V
VERSAILLES TEND SES PIÈGES
À
presque seize ans, Louis XV sort tout juste de l’enfance, en dépit d’une évidente maturité. Élevé dans la plus grande rigueur religieuse, il ignorait tout de la gent féminine avant son mariage avec Marie. Il le soulignera beaucoup plus tard, en 1769, dans une lettre de recommandations à son petit-fils l’infant de Parme, à l’occasion de son mariage avec l’archiduchesse Marie-Amélie : « L’on n’en avait pas usé de même avec moi pour l’instruction du mariage. » Moins innocente à vingt-deux ans, la princesse chargée de lui révéler les secrets de la femme n’était guère mieux lotie car toute aussi prude. Mais elle est tombée en adoration devant cet adolescent beau comme un dieu. En quelques jours, elle a accepté sa froideur et sa timidité quasi maladive, deviné sa difficulté à s’ouvrir aux autres et compris sa peine à accepter le changement. Pour lui, elle va s’efforcer de devenir à la fois l’amante, la servante et la grande soeur.
D’emblée, Louis XV y trouve son compte, car cette épouse plus mûre remplace un peu sa mère, la grande absente de sa vie ; il admire sa piété et se rassure en la découvrant presque aussi timide que lui. Marie n’a pas la morgue d’une infante ou d’une archiduchesse élevée pour le trône et sa modestie craintive émeut le roi dès leurs premiers jours de vie commune. Enfin, tous deux n’oublient pas que la seule raison de leur union est d’assurer la pérennité de la dynastie. Bref, tout semble aller pour le mieux dans le couple royal à l’heure de conclure le séjour d’automne à Fontainebleau.
Le 1er décembre 1725, le froid est vif et la nuit tombée depuis longtemps quand le cortège fait son entrée à Versailles. Mais toute la cour est rassemblée pour apercevoir Marie Leszczyńska et guetter ses réactions. Un moment exceptionnel et inédit pour plusieurs générations, puisque le dernier accueil d’une reine de France remontait à quarante-trois ans, quand Marie-Thérèse et Louis XIV prirent possession du château ! Barbier ne pouvait manquer l’événement : « La reine monta par l’escalier des Ambassadeurs[1], qui était illuminé et éclairé avec magnificence, aussi bien que toute l’enfilade des appartements et de la galerie jusqu’à l’appartement de la reine. On peut juger de l’effet que cela faisait. »
Impressionnée par les lieux, la jeune reine prend aussitôt la direction de ses appartements. Installée dans la grande chambre du premier étage qui donne sur le parterre Sud, où la duchesse de Bourgogne accoucha de Louis XV et qui fut celle de Marie-Thérèse , Marie songe aux conseils de son père. Stanislas a raison sur bien des points et ses recommandations sont pleines de sagesse. Mais si le roi de Pologne plaide avec brio pour la noblesse des sentiments chrétiens, sa perception de la cour est dépassée. Il est resté à sa vision de la France de Louis XIV, ignorant l’influence jouée par la Régence sur les moeurs de l’époque.
Les usages et l’étiquette
Pour l’heure, Marie doit conquérir le respect des courtisans enclins aux critiques malveillantes. Car elle demeure une créature de la maîtresse de Monsieur le Duc. Barbier se fait l’écho de l’opinion : « Il [le roi] couche tous les jours avec elle, mais cette princesse est obsédée par Madame de Prie. Il ne lui est libre ni de parler à qui elle veut, ni d’écrire. Madame de Prie entre à tous moments dans ses appartements pourvoir ce qu’elle fait, et elle n’est maîtresse d’aucune grâce. » Dans ses Mémoires, le marquis d’Argenson, qui décoche des flèches empoisonnées à tout bout de champ, ironise méchamment : « Ce fut elle qui fit la reine, comme je ferai demain mon laquais valet de chambre. C’est pitié que cela. » René-Louis d’Argenson n’aime pas Marie Leszczyńska ; pourtant, cette petite phrase perfide prend un autre sens lorsque l’on sait qu’il s’est ridiculisé en succombant aux avances de Madame de Prie.
La rouée marquise est assidue auprès de la reine. Elle l’entoure de prévenances, se rend indispensable, devient chaque jour plus hardie au point de la rappeler à l’ordre ; et si la reine n’acquiesce pas à ses désirs, elle la menace, lui rappelant chaque fois la médiocrité de sa condition. Un matin, Marie trouve sur sa table quelques vers assassins :
« Le renvoi de l’infante est la preuve certaine
Qu’à rompre votre hymen on aura peu de peine ;
Et nous aurons alors de meilleures raisons
Pour vous faire revoir vos choux et vos dindons[2]. »
C’est la première fois depuis son arrivée en France que Marie pleure. Elle devrait appliquer les conseils du roi Stanislas en se confiant au roi. Mais elle n’ose pas ! Prisonnière de sa propre timidité, elle se sent incapable de vaincre celle du roi.
