ils
le trône de Louis XV ? Dans l’hypothèse où l’enfant-roi
viendrait à disparaître prématurément, il ne fait aucun doute que
les deux princes feront valoir leurs droits sur le trône de
France…
Concoctées dans le plus grand secret par Philippe
d’Orléans , les négociations sont menées tambour battant. Le
26 juillet 1721, le roi d’Espagne adresse sa double
proposition au Régent qui répond favorablement. Le 12 août,
les souverains espagnols prennent connaissance de l’acceptation du
duc d’Orléans et célèbrent la bonne nouvelle. En France, si
le tout nouveau cardinal Dubois se réjouit de son habileté
diplomatique, le Régent hésite à en informer le principal
intéressé, connaissant son aversion pour le changement.
Le temps presse ; le duc d’Orléans décide donc
de brusquer les événements. Il choisit la séance du Conseil de
régence du 14 septembre 1721 pour révéler le projet de
mariage au roi et lui demander son consentement. Il l’obtient mais
avec difficulté, au terme d’échanges douloureux : « Voilà
donc, Sire, votre mariage approuvé et passé, et une grande et
heureuse affaire faite. » En réponse, le visage buté de
l’enfant n’exprime qu’un profond mécontentement.
Treize jours plus tard, le duc d’Orléans instruit
le roi du projet de marier sa fille au prince des Asturies. Louis
XV l’approuve sans réticences.
Le duc de Saint-Simon gagne aussitôt l’Espagne pour
solliciter la main de l’infante ; au même moment, l’envoyé de
Philippe V traverse la France pour demander la main de Mademoiselle
de Montpensier.
Les contrats signés, l’échange des princesses a
lieu le 9 janvier 1722, sur l’île des Faisans, ancrée à égale
distance des rives française et espagnole de la Bidassoa. À
l’endroit même où Louis XIV avait épousé l’infante
Marie-Thérèse , soixante-deux ans plus tôt, en 1660.
Alors que Mademoiselle de Montpensier court
vers son destin de reine d’Espagne, Marie-Anne-Victoire sèche ses
larmes de petite fille dans les bras de sa nouvelle gouvernante…
Madame de Ventadour !
Après cinquante jours de voyage à petites étapes
ponctuées de festivités, Louis XV accueille l’infante à
Bourg-la-Reine. Les réjouissances reprennent à Paris, où le roi
fait les honneurs du Louvre à la fillette qu’il conduit à son
appartement, avant de lui remettre une magnifique poupée aussi
grande qu’elle. Et la vie reprend son cours : Louis XV aux
Tuileries et l’infante-reine au Louvre.
Retour à Versailles
1722 est une année de changements pour Louis XV.
Elle a commencé avec l’arrivée de l’infante et va se poursuivre en
juin avec le retour à Versailles, dans un château rénové après deux
ans de travaux pour le rendre habitable.
Le jeune roi occupe l’appartement de Louis XIV, au
premier étage de l’angle nord du bâtiment central. Villeroy loge
derrière les cabinets du roi et Fleury s’installe dans
l’appartement de son ancienne protectrice, Madame de Maintenon. Le
Régent opte pour l’ancien appartement du Grand Dauphin, au
rez-de-chaussée. Quant à l’infante-reine, qui rejoint la cour un
peu plus tard, elle prend ses quartiers dans l’appartement de la
reine.
Le roi, au comble de la joie, n’en finit pas de
parcourir les terres de son bisaïeul : il chasse à Trianon,
pêche dans le grand canal, courre à Marly et chevauche dans le bois
de Chaville. Il a hérité des Bourbons la passion de la chasse… et
un solide coup de fourchette ! Pour parfaire son éducation
militaire, un camp a été créé à Porchefontaine, près de Versailles,
où campe le régiment du roi commandé par le chevalier de Pezé. Un
fort, dont il faut faire le siège selon les règles de l’art
militaire, a été construit. Le roi assiste aux attaques
simulées : le canon tonne, une mine explose, des hommes
tombent comme morts. Ils sont aussitôt emportés, sur une civière
pour les officiers, sur les épaules pour les soldats. Les
assiégeants arborent l’habit blanc du régiment du roi ; les
assiégés, tout de bleu vêtus, sont baptisés Hollandais ! En
fin de journée, Louis XV parcourt à pied la tranchée et la
ligne de batteries. Son assurance enthousiasme le chroniqueur du
règne, l’avocat Barbier[6] : « S’il vit, ce sera un prince
beau, bien fait et alerte. On tira à côté de lui des canons et des
bombes sans qu’il eût la moindre frayeur. »
D’autres événements, plus sérieux, attendent le
jeune roi : notamment la communion et la confirmation,
dernières épreuves avant le sacre et la majorité.
