III
UN CONTE DE FÉES
L
e 2 avril 1725, Stanislas Leszczyński rentre à Wissembourg fourbu, au terme d’une longue partie de chasse. Trop longue pour un homme de quarante-sept ans dont la silhouette est déjà alourdie par la gourmandise et les excès. En arrivant devant la maison Weber, il découvre un courrier en livrée royale. L’écuyer l’attend pour lui remettre un pli en main propre. Avant de s’en emparer, le roi de Pologne a reconnu le sceau du duc de Bourbon. S’agit-il du message tant espéré ? Monsieur le Duc demande-t-il la main de Marie ?
À la lecture de la missive, il sent le sol se dérober. Il lui faut relire le texte plusieurs fois pour le croire : ce n’est pas le duc qui demande la main de Marie, mais le roi ! Les yeux rivés sur la feuille, Stanislas frôle l’apoplexie. Sa propre fille va devenir reine de France !
Péniblement remis de ses émotions, le roi court annoncer la nouvelle à sa chère Marie, occupée à broder pour les pauvres auprès de sa mère : « Madame, dit-il d’un ton révérencieux en s’adressant à sa fille interloquée, permettez que je jouisse du bonheur qui répare et surpasse tous mes revers. Je veux être le premier à rendre hommage à la reine de France. » Stanislas dévoile le message, le lit et le relit pour la mère et la fille stupéfaites. Et tous trois tombent à genoux pour remercier Dieu.
La famille Leszczyński doit rester muette tant que Louis XV n’a pas rendu la nouvelle publique ; mais les familiers de la maison Weber se doutent qu’un événement heureux se prépare. Catherine Opalinska daigne enfin sourire et la joie de Stanislas s’accommode mal du secret qu’il doit garder. Seule la princesse Marie demeure calme, souriante, sereine et ne change rien à ses habitudes. Levée tôt, elle prie avant sa toilette, puis rejoint ses parents dans l’appartement de la reine Catherine ; vers 11 h 30, toute la famille se rassemble pour entendre la messe.
Au cardinal de Rohan, venu lui demander secrètement son consentement, elle répond modestement : « Je suis pénétrée de reconnaissance, Monsieur le cardinal, pour l’honneur que me fait le roi de France. Ma volonté appartient à mes parents et leur consentement sera le mien. »
Quant à Stanislas, il s’empresse de répondre au duc de Bourbon par une longue lettre pompeuse dont les termes révèlent sa totale ignorance des manoeuvres méprisables qui ont abouti à ce mariage :
« Monsieur mon frère,
« [...] Je vous concède le droit de père sur ma fille, en remplaçant celui d’époux qui vous était destiné ; que le roi qui la demande la reçoive de vos mains ; conduisez-la sur ce trône où elle sera un monument éternel de la grandeur de votre âme, de votre zèle pour le roi, de l’amour pour votre auguste sang et du bien que vous souhaitez à l’État. En vertu encore du même droit de père que je transfère sur Votre Altesse Sérénissime, je la prie de répondre pour moi à Sa Majesté, et de l’assurer avec quel honneur et résignation j’obéis à sa volonté. Plaise au Seigneur tout-puissant qu’il en tire sa gloire, le roi son contentement, ses sujets toute la douceur et Votre Altesse Sérénissime, en me rendant le plus glorieux des pères, me rendra le plus heureux des mortels[1] [...] »
À l’euphorie succède l’angoisse. Les Leszczyński tirent le diable par la queue et leurs bijoux sont en gage chez un usurier de Francfort. Stanislas tente bien de les récupérer, mais il lui manque treize mille livres pour y parvenir. Mis dans la confidence, son ami le maréchal du Bourg s’empresse de lui trouver la somme, trop heureux d’apporter son écot au bonheur de la princesse.
Serait-elle gravement malade ?