Marie Leszczyńska prend donc le parti d’afficher une sérénité à toute épreuve, de se plier aux usages et d’apprendre les subtilités de l’étiquette pour se mettre à l’abri des attaques et continuer de séduire le roi. Avant son arrivée à Versailles, elle a déjà eu un petit aperçu des règles que son époux applique machinalement depuis son enfance et dont il entend faire respecter les principes instaurés par son bisaïeul.
En quelques jours, Marie découvre la mécanique de la cour, orchestrée autour de sept grands services : la Chapelle, la Maison civile, la Chambre, les Bâtiments, la Maison militaire avec la Prévôté de l’hôtel, l’Écurie et les Plaisirs. Ce qui représente une véritable petite ville sans cesse en mouvement. Elle apprend que, pour une même charge, il faut quatre titulaires qui n’exercent leur service que pendant un « quartier » de l’année[3] ; et que bien des emplois se transmettent de génération en génération. En peu de temps, Marie apprend le déroulement immuable des événements quotidiens. Lundi, concert ; mardi, comédie française ; mercredi, comédie italienne ; jeudi, tragédie ; vendredi, jeux ; samedi, concert ; dimanche, jeux.
La maison des intrigantes
Dans son initiation, elle devrait pouvoir compter sur son entourage. Mais, là encore, elle a compris que ses espoirs étaient vains. Pourtant, la maison de la reine est à peine moins importante que celle du roi ; mais les charges y sont briguées par des intrigantes qui se moquent bien de la personne qu’elles vont servir. Elles ne sont là que pour leur intérêt, dans le grand jeu que constitue la cour. Pire : dans le cas de Marie, Madame de Prie a sûrement guidé le choix du duc de Bourbon. La plupart des femmes de l’entourage royal sont donc à la solde du duo manipulateur.
Au sommet de la hiérarchie, la surintendante n’est autre que Mademoiselle de Clermont, la soeur de Monsieur le Duc. En réalité, elle importe peu dans la vie quotidienne de Marie. La personne essentielle est la dame d’honneur : du lever au coucher, elle accompagne la reine, lui rappelle ses obligations, corrige les éventuelles maladresses de protocole et lui évite tout manquement à l’étiquette. Ses pouvoirs sont importants, puisqu’elle peut ordonner et commander tout ce qu’elle juge nécessaire pour le service royal ; elle peut même réprimander les femmes de chambre. Cette charge très délicate est le plus souvent occupée par une dame d’âge mûr, appartenant à la haute noblesse. Madame de Prie aurait apprécié le rôle, mais sa définition l’exclut de facto. Prudent, Monsieur le Duc consulte Monsieur de Villars et Monsieur de Fleury pour le choix final. Le trio s’oriente vers la maréchale de Boufflers, âgée de cinquante-cinq ans. Catherine Charlotte de Gramont a épousé le duc Louis François de Boufflers en 1693, l’année de son élévation à la dignité de maréchal. Retirée dans son hôtel parisien après la mort de son époux, en 1711, elle n’est guère attirée par cette lourde charge. Elle se fait prier pour l’accepter mais peut difficilement refuser une mission royale ; elle finit donc par l’accepter à contrecoeur. Madame de Boufflers n’appartient pas à la coterie de Monsieur le Duc, mais son manque d’enthousiasme n’en fait pas une alliée active de la reine.
L’entourage de Marie Leszczyńska ne se limite pas à ces deux personnes. Parmi les proches, on trouve aussi une dame d’atour qui veille sur l’imposante garde-robe de la reine. Elle l’aide à s’habiller et à se changer, ce qui se produit plusieurs fois par jour. Cette mission échoit à la comtesse de Mailly.
Douze dames du palais complètent l’entourage de la reine. Six sont titrées : la maréchale de Villars, les duchesses de Béthune, de Tallard, d’Épernon, la princesse de Chalais et la comtesse d’Egmont . Les six autres ne le sont pas : les marquises de Nesle, de Gontaut, de Matignon, de Mérode, de Rupelmonde et de Prie. Elles assistent la dame d’honneur, entourent la reine lors des cérémonies et l’accompagnent dans ses déplacements. Elles servent par groupe et par quartiers définis, à moins que la reine ne modifie leur tour.
À la cour, on jase de ces nominations. Comment peut-on placer auprès de la jeune souveraine des dames à la réputation aussi douteuse ? C’est toujours l’oeuvre de Madame de Prie qui favorise la présence de libertines de la Régence comme elle. Bien entendu, Marie Leszczyńska ignore tout du passé de ces jeunes femmes dont elle admire la grâce et l’assurance.