Sacré sans Marie-Anne-Victoire
Fin octobre 1722, la cour s’installe à Reims pour
assister au sacre de Louis XV. Villeroy n’est plus là, il a signé
sa disgrâce en s’attaquant au Régent. Mais Fleury épaule toujours
le roi.
Philippe d’Orléans a voulu pour son neveu une
cérémonie pleine de magnificence, aussi grandiose qu’il y a
soixante-huit ans pour le sacre de Louis XIV. Après avoir prêté
serment sur les Évangiles, reçu l’onction et la couronne de
l’archevêque de Reims, Louis XV devient, à douze ans et huit
mois, le Roi Très Chrétien, l’intercesseur entre Dieu et la Nation.
La description de la couronne conçue par Claude Rondé, joaillier du
roi, suffit à illustrer l’importance de l’événement. Barbier en est
admiratif : « C’est la chose la plus brillante et
l’ouvrage le plus parfait que l’on puisse imaginer. Elle a huit
branches dont le bas en forme de fleur de lis de diamants, et au
sommet est aussi une grande fleur de lis en l’air et isolée. Le
diamant appelé Sancy, qui était le plus
beau du temps de Louis XIV, fait le haut de la fleur, et il y a
quatre autres gros diamants qui font les feuilles ; cela est
monté en perfection. Le diamant que Monsieur le régent a acheté
pour le roi est placé au milieu du front. Il est surprenant pour le
volume, et certainement plus gros qu’un gros oeuf de pigeon. Il
vaut trois millions, aussi le nomme-t-on le millionnaire[7]. »
Pendant que Louis XV, agenouillé devant
l’archevêque, reçoit les neuf onctions rituelles dans la cathédrale
de Reims ornée de somptueuses tapisseries et de draperies
fleurdelisées, une petite princesse attend à Versailles le retour
de son roi. L’infante-reine n’a pas été conviée au voyage.
Peut-être l’a-t-on trouvée trop jeune pour supporter le poids de
l’étiquette et la longueur des cérémonies ? Argument
fallacieux, car la pompe royale de la cour d’Espagne est bien plus
contraignante que celle de France et les infantes y sont initiées
dès leur plus jeune âge.
Marie-Anne-Victoire brille encore par son absence,
le 22 février 1723, lors de la proclamation de la
majorité du roi en lit de justice, au parlement de Paris. Né le
15 février 1710, Louis XV est entré dans sa
quatorzième année le 16 février ; il est donc majeur
selon la loi du royaume, dictée par Charles V.
Exit le Conseil de
régence ! Le roi, entré dans le monde des adultes, prend sa
première décision en annonçant que le Régent présidera avec lui
tous les Conseils. Et il confirme le cardinal Dubois à la tête des
affaires du royaume. Hélas, le malheureux ne pourra savourer
longtemps sa victoire : vaincu par le diabète et une infection
urinaire, il meurt à la tâche le 10 août 1723, pendant la
colère d’un orage qui s’abat sur Versailles. Louis XV, qui ne
l’aimait guère, se contentera de murmurer : « J’en suis
fâché. »
À la demande de son neveu, le duc d’Orléans prend
la succession du cardinal et prête serment dès le lendemain. Dans
l’histoire de la monarchie française, aucun petit-fils de France
n’a jamais assumé ces fonctions. Louis XV a peut-être choisi la
facilité, mais cette décision ne peut qu’être bénéfique pour le
royaume.
Nouveau coup du sort : quatre mois plus tard,
le 2 décembre à Versailles, le duc d’Orléans rend son dernier
soupir, victime d’une attaque d’apoplexie dans les bras de la
duchesse de Falari. Il avait quarante-neuf ans. En apprenant la
nouvelle, Louis XV pleure à grosses larmes. Il vient de perdre le
dernier maillon qui le reliait à ses aïeux.
Il faut renvoyer l’infante !
Son chagrin n’embarrasse pas le duc de Bourbon qui
profite de la situation pour réclamer la succession du défunt.