En dépit de l’interdiction faite de parler du prochain mariage du roi, les rumeurs les plus folles circulent déjà à la cour. Une lettre anonyme adressée au duc de Bourbon le prévient de la mauvaise santé de la princesse qui serait atteinte du haut mal[2]. Inquiet, Monsieur le Duc demande au maréchal du Bourg de dépêcher les meilleurs médecins de Strasbourg pour examiner la princesse. Le rapport, signé des deux praticiens Duphénix et Mougue, balaie toutes les médisances : « [...] Après avoir eu l’honneur de voir Son Altesse Royale, examiné sa taille et ses bras, le coloris de son visage et ses yeux, nous déclarons qu’elle est bien conformée, ne paraissant aucune défectuosité dans ses épaules, ni dans ses bras dont les mouvements sont libres, sa dent saine, ses yeux vifs, son regard marquant beaucoup de douceur. À l’égard de sa santé, Monsieur Kast, son médecin, natif de Strasbourg, nous a déclaré que depuis deux ans qu’il a l’honneur d’être à la cour, elle n’a eu d’autres maladies que quelques accès de fièvre intermittente en deux différentes saisons qui ont été terminés chaque fois par une légère purgation et un régime. La vie sédentaire de Son Altesse Royale et le long espace de temps qu’elle passe dans les églises, dans une situation contrainte, lui ont causé quelques douleurs dans les lombes, produites par une sérosité échappée des vaisseaux gênés par la tension des fibres musculeuses, laquelle sérosité nous jugeons tout extérieure, la moindre friction ou le mouvement la dissipant, de même que la chaleur, ce qui fait que pendant l’été elle n’en a point été attaquée. [...] La Princesse est parfaitement réglée, ses règles d’une louable couleur et ne durant qu’autant qu’il est nécessaire[3]. »
Sans perdre de temps et dans le plus grand secret, le roi désigne Madame de Boufflers comme future dame d’honneur de la reine et Mademoiselle de Clermont, soeur aînée de Monsieur le Duc, comme future surintendante. Afin de faciliter les ultimes négociations avec Stanislas, le duc de Bourbon décide de placer un homme de confiance auprès de lui. Ce conseiller extraordinaire lui communiquera toutes les directives de Versailles ; en retour, il fournira toutes les informations utiles sur le roi de Pologne et sa famille. Le choix du chevalier de Vauchoux n’étonne pas : il a la confiance de Stanislas et celle de l’entourage de Monsieur le Duc, à commencer par Madame de Prie ! Lorsqu’il arrive à Wissembourg, le 24 avril, l’émissaire sait qu’il doit dissuader le roi déchu de toute ambition politique envers la Pologne. Mais on ne s’improvise pas diplomate et le malheureux Vauchoux avoue au secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Fleuriau de Morville, que « trente-cinq années dans les troupes n’avaient pu me donner l’usage des négociations[4] ». Le ministre lui adjoint aussitôt un jeune érudit de vingt-sept ans. Pas plus diplomate que Vauchoux, Jean-Baptiste de La Curne de Sainte-Palaye vient d’être reçu membre associé de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Si son oeuvre reste encore à écrire, ce spécialiste de l’Antiquité se double d’un mondain fort apprécié dans les salons. Proche de Pâris-Duverney , le jeune homme a été choisi sur les recommandations du financier pour occuper la double fonction de plume « occulte » du chevalier de Vauchoux et de secrétaire de Stanislas. Sous couvert de faciliter l’écriture de la langue française au roi de Pologne, il constitue surtout le pion discret qui permet à Monsieur le Duc et à Madame de Prie de surveiller de près la famille Leszczyński .
Consternation à Versailles comme à Paris
Le dimanche 27 mai 1725, Louis XV choisit l’heure de son petit lever pour annoncer publiquement son prochain mariage : « Messieurs, j’épouse la princesse de Pologne [...] » Le duc de Gesvres, premier gentilhomme de la chambre, passe alors dans l’OEil-de-Boeuf pour répéter la nouvelle, la livrant en pâture aux commérages de la cour.