Du côté des hommes, le recrutement est moins tendancieux. Il y a le marquis de Nangis , chevalier d’honneur ; et le comte de Tessé , premier écuyer. Et il ne faut pas oublier le marquis de Breteuil, chancelier de la reine ; le marquis de Villacerf, premier maître d’hôtel ; Monsieur Pâris-Duverney , secrétaire des commandements et conseiller de Madame de Prie ; ou encore Monsieur Bernard, surintendant des Finances, qui n’est autre que le fils du fameux banquier Samuel Bernard.
Certaines personnes viennent de l’entourage direct de Louis XV : l’avocat Philippe Lambert, « chargé d’instruction » du roi, désormais intendant de la reine ; le mathématicien Chevallier, nouveau secrétaire de son Conseil ; Marie-Madeleine Mercier, ancienne nourrice du roi, promue première femme de chambre de la reine ; ou encore l’incontournable Monsieur de Fleury, nommé grand aumônier de la reine. La charge de premier aumônier est occupée par l’évêque de Châlons, Nicolas de Saulx-Tavannes. Il est assisté d’un aumônier ordinaire, l’abbé de Fontenay, et de quatre aumôniers de quartier ; ainsi que de l’abbé Le Rouge, chapelain ordinaire, et de quatre chapelains de quartier. Quant au chevalier de Vauchoux, il devient écuyer de la reine, en remerciement des services rendus.
La Maison de la reine, c’est aussi plusieurs centaines de personnes qui assurent, en coulisse, le bon fonctionnement de la monarchie : du chauffe-cire au portemanteau ordinaire, en passant par les médecins, apothicaires, panetiers, maîtres queux, valets, lavandiers et femmes de chambre.
Messe, chasse et lansquenet…
Le lendemain de l’arrivée de la reine à Versailles correspond au premier dimanche de l’Avent. C’est l’occasion pour elle d’assister à la messe solennelle chantée par la musique du roi, avant de recevoir les compliments des missionnaires de la congrégation des Lazaristes. Le 3 décembre, jour de Grand Appartement, fruits, confitures et glaces sont servis pendant le concert dans le salon de Vénus. Le jeu a lieu dans la salle du Trône, où le roi et la reine prennent couleur à la partie de lansquenet, le jeu de cartes prisé du roi[4] ; puis Louis XV reconduit Marie à son appartement pour y souper au grand couvert. Sitôt achevé, il quitte la reine pour se livrer aux cérémonies du grand et petit coucher dans la chambre de Louis XIV. Place ensuite aux heures d’intimité : rhabillé et escorté de Bachelier, son premier valet de chambre, le roi retourne chez la reine ; mais il reviendra dans ses appartements avant la fin de la nuit, comme le veut l’étiquette.
Les jours suivants, pendant que Louis XV chasse le lièvre à Marly ou le sanglier à Saint-Germain, Marie découvre le parc, la Ménagerie, se promène à Trianon, à Meudon et se rend à Saint-Cyr visiter la maison royale de Saint-Louis et assister aux offices. Le 11 décembre, elle est présente au Te Deum chanté dans l’église royale Notre-Dame de Versailles, en l’honneur de son mariage ; le soir, les comédiens français jouent Le Mariage forcé de Molière et Britannicus de Racine. Un autre jour, elle se rend dans l’appartement de Mademoiselle de Clermont pour voir une troupe de seigneurs et de dames de la cour jouer pour elle Le Misanthrope et la comédie du Florentin.
Découvrant que la reine est une excellente amazone qui monte à cheval avec grâce et assurance, Louis XV l’entraîne dès les jours suivants dans des chasses éprouvantes. Infatigable, Marie suit dans la même journée les équipages du roi, de Monsieur le Duc et du prince de Conti. Et lorsque retentit « la fanfare de la reine » composée par Monsieur de Dampierre à son intention, les courtisans rassemblés à l’orée du bois comprennent que la petite Polonaise est en passe de conquérir sa place à la cour.