Déstabilisé, le roi acquiesce sans vraiment réfléchir. Fort de sa
haute noblesse, Louis Henry de Bourbon-Condé, duc de Bourbon, dit
« Monsieur le Duc » à la cour, reçoit une charge pour
laquelle il n’est nullement qualifié. Âgé de trente et un ans,
laid, borgne, boiteux, perché sur des jambes de héron, ce prince au
caractère inconstant est un homme brutal, de peu de valeur et de
peu d’esprit. Il brille surtout dans les parties de chasse et
devant les tables de jeu. Veuf depuis trois ans, il a pour
maîtresse Agnès Berthelot de Pléneuf, marquise de Prie, fille d’un
riche munitionnaire aux armées. Ravissante, intelligente et pleine
d’esprit, la jeune femme excelle dans le pouvoir de séduction.
Ambitieuse pour deux, elle mène le duc de Bourbon par le bout du
nez. Quant au marquis de Prie, il joue le cocu consentant…
Le culot de Monsieur le Duc, qui vient annoncer la
mort du duc d’Orléans et réclamer sa succession, a pris de court le
roi et Fleury. Pour seule parade, ce dernier a l’idée de suggérer à
Louis XV de ne jamais travailler avec Monsieur le Duc en son
absence. Ainsi, pendant toute la durée de son ministère, Bourbon va
supporter la présence constante de Fleury. Souvent dépassé par la
complexité de certaines affaires, il va même les lui confier.
Lorsque la nouvelle de la mort du régent parvient à
Madrid, Philippe V s’inquiète de l’avenir des liens tissés avec son
cousin. A-t-il joué la mauvaise carte ? Que va-t-il advenir de
sa fille, la petite infante qui n’a pas encore l’âge d’épouser
Louis XV ? Ce n’est qu’une fillette, même si du haut de
ses six ans, parée comme une reine, elle prend la pose d’une femme
adulte dans les portraits officiels. Quant aux filles du Régent,
Mademoiselle de Montpensier, épouse du prince des Asturies et
sa soeur cadette, Mademoiselle de Beaujolais, petite fiancée
de l’infant don Carlos, qui vient d’arriver à Madrid, elles ont
perdu tout intérêt. Pire : leur présence à la cour d’Espagne
risque de compliquer les relations avec la France, sachant que le
duc de Bourbon déteste la branche des Orléans.
À Versailles, cette aversion pourrit chaque minute
de l’existence de Monsieur le Duc : si le roi vient à mourir
sans postérité, son héritier sera le duc d’Orléans , fils du défunt
Régent ! Mais le duc de Bourbon ne supportera jamais d’être
placé sous l’autorité d’un Orléans .
À Madrid, tout se complique : Philippe V, en
proie à une crise de mysticisme et de neurasthénie aiguë,
abdique le 10 janvier 1724, en faveur de son fils aîné,
le prince des Asturies, qui prend le nom de Louis Ier. La fille du Régent devient donc reine
d’Espagne, au grand dam du duc de Bourbon ! Mais pour huit
mois seulement car, le 31 août, son royal époux meurt à seize
ans de la petite vérole ; et Philippe V remonte sur le trône
qu’il conservera jusqu’à sa mort, en 1746. Sa première décision
sera de renvoyer en France cette reine éphémère, jeune veuve de
quatorze ans et demi, à qui l’on reproche surtout d’avoir survécu à
la maladie de son époux.
Et si Louis XV mourait sans enfant…
Les angoisses du duc de Bourbon ne se calment pas
pour autant. Cette même année 1724, une recrudescence de petite
vérole[8] menace la
cour. C’est d’abord le prince de Soubise, capitaine des gendarmes
de la garde, qui meurt à vingt-huit ans, suivi quelques jours plus
tard par son épouse. Demain, le mal pourrait emporter le roi…
Or Louis XV est fort, vigoureux, plutôt précoce et
en état de procréer. Il ne faut plus attendre et lui offrir une
épouse en âge de donner la vie ! Paniqué, Bourbon prend l’avis
de son homme de confiance, le banquier Pâris-Duverney et du
maréchal de Villars, ministre d’État proche de Philippe V. Ils
concluent tous à la nécessité de renvoyer l’infante et au mariage
rapide du roi. Dans le plus grand secret, Monsieur de Morville,
secrétaire d’État aux Affaires étrangères, est prié de dresser la
liste des princesses à marier.