De Versailles à Paris, l’annonce de ce mariage franco-polonais sème la consternation. Selon le gazetier Mathieu Marais, « la cour a été triste comme si on était venu dire que le roi était tombé en apoplexie. [...] Nous verrons les suites de ce mariage avec un roi qui n’est plus un roi, qui l’a été par une élection faite en conquête, qui cesse de l’être par la même conquête et qui est d’une nation tout à fait étrangère à la nôtre. Les coeurs des Français ne sont pas faits pour aimer des Polonais, qui sont les Gascons du Nord et qui sont des républicains. Quel intérêt pouvons-nous avoir avec de tels peuples » ?
Pour l’avocat Barbier, ce mariage « ne convient, en effet, en aucune façon au roi de France, d’autant que la maison Leczynski (sic) n’est pas une des quatre grandes noblesses de Pologne. Cela fait de simples gentilshommes, et c’est une fortune étonnante pour cette princesse ».
Le peuple, lui, glose sur son âge : vingt-deux ans, soit sept de plus que le roi. Et la rumeur en fait une sotte, laide, épileptique et scrofuleuse, tandis que l’on chantonne dans la capitale :
« Par l’avis de Son Altesse
Louis fait un beau lien ;
Il épouse une princesse
Qui ne lui apporte rien
Que son mirliton. »
Grinçant, Voltaire écrit à son amie, la marquise de Bernières : « Les noces de Louis XV font tort au pauvre Voltaire, on ne parle de payer aucune pension, ni même de les conserver. Mais en récompense on va créer un nouvel impôt pour avoir de quoi acheter des dentelles et des étoffes pour la demoiselle Lesinzka[5]. Ceci ressemble au mariage du soleil qui faisait murmurer les grenouilles. Il n’y a que trois jours que je suis à Versailles et je voudrais déjà en être dehors. »
Peu importent les mécontents ; le duc de Bourbon vient de remporter une belle victoire sur les Orléans et active les préparatifs du mariage. Il écrit à Marie Leszczyńska : « Votre mariage avec le roi n’étant pas déclaré, je n’ai pas osé jusqu’à présent vous écrire et je me suis contenté de supplier le roi votre père de vous assurer du désir que j’avais de voir sur le trône de France une princesse dont les vertus retentissantes dans toute l’Europe ne pourraient pas manquer de faire le bonheur de l’État, la satisfaction du roi et la consolation de ses sujets ; mais aujourd’hui que le roi vient de rendre publique cette grande et importante affaire, ce serait manquer à mon devoir, si je différais un moment de vous marquer ma joie d’avoir été assez heureux pour qu’il se trouvât, durant mon ministère, l’occasion de rendre à ma patrie le service le plus essentiel qu’elle pût attendre de moi[6]. »
Wissembourg fête sa reine inattendue
L’annonce officielle du mariage parvient à Wissembourg dans la nuit du 30 au 31 mai. Au petit matin, tandis que le roi Stanislas s’isole dans l’église pour rendre grâces à Dieu, deux courriers galopent en direction de Strasbourg et Saverne afin de prévenir le maréchal du Bourg et le cardinal de Rohan. La princesse Marie vient de prendre connaissance de la lettre du duc de Bourbon et réagit comme son père. Elle voit la main de Dieu dans ce miracle qui bouleverse sa vie et la conforte dans sa foi chrétienne. Elle se prépare donc à épouser le roi de France dans cet état d’esprit.