Sur un ton badin, Voltaire confie alors à Madame de Bernières ; « La reine fait très bonne mine, bien que sa mine ne soit point du tout jolie. » Pour le comte de Kaunitz, ambassadeur d’Autriche, « la reine n’a jamais été belle, avec de la physionomie et de la grâce dans sa taille. Elle avait de quoi plaire, si elle n’eût été destinée à un roi de seize ans, beau alors comme l’Amour. Il n’y eut qu’une voix en France pour désapprouver sa figure. Elle s’en aperçut et eut le bon esprit d’en plaisanter la première ; le jour de ses noces, s’approchant d’une glace : “On ne se plaindra pas, dit-elle, que la mariée soit trop belle.” »
Louis XV, lui, trouve Marie à son goût. Il la compare à la reine Blanche de Castille, mère de saint Louis ; et chaque fois qu’un courtisan lui montre une jolie femme de la cour, il répond : « Je trouve la reine encore plus belle. »
La première tempête se prépare
Pendant que Versailles se réjouit, le royaume souffre. Malgré les fêtes qui célèbrent l’heureuse union dans toute la France, le pays se porte mal. Au lendemain de la chute de Law, la remise en ordre des finances et de l’économie progresse lentement. Plusieurs mois de mauvais temps ont décimé les récoltes, le prix du pain a triplé, le mécontentement se généralise. La rumeur transforme la disette en complot pour affamer le peuple et Paris finit par se soulever malgré la répression policière. En deux années de gouvernement, Monsieur le Duc n’a suscité que déception et colère. Fleury, qui assiste à tous les Conseils et à tous les entretiens du roi avec son ministre, a bien mis en garde Louis XV contre la politique hasardeuse de son cousin, mais le roi hésite à s’en séparer. Car il n’aime vraiment pas le changement… De son côté, Monsieur le Duc ne supporte plus la présence de l’évêque aux côtés du roi. Il rêve de s’en débarrasser avec l’aide de Madame de Prie.
Depuis son installation à Versailles, Marie a eu vent des rumeurs, mais sans les interpréter. Toujours intimidée par son royal époux, elle se risque pourtant à lui demander son sentiment sur les hommes de son entourage :
« Comment aimez-vous Monsieur de Fleury ?
— Beaucoup, répond le roi.
— Et Monsieur le Duc ?
— Assez. »
Louis XV rechigne aux confidences. Même avec son épouse, il demeure sibyllin et Marie n’obtient rien qui puisse l’aider à comprendre les raisons de la guerre intestine qui se profile. Si elle écoute son coeur, elle doit une pleine reconnaissance au duc de Bourbon, artisan de son mariage royal. D’autant qu’elle ignore tout de l’aspect sordide des négociations qui l’ont conduite dans le lit du roi et ne sait rien du passé peu recommandable du duc et de la marquise. En revanche, elle se sent très peu en confiance avec Monsieur de Fleury. Certes, il s’est abstenu de toute critique mais ne l’a pas accueillie avec enthousiasme. La reine ignore que le vieil évêque réprouve en silence cette mésalliance dont il connaît les motifs secrets et, surtout, se sent menacé. À soixante-douze ans, il craint que sa position privilégiée auprès de son élève ne vole en éclats le jour où il y aura entente entre la reine et le duc de Bourbon. Or, il est convaincu de l’imminence de cette collusion. Et comme il sait que le roi aime Marie, il en conclut que la reine aura, tôt ou tard, un ascendant sur lui. Pour parer à une disgrâce qu’il croit inévitable, le prélat ne voit qu’une solution : se débarrasser de Monsieur le Duc !
Piégée par le duc de Bourbon
Fleury n’aura pas le temps de mettre son plan à exécution, le duc de Bourbon ayant lui-même dégainé l’épée qui va l’abattre. À force d’insistance, il convainc la reine d’attirer Louis XV dans sa chambre pour lui ménager un tête-à-tête. Le soir du 18 décembre 1725, elle envoie son chevalier d’honneur, le marquis de Nangis , prier le roi de passer la voir. Louis XV quitte la compagnie de Fleury et trouve Monsieur le Duc chez Marie. Aussitôt, la reine se lève pour sortir, mais le duc la retient tout en quêtant l’assentiment du roi. Se sentant prise au piège, Marie tente de se dégager de la conversation. Trop tard ! Monsieur le Duc a déjà entrepris de lire une missive du cardinal de Polignac proférant des accusations à l’encontre de Fleury. Visiblement agacé, Louis XV reste silencieux. Le duc de Bourbon se hasarde à lui demander ce qu’il pense de cette lettre :
« Rien !
— Votre Majesté ne donne-t-elle aucun ordre ?
— Que les choses demeurent comme elles sont.
— J’ai donc eu le malheur de déplaire à Votre Majesté ?
— Oui.
— Votre Majesté n’a plus de bontés pour moi ?
— Non.
— Monsieur de Fleury a, seul, la confiance de Votre Majesté ?
— Oui. »
Aussitôt, le duc de Bourbon se jette aux pieds du roi et lui demande pardon entre deux sanglots. « Je vous pardonne », répond sèchement le roi en quittant la pièce sans un regard vers Marie, atterrée.