Fin octobre, la décision est prise selon le
maréchal de Villars : « Dieu, pour la consolation des
Français, nous a donné un roi si fort qu’il y a plus d’un an que
nous pourrions en espérer un dauphin. Il doit donc, pour la
tranquillité de ses peuples et pour la sienne particulière, se
marier plutôt aujourd’hui que demain. »
Si l’on convient d’attendre d’avoir trouvé une
nouvelle fiancée au roi avant de renvoyer l’infante, personne n’ose
évoquer la réaction espagnole et ses conséquences politiques. Un
événement banal, survenu le 18 février 1725, met les
parties d’accord : Louis XV, qui mange comme quatre, doit
s’aliter soudainement, en proie à un dérangement sans gravité.
Affolé, le duc de Bourbon campe jour et nuit devant la chambre
royale, harcelant médecins, chirurgiens et valets, tout en
ressassant le pire scénario : « Que vais-je devenir si le
roi meurt ? S’il en réchappe, il faut le marier au plus
vite ! »
Dominant son désarroi, il a tôt fait de convaincre
le Conseil. Le 1er mars, un
courrier prend la route de Madrid. Il détient les lettres du
roi de France signifiant le renvoi de l’infante. L’abbé de Livry,
chargé de les remettre, révèle maladroitement à Philippe V le
contenu des missives. Colère du roi d’Espagne qui refuse d’en
prendre connaissance et les retourne rageusement à la France.
Parallèlement, il expulse tous les Français résidant en Espagne.
Parmi eux, les deux filles de Philippe d’Orléans , la reine
Louise-Élisabeth et la petite Mademoiselle de Beaujolais. Il
s’en est fallu de peu que le cortège de l’ex-reine d’Espagne et
celui de la malheureuse petite infante ne se croisent sur les
chemins des Pyrénées…
Une centaine de princesses à marier
Désormais, la voie est libre pour le duc de Bourbon
qui passe à la seconde étape de son plan : marier le roi.
Louis XV, apparemment soulagé du départ de Marie-Anne-Victoire, ne
s’y oppose pas. Monsieur de Morville et le comte de La Marck ont
déjà dressé la liste d’une centaine de princesses européennes en
âge de se marier.
Le Conseil décide de procéder par
élimination : quarante-quatre d’entre elles sont trop
âgées ; vingt-neuf sont trop jeunes ; dix autres, trop
pauvres ou issues de branches cadettes, ne peuvent convenir.
Dix-sept princesses restent en lice.
À l’issue d’un second tour de table, la princesse
de Danemark, luthérienne convaincue, est écartée. Tout comme la
princesse de Prusse, les princesses de Saxe-Eisenach, de
Hesse-Darmstadt et de Mecklembourg-Strelitz. Éliminées aussi :
l’infante de Portugal, en raison de tares familiales, et la fille
de la tzarine Élisabeth, « à cause de la basse extraction de
sa mère ». La fille du roi d’Angleterre aurait pu rallier tous
les suffrages, mais son père refuse qu’elle abjure sa religion…
Quant à Élisabeth, fille aînée du duc de Lorraine Léopold
ier , non
seulement elle est trop liée avec la maison d’Autriche, mais elle
est cousine du duc d’Orléans .
Au troisième tour de table, il ne reste plus que
deux noms sur la liste : les deux jeunes soeurs du duc de
Bourbon, Mademoiselle de Vermandois et Mademoiselle de
Sens. La première, âgée de vingt-deux ans, pourrait faire une
excellente reine de France. Monsieur le Duc, qui s’imagine aussitôt
beau-frère du roi, précise à l’intention du Conseil que
« sa naissance ne peut être un obstacle à son élévation au
trône, puisqu’elle est issue de Louis XIV au même degré que le duc
d’Orléans qui pouvait peut-être devenir roi ». Sortant de sa
réserve habituelle, Fleury, visiblement opposé au projet, lui
rappelle qu’ayant été le principal artisan du renvoi de l’infante
et le fossoyeur de l’alliance franco-espagnole, il court au
discrédit et au déshonneur en voulant servir ses intérêts
personnels.