La Curne de Sainte-Palaye raconte comment il fut l’un des premiers à saluer la princesse Marie qui ne cachait pas sa joie, avant de se rendre auprès de sa mère, Catherine Opalinska : « Elle avait au pied de son lit un tableau de la Sainte Vierge, sur ses genoux un crucifix, et autour d’elle une douzaine au moins d’heures et d’autres livres de dévotion, et un bon jésuite, son confesseur. C’était un spectacle tout à fait édifiant. La reine de Pologne entra un moment auprès d’elle. Ces princesses pleuraient presque de joie en s’embrassant et ceux qui étaient présents en faisaient presque autant. La nouvelle ayant alors été rendue publique, tout le monde accourut en foule. Deux escadrons du régiment Berry-Cavalerie habillés à neuf magnifiquement, et qui sont ici à la garde du roi, vinrent dans la cour avec les timbales et les trompettes, étendards déployés, et firent une salve devant Sa Majesté le roi de Pologne[7]. »
Des autorités municipales aux habitants, tout Wissembourg défile devant le roi et sa famille pour complimenter la future reine de France. La matinée s’achève par un Te Deum à la collégiale qui rassemble les notables de la région ; et, le soir, le vin coule à volonté pour les Wissembourgeois qui dansent autour de grands feux de joie. Fêtes et illuminations se poursuivent plusieurs jours, alors que les premières visites protocolaires se présentent à la maison Weber.
Une lettre de Louis XV… et un complot !
Quelques jours plus tard, Marie reçoit enfin une lettre du roi, son fiancé. Les termes, conventionnels et d’une grande banalité, trahissent la plume de Fleury qui les a dictés à son élève :
« La nouvelle que je viens d’apprendre, Madame, de la célébration de mon mariage, est la plus agréable pour moi que j’aie encore reçue depuis que je règne ; l’empressement que j’ai de recevoir Votre Majesté répond parfaitement à tout ce que je me promets du lien que je forme avec Elle. Soyez sûre, Madame, que je ne chercherai jamais mon bonheur que dans le plaisir que je prendrai toujours à faire le vôtre. Je compte tous les moments de votre arrivée auprès de moi, et j’attends Votre Majesté pour partager avec Elle la joie de mes peuples, qui jugeront, par le choix que j’ai fait, du désir que j’aie de les rendre heureux[8]. »
Cette lettre, signée Louis, est pour Marie la preuve que son conte de fées devient réalité. Émue par les sentiments du jeune roi, elle décide de lui offrir un présent de sa composition. Ce sera un livre d’heures en deux volumes qu’elle s’applique à calligraphier sur parchemin. La preuve que son mariage s’annonce sous le signe de la piété !
Visites, voeux et cadeaux bouleversent la vie monotone des Leszczyński. Vauchoux ne sait plus où donner de la tête. Wissembourg affiche complet ! Quelle aubaine pour les conspirateurs à la solde d’Auguste II : dans les premiers jours de juin 1725, ils s’en prennent au tabac du roi de Pologne qu’ils truffent de feuilles empoisonnées. Cette fois encore, la machination est éventée et Harlay, le nouvel intendant d’Alsace, ordonne l’arrestation des comploteurs retranchés au château de Falkenburg, fief des comtes de Leiningen. Dans les salons de Versailles, l’affaire anime si bien les conversations que le duc de Saint-Simon en parle avec sévérité à son ami, le cardinal Gualterio : « L’expédition militaire dans les terres de l’El[ecteur] Palatin faite par Monsieur d’Harlay Int[endant] d’Alsace et sans aveu ni consultation que de soi-même. De telles têtes sont mal en place et plus mal sur des frontières. Je ne sais ce que l’Électeur et l’Empereur même en diront, mais difficilement Monsieur d’Harlay persuadera-t-il à personne que quelqu’un ait envie d’empoisonner le roi Stanislas, et beaucoup moins qu’on l’entreprenne en débitant du tabac empoisonné sur la place de Wissembourg dans l’espérance qu’il en achètera pour son usage[9]... »
D’autres surprises attendent le malheureux Vauchoux. La plus désagréable survient durant la prise des mensurations pour l’élaboration du trousseau. Il sollicite de Marie le prêt d’une chaussure pour modèle… et découvre qu’elle possède une seule paire d’apparat dont elle se sert uniquement pour danser ! Aussitôt prévenue, Madame de Prie s’empresse de compléter le trousseau de sa protégée.