La scène a duré deux heures pendant lesquelles Fleury, qui a vu Monsieur le Duc entrer chez la reine, se présente à son tour à sa porte. Bien entendu, le duc a donné des ordres pour lui refuser l’entrée. L’évêque n’en attendait pas moins ! Il utilise alors une tactique qui lui a déjà réussi en 1722 : son carrosse préparé en hâte, il quitte Versailles en laissant au roi une lettre respectueuse et tendre, dans laquelle il constate que « ses services lui paraissant désormais inutiles », il le supplie « de lui laisser finir ses jours dans la retraite et préparer son salut auprès des sulpiciens d’Issy ».
Entre-temps, Louis XV s’est retiré dans ses appartements, irrité par la manoeuvre du duc de Bourbon et terriblement blessé par l’attitude de Marie qu’il croit complice. À peine s’est-il éclipsé qu’il reçoit le message de Fleury. C’est le coup de grâce ! Sans imaginer un instant que l’évêque a monté, lui aussi, une manoeuvre politique, le roi se croit définitivement privé de son mentor, de son véritable bras droit, du seul homme digne de sa confiance. Effondré, il s’enferme, se lamente et pleure toute la nuit.
Le lendemain, le duc de Mortemart, alors premier gentilhomme de la chambre, s’enquiert des raisons de cet immense chagrin royal. Sa réaction sort le roi de son apathie : « Sire ! N’êtes-vous pas le maître ? Ordonnez à Monsieur le Duc d’envoyer chercher sur-le-champ Monsieur de Fleury. » Le duc de Bourbon s’exécute, la rage au ventre, et Fleury reprend sa place auprès du roi comme si rien ne s’était passé…
Le duc a perdu, Fleury a gagné, mais la vraie victime de cette manipulation s’appelle Marie Leszczyńska. Catastrophée, consciente de sa terrible maladresse, elle voudrait s’expliquer avec le roi. Hélas, elle en est incapable. La reine se révèle couarde et n’a pas le courage d’affronter le regard glacial de ce jeune homme de seize ans qui se croit bafoué ; quant à lui, la rancoeur exacerbe sa timidité et l’empêche de faire le premier pas. Résultat : les deux époux s’enferrent dans une pesante situation de non-dits, d’autant plus détestable qu’elle s’installe quatre mois seulement après leur mariage ! Marie n’ose pas même révéler l’ampleur du désastre à Stanislas. Elle se contente de quelques mots faussement rassurants dans une lettre. Pour le roi de Pologne qui ne peut comprendre la réalité de la situation, c’est « une bonne leçon » que vient de recevoir sa fille. Et il conclut avec son optimisme habituel : « Le roi continue et augmente son amour pour la reine ; voilà ce qui est de sûr et de consolant. »
Dans l’oeil du cyclone
Puis la vie reprend, chacun s’efforçant de cacher ses détresses. Mais Marie se sent encore plus seule dans cet univers d’intrigues qu’elle vient d’égratigner avant même d’avoir eu le temps de le connaître. D’autant qu’on a incité Madame de Prie à s’éloigner de la cour, de même que Pâris-Duverney , tous deux victimes de la tourmente soulevée par Monsieur le Duc. Pour tout réconfort, Marie ne peut désormais s’appuyer que sur son discret confesseur polonais, l’abbé Labiszewski, qui lui recommande la piété.
La veille de Noël, elle assiste à la cérémonie au cours de laquelle son époux, arborant le collier de l’ordre du Saint-Esprit, se livre au toucher des écrouelles après avoir reçu la communion des mains du grand aumônier. Les souverains sont dans leur tribune pour entendre les trois messes de minuit. Puis le roi prend place dans le choeur pour la grand-messe, célébrée par l’évêque de La Rochelle.
Selon la tradition, le 1er janvier, princes et princesses du sang complimentent le roi et la reine. Dans la matinée, les chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit, drapés dans leurs longs manteaux brodés de flammes, se rendent en procession à la chapelle. Ils précèdent le roi, grand maître de l’ordre. De la tribune, la reine suit la cérémonie. Elle est particulièrement émue, ce 1er janvier 1726, car Louis XV doit remettre le collier au comte Michel Tarlo , cousin germain de la reine Catherine Opalinska et compagnon de la première heure de Stanislas.
Le lendemain du Jour de l’An, Louis XV s’installe à Marly avec une cour réduite à cent vingt personnes. Marie trouve un certain charme à cette demeure royale, malgré les cheminées qui fument et l’eau qui gèle dans les cuviers. Le roi vient souvent chasser à Marly. Il traque avec la même ardeur cerfs, sangliers et lapins. Il s’enivre aussi de longues promenades en traîneau, le dernier divertissement à la mode. Frileuse, Marie se couvre de fourrures à la manière de son pays, rapidement imitée par les dames de sa suite ; si bien que l’on se croirait à la cour d’Auguste le Fort.