La jeune Polonaise que connaît Monsieur le
Duc
En coulisse, Madame de Prie s’inquiète. Elle
redoute d’oeuvrer en faveur d’une future reine qui, sitôt sur le
trône, la renverra auprès de son vieux mari. Affublée d’un nom
d’emprunt, elle décide donc d’aller la tester dans son couvent. En
la voyant, la marquise comprend vite qu’elle ne pourra pas
manipuler cette grande jeune femme de vingt-deux ans, fort hautaine
sous son air ingénu. Au milieu de la conversation, la visiteuse
obstinée tente pourtant de glisser le nom de Madame de Prie,
assorti de quelques éloges. Elle est aussitôt interrompue par
Mademoiselle de Vermandois qui clame sa fureur à l’égard de
cette « méchante créature », âme damnée de son
frère ! Suffisamment édifiée, la maîtresse du duc quitte le
couvent en murmurant : « Tu ne seras jamais reine. »
Il ne lui reste plus qu’à dissuader son amant de poursuivre un tel
projet. Ce qu’elle parvient à faire avec aisance.
Après ce nouvel échec, retour à la case départ pour
le Conseil qui doit étudier à nouveau la liste des princesses à
marier. C’est encore Madame de Prie qui trouve un compromis en
suggérant à Monsieur le Duc de reconsidérer le cas de la princesse
de Pologne. Éliminée d’emblée parce que figurant sur la liste des
princesses pauvres, Marie Leszczyńska est une inconnue pour les
membres du Conseil… sauf pour le duc de Bourbon qui entretient une
correspondance régulière avec son père, le roi Stanislas , exilé en
Alsace dans la bourgade de Wissembourg. Il avait même été un moment
question que le duc épouse Marie, selon le voeu de sa maîtresse
manipulatrice, la marquise de Prie ! Une opportunité bienvenue
qui permet à Monsieur le Duc d’exhiber devant le Conseil un
portrait de la princesse Marie, exécuté en février 1725 par le
peintre en vogue Pierre Gobert.
Séduit par ce visage plein de fraîcheur, éclairé
d’un léger sourire, Louis XV donne son consentement à ce mariage
lors du Conseil du 31 mars 1725, non sans avoir quêté
l’approbation de Fleury. Aussitôt, un courrier extraordinaire
quitte Versailles dans le plus grand secret. Destination :
Wissembourg.
1-
Marie-Adélaïde de Bourgogne est morte le
12 février 1712 et le duc de Bourgogne le 18 février. Les
corps des deux époux ont été exposés à Versailles dans une chapelle
ardente, puis conduits à Saint-Denis sur le même char
funèbre.
2-
À la mort d’Henri IV, Marie de Médicis a assuré la
régence auprès de Louis XIII, tout comme Anne d’Autriche auprès de
Louis XIV.
3-
Philippe d’Orléans (1674-1723) est le fils
d’Élisabeth-Charlotte , Palatine de Bavière et de Philippe de
France, dit Monsieur, frère de Louis XIV.
4-
André Hercule de Fleury (1653-1743) a obtenu
l’évêché de Fréjus en 1700. À la mort du Régent, le précepteur de
Louis XV va gouverner le pays pendant dix-sept ans.
Monseigneur de Fréjus devenant cardinal en 1726, on l’appelle
désormais Monsieur de Fleury ou cardinal de Fleury.
5-
Guillaume Dubois (1656-1723). Homme de confiance du
Régent, il rêve d’honneurs. Principal ministre, secrétaire d’État
en charge des Affaires étrangères depuis septembre 1718, il
est ordonné prêtre en mars 1720 et nommé archevêque de Cambrai
deux mois plus tard. Las de ses intrigues, le pape lui accorde la
barrette de cardinal le 16 juillet 1721. Louis XV la lui
remettra solennellement le 21 septembre 1721.
6-
Edmond Jean François Barbier (1689-1771) est avocat
au parlement de Paris. De 1718 à 1762, il a tenu un journal presque
quotidien, véritable chronique parisienne du règne de Louis XV. Des
guerres aux faits divers, en passant par les questions politiques
et religieuses, il a tout consigné, même les événements de la cour
de Versailles. Bourgeois conservateur, il observe d’un oeil
critique les défauts de son temps.
7-
Acheté par Philippe d’Orléans en 1717, ce diamant
prendra le nom de Régent. Par sa
grosseur et par la qualité de sa taille, il supplante le
Sancy qui doit son nom à son premier
propriétaire, Nicolas Harlay de Sancy, diplomate, parlementaire et
proche du roi Henri IV.
8-
La petite vérole (ou variole), très répandue et
très souvent mortelle, est la maladie la plus terrorisante de
l’époque.