Mariage par procuration à Strasbourg
Selon la tradition, le roi de France ne peut quitter son royaume, sauf pour faire la guerre à la tête de ses armées. Quant aux cérémonies de mariage, elles répondent à des rituels bien établis, fondés sur l’égalité entre les deux parties. Ainsi, pour quitter son pays natal, la princesse doit-elle avoir été mariée par procuration. Mais le cas de Marie Leszczyńska diffère puisqu’elle vit en exil en Alsace, province appartenant au royaume de France. Dans ce cas très particulier, est-il vraiment nécessaire d’organiser un mariage par procuration à Strasbourg ? Les ministres de Louis XV répondent par l’affirmative pour des motifs politiques. Ils y voient l’occasion de valoriser une province récemment annexée, voisine des duchés de Lorraine indépendants. C’est aussi la seule possibilité pour le roi Stanislas de conduire sa fille à l’autel en « souverain régnant », sans bafouer les règles.
On apprend que la princesse désire se marier le jour de la Vierge. La date du 15 août ne semble pas poser de difficultés ; en revanche, les ministres de Louis XV sont plus réticents devant le titre de « princesse royale de Pologne » choisi par Marie et qui ne convient pas à la fille d’un roi élu.
La famille Leszczyński quitte la maison Weber le 3 juillet 1725. Dans son journal, le Wissembourgeois Jean-Christophe Scherer raconte le départ de la reine escortée par le régiment de Berry-Cavalerie : « On planta des mais[10] depuis sa maison jusqu’à la porte de Haguenau. Devant la porte se trouvaient les enfants des écoles des deux confessions et les bourgeois rangés pour la parade ; à leur tête se trouvaient les jeunes gens de la ville avec musique et drapeaux. La reine en passant en voiture considéra ce spectacle avec satisfaction et écouta jouer sa marche favorite. Pleine de joie, elle se mit à rire et se frappa la poitrine. Ce soir-là, nos jeunes gens s’amusèrent encore beaucoup. Mais la cour était partie et ce fut la fin de notre joie[11]. »
Après une halte à Soultz pour le dîner et une étape à Bischwiller pour la nuit, le cortège arrive aux portes de Strasbourg le 4 juillet, en fin d’après-midi. Les couleurs de la reine flottent dans toutes les rues où une foule dense se presse pour apercevoir l’élue de Louis XV. Les troupes lui rendent les honneurs sur le parcours qui mène au palais du gouverneur, tandis que le cardinal de Rohan, entouré du chapitre de la cathédrale, accueille avec émotion son vieil ami le roi Stanislas et la pieuse Marie dont il a guidé l’adolescence. Après les discours et harangues d’usage, le cortège se dirige vers l’hôtel de la comtesse d’Andlau, où les Leszczyński vont résider quelques semaines. Réceptions, divertissements, promenades et cérémonies religieuses rythmeront ensuite leur vie quotidienne.
On parle d’étiquette et d’argent
Madame de Prie est déjà arrivée à Strasbourg. Elle a proposé de convoyer le trousseau de la reine pour s’assurer du caractère de Marie. En réalité, elle veut être la première dame à l’initier aux arcanes de la cour et tient absolument à la mettre en garde contre la sournoiserie de ce Fleury qu’elle déteste. Elle en profite aussi pour remettre une lettre de Monsieur le Duc au roi Stanislas, l’engageant secrètement à lui confier sa fille afin de lui éviter les pièges de Versailles.
L’étau se resserre déjà autour de la reine, à l’insu de son père qui se félicite de la bienveillance de ses protecteurs. En effet, Monsieur le Duc n’a pas lésiné puisque, dans les jours qui suivent, arrivent dix carrosses du roi attelés de huit chevaux, une douzaine de carrosses privés à six chevaux transportant les dames du palais ; et autant de fourgons pour les bagages. Quant aux équipages du Grand Commun, ils se composent d’une cinquantaine de carrosses, berlines, fourgons et chariots dévolus au service de bouche et à celui de la reine. Cet immense convoi aux couleurs chatoyantes, car tous les uniformes sont neufs, traverse les villes de l’Est sous les acclamations d’une foule joyeuse.