L’un des grands plaisirs de Marly, c’est le jeu, encore mieux qu’à Versailles ! Tous les jours, à sept heures du soir, la cour se retrouve dans le grand salon pour la partie de lansquenet quotidienne ; à neuf heures, le roi soupe avec la reine à son grand couvert ; puis à onze heures, les parties reprennent jusqu’au coucher des souverains. La reine adore le jeu, surtout le cavagnole[5] qu’elle préfère au lansquenet. Dès ses premières semaines à la cour, elle s’y plonge avec délectation pour oublier ses soucis. Et perd beaucoup d’argent : parfois plusieurs dizaines de milliers de livres en une seule soirée ! À chaque échec, Marie jure de ne plus s’y laisser prendre. Promesse qu’elle ne tiendra jamais…
La reine se fait un ennemi
À l’occasion du séjour à Marly, la reine ose se confier au maréchal de Villars dont l’attitude paternelle la rassure. La froideur du roi, raison des larmes de la reine, sera l’unique sujet de leur conversation. Dans ses Mémoires, le maréchal résume les conseils qu’il lui donne : « Il la conjure de cacher sa passion ; d’ailleurs, il est plus heureux pour elle que le roi ne soit pas porté à la tendresse et à la vivacité puisque, en cas de passion, la froideur naturelle est moins cruelle que l’infidélité, qui est fort à craindre dans un roi beau comme le jour et qui sera lorgné de tous les beaux yeux de la cour… » Le vieux maréchal ne fait que semer le doute dans l’esprit de la reine, mais il lui donne un bon conseil : avoir une explication avec Monsieur de Fleury.
Huit jours après, Marie s’entretient avec le prélat. Et commet une nouvelle maladresse en affichant la plus grande franchise, alors que Fleury cache ses sentiments derrière une onctuosité respectueuse. Elle le braque d’emblée en vantant le rôle essentiel de Monsieur le Duc envers elle ; et le supplie de lui obtenir des audiences privées avec le roi qui ne lui parle plus. Fleury est agacé. Sur un ton faussement conciliant, il reconnaît comprendre les raisons de son attachement… mais refuse d’accéder à sa requête !
Quelques jours plus tard, la reine revient à nouveau à la charge, dans l’espoir de fléchir l’évêque en faveur de Madame de Prie et de Pâris-Duverney , écartés de Versailles. Sa plaidoirie ne fait qu’irriter davantage Fleury.
Villars, informé, lui conseille la prudence : surtout ne pas se mettre à dos le vieux précepteur du roi ! Marie ne l’écoute pas. Convaincue de son bon droit, elle revient à la charge pour la troisième fois. Cette fois, elle se heurte à un véritable mur. Quand elle parle de reconnaissance, Fleury répond par l’intérêt de l’État. Alors, à bout d’arguments, elle explose : « Mais comment me résoudre à éloigner des personnes dont l’un, secrétaire de mes commandements, demande des juges sur ce qu’on lui reproche, et l’autre que l’on approfondisse les torts qu’on lui donne ? Pour moi, la disgrâce de ces gens-là, dont je suis contente, me fera de la peine. »
Puis la reine en vient à l’objet fondamental de ses tourments : la froideur du roi. Nouvelle maladresse d’une longue série. Ravi de ces confidences qui alimentent son jeu, le vieux manipulateur l’écoute avec un sourire de satisfaction… tout en affirmant, bien entendu, qu’il n’est pour rien dans cette triste situation !
Apprenant de la reine l’échec de sa démarche, Villars lui conseille de ménager le vieux prélat. Trop tard : par ses erreurs et son entêtement à défendre une cause perdue, elle s’est attirée la rancoeur de Fleury qui ne lui pardonnera jamais son mauvais choix.
L’heure des sanctions
Pendant ce temps, l’idée d’une éviction du duc de Bourbon fait son chemin. Entre les manigances et les multiples erreurs politiques de son premier ministre, Louis XV a fini par se convaincre de la nécessité de s’en séparer. Le roi n’aime guère les bouleversements mais la coupe est pleine. Après plusieurs mois d’interrogations, il se décide lors d’un séjour au château de Rambouillet, chez sa grand-tante la comtesse de Toulouse[6] dont il apprécie la compagnie et les invités. L’exécution du plan est fixée au 11 juin 1726. Ce jour-là, Louis XV s’apprête à partir pour Rambouillet et convie sur un ton enjoué son premier ministre à l’y rejoindre : « Mon cousin, venez de bonne heure, je vous attendrai pour jouer et ne commencerai pas sans vous. » Vers sept heures du soir, Monsieur le Duc se prépare à partir quand le duc de Charost, capitaine des gardes, lui remet un billet au nom du roi : « Mon cousin, je vous ordonne, sous peine de désobéissance, de vous rendre à Chantilly et d’y demeurer jusqu’à nouvel ordre. » Le comte de Maurepas, à l’époque jeune secrétaire d’État, entre aussitôt chez lui pour poser les scellés. Monsieur le Duc quitte Versailles dans son carrosse, comme pour rejoindre le roi ; et quand l’équipage est à bonne distance du château, il commande à ses gens de le conduire à Chantilly.
Au même moment, Monsieur de Fleury se présente chez la reine pour lui remettre un billet du roi : « Je vous prie, Madame, et, s’il le faut, je vous l’ordonne, d’ajouter foi à tout ce que l’ancien évêque de Fréjus vous dira de ma part, comme si c’était moi-même. » Signé : Louis.
La teneur du billet est digne d’une lettre de cachet. De la conversation qui a suivi avec le vieux prélat, la reine ne parlera jamais. Même Villars n’obtiendra aucune confidence : « Elle lisait ces lignes froides et cruelles, racontera plus tard le maréchal, avec des sanglots qui marquaient bien sa passion pour le roi. » Marie est bouleversée. Comment cet époux de seize ans peut-il être aussi dur avec elle ? L’aime-t-il vraiment pour agir de la sorte ? Les paroles de réconfort de Villars ont peut-être séché les larmes de la reine, mais elles n’ont pas calmé ses craintes.
Fleury devient maître du jeu
L’éviction du duc de Bourbon et de ses acolytes a été si rondement menée que la cour l’apprend avec retard. Bourbon est déjà à Chantilly, Pâris-Duverney à la Bastille, ses frères exilés en province, et Madame de Prie[7] recluse dans son château de Courbépine, en Normandie. « Monsieur de Fréjus a accoutumé de bonne heure son élève à dissimuler », constate Barbier, oubliant que cette méthode a déjà fait ses preuves sous Louis XIV et le Régent. Mais il précise aussi que « le peuple a été si content de ce changement, qu’on a été obligé d’empêcher qu’il ne fît des feux de joie dans les rues ».
Le dimanche 16 juin, Louis XV réunit le Conseil d’En-haut pour annoncer qu’il prend les rênes du gouvernement, préférant se passer de premier ministre : « […] À l’égard des grâces que j’aurai à faire, ce sera à moi que l’on en parlera et j’en ferai remettre les mémoires à mon garde des Sceaux, à mes secrétaires d’État et au contrôleur général de mes Finances, chacun suivant leur département. Je leur fixerai des heures pour un travail particulier, auquel l’ancien évêque de Fréjus assistera toujours [...] »
On voit dans ce texte contradictoire qu’en dépit de la suppression de la charge de principal ministre de l’État, celle-ci est quand même confiée à Fleury. Or, il est déjà ministre d’État, ce qui revient à lui conférer les pouvoirs d’une charge inexistante. Bien que maladroite, la démarche répond au besoin du jeune roi d’avoir un homme de confiance auprès de lui, pour l’assister dans l’exercice du pouvoir. À sa manière, il tente de reconstituer le soutien protecteur créé en son temps par Philippe d’Orléans.
Il y a une seconde raison, évoquée par Michel Antoine dans sa biographie de Louis XV, inhérente à l’âge du prélat – soixante-treize ans – et à sa santé fragile : « Un premier ministre officiellement institué était par là même tenu de signer après le roi une multitude de papiers et de documents financiers, astreinte grande consommatrice de peines et de temps. En 1726, Fleury avait conscience d’être un vieillard et entendait consacrer toutes ses ressources intellectuelles et physiques à ses tâches politiques. » Louis XV lui en saura gré en le coiffant de la barrette de cardinal, le 5 novembre 1726.
Prête à tout pour l’amour du roi
La position de Fleury auprès du roi complique la situation de la reine qui se range aux conseils de Villars. Il lui suggère d’amadouer le prélat en lui demandant sans cesse conseil. Dès lors débute un échange de lettres portant sur des affaires le plus souvent anodines : questions d’étiquette, problèmes d’intendance, autorisations de promenades… Pour Marie, ces démarches sont humiliantes. Mais elle se comporte en élève docile et soumise, exactement comme l’avait espéré Madame de Prie. Prête à tous les sacrifices pour retrouver la confiance de son époux, elle multiplie les flatteries innocentes à l’égard de Fleury, s’intéresse à sa santé et l’appelle « mon chérissime ami ». Mais ces lettres sonnent faux. La reine et le mentor du roi se jouent une comédie empreinte de déférence et d’humilité chrétienne, alors qu’ils se détestent.