Entre-temps, Marie, sa famille et sa petite cour ont quitté l’hôtel d’Andlau pour s’installer au palais du gouverneur. Le 5 août, le duc d’Antin[12], accompagné du marquis de Beauvau, présente la demande officielle au roi et à la reine de Pologne. Stanislas répond avec emphase : « Monsieur, je suis très obligé au roi de France qui, non content de m’avoir donné un asile dans son royaume, me donna encore une place dans son coeur, dont je fais plus grand cas que la couronne brillante qu’il met sur la tête de ma fille. » Invitée à dire quelques mots à la suite de ses parents, Marie s’adresse simplement au représentant du Roi Très Chrétien : « Je prie le Seigneur que je fasse le bonheur du roi comme il fait le mien et que son choix produise la prospérité du royaume et réponde aux voeux de ses fidèles sujets. »
Quatre jours plus tard, le Mercure de France annonce que « les princes et les princesses de la Maison royale se rendirent dans le cabinet du roi à Versailles pour la signature du contrat de mariage de S.M. avec la princesse Marie, fille du roi Stanislas ». Un contrat facile à établir puisque le malheureux roi Stanislas n’a pas les moyens de constituer une dot à sa fille, dont la seule richesse sera de porter l’avenir de la dynastie. En reconnaissance, elle recevra cinquante mille écus pour ses « bagues et joyaux », deux cent cinquante mille livres à son arrivée près du roi, un douaire annuel de vingt mille écus d’or en cas de veuvage, avec cent mille écus de pierreries ; quant aux dépenses de fonctionnement de sa maison, le contrat demeure muet sur le chiffre mais précise qu’il s’agit d’une « somme convenable ». Michel Tarlo, qui signe le document au nom des Leszczyński, se gardera bien d’en discuter les termes fixés par les ministres de Louis XV.
Reste à désigner le prince qui épousera Marie Leszczyńska au nom du roi. Louis XV souhaite donner tout son éclat aux cérémonies de Strasbourg en traitant le roi Stanislas en souverain. Pour respecter l’étiquette, il faut donc désigner un prince du sang. C’est le premier d’entre eux, le duc d’Orléans , qui réclame cet honneur.
15 août 1725 : reine de France
Le soir du 14 août, au palais du Gouvernement, le cardinal-évêque de Rohan célèbre les fiançailles de Marie pendant que les illuminations embrasent Strasbourg. La ville est en liesse, livrée aux bals et festins. Le lendemain matin, toutes les églises sonnent à grandes volées et les canons de la place tonnent. Dans les rues tendues de guirlandes et d’oriflammes, les carrosses peinent à se frayer un passage au milieu de la foule. Les princes allemands et leur suite sont venus nombreux, « attirés par la curiosité », note Sainte-Palaye qui observe l’arrivée des invités dans la cathédrale. Tout ce monde a pris place dans les tribunes avant onze heures, selon un protocole réglé par le marquis de Dreux, grand maître des cérémonies du roi.
Les Cent-Suisses et les gardes du corps forment la haie. À midi, le cardinal de Rohan et les chanoines-comtes de Strasbourg, entourés de tout le clergé de la ville, prennent place sous le porche de la cathédrale pour accueillir la reine. Marie s’avance, vêtue d’une robe de brocart d’argent, ornée de pierreries, de dentelles d’argent et semée de roses de soie. Elle pénètre dans la nef au son des tambours, des timbales et des trompettes des gardes du corps, pour une cérémonie qui s’annonce longue et grandiose. Précédée du marquis de Dreux, des ambassadeurs extraordinaires et de monseigneur le duc d’Orléans vêtu d’un manteau d’or étincelant, la fiancée de Louis XV remonte lentement vers le choeur en donnant la main au roi Stanislas. Sa longue traîne de brocart est portée par Madame de Linange, sa dame d’honneur. À la croisée du transept, elle s’agenouille sur une estrade couverte de velours cramoisi semé de fleurs de lis d’or. Ses parents se tiennent à ses côtés.
Le roi et la reine de Pologne conduisent ensuite leur fille à l’autel tandis que le duc d’Orléans se place à sa droite. Avant la bénédiction de l’anneau et des treize pièces d’or, le cardinal de Rohan prononce l’éloge de Marie tout en rendant grâces à la Providence d’avoir si bien aidé le destin : « Vous êtes fille d’un prince qui, dans les différents événements d’une vie agitée, a toujours réuni en lui l’honnête homme, le héros et le chrétien. [...] À peine ce prince est-il sur le trône où le choix des grands et l’amour des peuples l’avaient placé, qu’il se voit forcé de le quitter. [...] Il vient en France ; vous l’y suivez, Madame. Tout ce qui vous y voit, sensible à vos malheurs, admire votre vertu ; l’odeur s’en répand jusqu’au trône d’un jeune monarque qui, par l’éclat de sa couronne, par l’étendue de sa puissance et plus encore par les charmes de sa personne, pouvait choisir entre toutes les princesses du monde. Guidé par de sages conseils, il fixe son choix sur vous. Et c’est ici que le doigt de Dieu se manifeste : il se sert du malheur même, qui sépare le roi votre père de ses sujets et qui vous enlève à la Pologne, pour vous donner à la France et pour nous donner en vous une reine qui sera la gloire d’un père et d’une mère dont elle fait la consolation et les délices. »
Contée avec l’onction religieuse qui sied à la cérémonie, la belle histoire fait perler quelques larmes sur les visages du clan polonais. Mais, dans la cohorte des initiés de Versailles, on devine aussi des sourires retenus à l’évocation de ce conte de fées qu’ils peinent à prendre au sérieux.
Après l’échange des consentements, Marie reprend sa place sur l’estrade et Louis d’Orléans s’adresse au duc de Noailles, capitaine des gardes : « Monsieur, prenez Madame, c’est votre reine et votre maîtresse. » Noailles empoigne son bâton ; les gardes de la manche, qui ne doivent pas quitter la personne royale, se placent de chaque côté de l’estrade ; et les officiers des gardes du corps prennent position. Ce cérémonial, propre à l’union par procuration, rappelle que Marie est désormais reine de France et que tous les honneurs souverains lui sont dus. La cérémonie prend fin sur un Te Deum alors que tous les canons de la ville tonnent à l’unisson.
La reine regagne ensuite le palais du Gouvernement sous les acclamations, pour y recevoir les hommages de sa maison et des visiteurs. Puis elle dîne pour la première fois au grand couvert, avec ses parents. L’après-midi, ayant souhaité assister aux vêpres, elle se rend à la cathédrale en grand apparat, accompagnée de Mademoiselle de Clermont et de ses quatre premières dames. C’est l’occasion pour elle de découvrir l’étiquette qui s’applique à la reine de France : Messieurs de Nangis et de Tessé l’accompagnent au choeur, le duc de Noailles se tient derrière son fauteuil, les dames du palais entourent le prie-Dieu, les officiers des gardes et les gardes de la manche occupent les côtés. À quelques pas, le roi Stanislas contemple la scène. Plus attentive à l’office qu’à la pompe royale, Marie s’abandonne à la prière, agenouillée, le visage caché dans ses mains, sourde aux exhortations qui invitent l’assistance à se relever.
La journée s’achève sur la terrasse du palais bordant l’Ill, pour assister à un extraordinaire feu d’artifice tiré de quatre bateaux. Trois heures durant, fusées, tourniquets et pots à feu illuminent le ciel. La cathédrale participe à l’embrasement en pointant sa flèche scintillante de mille feux d’où s’échappent des gerbes éclatantes. Et, toute la nuit, les Strasbourgeois vont danser dans les rues aux cris de « Vivent le roi et la reine » !