De nombreux passages des lettres de Marie sont des messages passionnés qui s’adressent indirectement au roi. Il est vraisemblable que Fleury ne les a jamais transmis à son élève. De plus, ces propos enflammés ne sont pas dignes d’une reine de France dont on attend une réserve de bon aloi quand elle s’adresse officiellement à un ministre. Mais Marie éprouve une passion aveuglante pour Louis XV, au point d’oublier qu’elle n’est plus une petite princesse polonaise. « On n’a jamais aimé comme je l’aime », confie-t-elle à Stanislas qui ne se rend pas compte de la situation. En revanche, s’il ignore tout des petites humiliations que Fleury inflige à sa fille, il sait que le roi l’honore toutes les nuits. Et, pour lui, c’est l’essentiel !
L’avenir des Bourbons d’abord !
L’optimisme de Stanislas est fondé, car le roi continue d’être attiré par sa reine, en dépit des troubles qui marquent les débuts de leur couple à Versailles. S’il demeure incapable de franchir la barrière des non-dits et révèle chaque jour à son épouse un caractère particulièrement difficile, il l’aime sincèrement. Et surtout, Louis XV n’oublie jamais la mission qu’ils doivent remplir ensemble : donner des héritiers à la France ! C’est peut-être ce qu’il a voulu exprimer en accrochant deux tableaux presque jumeaux dans ses appartements, courant 1726. Le premier représente sa mère, la duchesse de Bourgogne : une branche de fleurs d’oranger dans la main gauche, elle prend la pose sur une terrasse bordée de verdure ; un page enturbanné à la turque soutient la queue de son manteau fleurdelisé et un amour potelé se tourne vers elle avec une corbeille de fleurs. Il a été peint en 1709 par Jean-Baptiste Santerre , à la demande de Louis XIV. Le second tableau est une réplique du précédent, à l’exception de l’amour qui porte cette fois une couronne royale sur un coussin orné de fleurs de lis. Peint par François Stiémart [8] en 1726, il immortalise Marie Leszczyńska.
La présence de ces deux tableaux chez le roi n’est pas due au hasard : désormais entré dans la vie adulte, Louis XV associe à son épouse une mère qu’il vénère mais n’a jamais connue. C’est, à sa manière, une marque de confiance essentielle envers Marie Leszczyńska qui porte maintenant tous les espoirs des Bourbons.
1-
L’escalier des Ambassadeurs a été démoli par Louis XV pour édifier l’appartement de sa fille, Madame Adélaïde .
2-
Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. 8, p. 279.
3-
Ce qui correspond à un trimestre.
4-
Jeu de cartes (et d’argent) introduit par les lansquenets, mercenaires allemands servant en France aux xve et xvie siècles. En vogue jusqu’au xixe siècle, on pourrait le comparer au moderne poker. Il était particulièrement apprécié à la cour, où les paris allaient bon train. Même Louis XV, moins joueur que la reine, lui consacrait de longues soirées.
5-
Marie Leszczyńska adore le cavagnole (ou cavagnol), jeu de pur hasard comparable au traditionnel loto. Chaque joueur dispose d’un tableau à cinq cases et doit tirer les numéros qui y figurent d’un petit panier, le cavagnol. La reine y jouera toute sa vie, pariant régulièrement de fortes sommes… qu’elle perdra le plus souvent ! Ces dettes de jeu la mettront à plusieurs reprises en position délicate face au roi et à son père, contraints de l’aider à les rembourser.
6-
Marie-Victoire-Sophie de Noailles (1688-1766), veuve depuis 1712 de Louis de Pardaillan d’Antin, marquis de Gondrin, a épousé en secondes noces Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse, fils légitimé de Louis XIV et amiral de France. Mère du duc de Penthièvre , elle est la grand-tante de Louis XV, par la main gauche.
7-
Privée de la cour et de ses intrigues, Madame de Prie a survécu un an à l’exil, sombrant dans une dépression qui la poussera au suicide.
8-
Garde des tableaux du roi, copiste de talent et protégé du duc d’Antin, directeur général des Bâtiments du roi, François Stiémart (1680-1740) a souvent utilisé cette pratique, courante à l’époque, qui consiste à réutiliser plusieurs portraits plus ou moins anciens, en copiant les fonds, les attitudes, les poses, et en les adaptant pour créer une image nouvelle. D’après Xavier Salmon, conservateur au Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, l’effigie de la reine Marie Leszczyńska résulte, pour l’attitude, de la combinaison du portrait de Santerre  ; et, pour le visage, de l’un des premiers portraits de la jeune Polonaise peint par Jean-Baptiste Van Loo, entre 1725 et 1726. Dans le même esprit, Stiémart peindra ensuite un portrait de La reine Marie Leszczyńska assise avec les attributs royaux, qui ressemble beaucoup à celui de La Princesse Palatine, sorti en 1713 de l’atelier de Hyacinthe Rigaud. L’ambiance est la même ; l’artiste n’a fait qu’inverser la posture de son modèle royal.