Recommandations d’un père à une reine
De retour à ses appartements, la reine peut enfin prendre connaissance d’une longue lettre remise par Stanislas la veille au soir. Écrite dans le plus grand secret, au cours du séjour des Leszczyński chez Madame d’Andlau, cette instruction, intitulée Avis du roi à la reine sa fille lors de son mariage[13], est le premier texte important rédigé en français par le roi de Pologne. Destiné à instruire sa fille des embûches qui la guettent à la cour, c’est aussi un hymne à l’amour paternel, empreint de reconnaissance envers ce « miracle de la Providence » :
« Écoutez, ma Fille, et voyez ; prêtez l’oreille à mes paroles, et oubliez votre peuple et la maison de votre père.
« J’emprunte, ma chère Fille, ces paroles de l’Esprit Saint pour vous donner des avis, les seuls vraisemblablement qu’il me sera permis de vous donner dans la suite après l’événement qui vous éloigne de moi, et qui vous met tout d’un coup sur le Trône de l’Univers le plus puissant et le plus respectable.
« C’est ici véritablement l’ouvrage du Très-Haut. Je vois sa main qui vous conduit à travers tous les détours de la prudence humaine, et qui, confondant les vues et l’attente des mortels, veut se glorifier elle-même par ses prodiges.
« C’en est un, en effet, que le rang où elle vous élève aujourd’hui. Quelle qu’ait été votre sagesse, quelles que soient vos vertus, ce n’est point à elles seules que vous devez ce trait singulier de la Providence, mais c’est à vous à le justifier par toutes les sortes de mérites que va vous demander votre nouvel état et tous les yeux ouverts sur vous cherchent à tirer des présages de votre zèle à les remplir. [...]
« Distinguez-vous, à la bonne heure, dans le rang que vous occupez, mais que ce soit uniquement par l’ambition d’en remplir tous les devoirs avec exactitude. Faites toujours mieux que le peuple tout ce que le peuple fait de bien. Surpassez les plus sages en mérite, mais sans être extrême sur aucune vertu : il n’appartient qu’à l’hypocrite d’exagérer les sentiments qu’il n’a pas. [...]
« Je pourrais vous avertir ici d’un avantage que vous ne vous connaissez pas. C’est un don de la nature qui ne vous a rien coûté, mais qui, rendant plus aisée la pente à vous imiter, peut vous être un sujet de mérite, et d’un simple talent vous faire une vertu. Ce don si précieux est cet air de douceur, ces manières aisées et prévenantes, ce caractère de bienfaisance et de bonté qui se peint dans vos traits, et qui appelant tous les coeurs et leur demandant autant d’amitié qu’il en offre ne laisse pas de leur imprimer le respect dont il semble vouloir les affranchir. Conservez avec soin ces dehors précieux, et ne cessez en aucun temps d’être réellement tout ce qu’ils promettent.
« Faites toujours autant de bien qu’il vous sera possible. La libéralité est un devoir de votre rang, et les refus vous doivent plus coûter que les grâces. Surtout approchez de vous la vertu timide et malheureuse ; ne dédaignez jamais le mérite indigent ; ne leur faites pas même acheter vos secours par des prières : en leur payant une dette, ce serait leur vendre le plaisir de vous en acquitter.
« Aucune affaire essentielle ne vous regarde sur le Trône que celle de vous faire aimer. [...]
« Répondez aux espérances du roi par toutes les attentions possibles ; vous devez ne plus penser que d’après lui et comme lui, ne plus ressentir de joies et de chagrins que ceux qui l’affectent, ne connaître d’autre ambition que de lui plaire, d’autre plaisir que de lui obéir, d’autre intérêt que de mériter sa tendresse ; vous devez ne plus avoir à vous ni humeur ni penchant ; votre âme doit se perdre dans la sienne ; et tel est votre bonheur, qu’elle ne peut que s’embellir en se perdant de la sorte : par là même vous pouvez contribuer au bien de Sa Majesté. [...]
« N’essayez point à percer les voiles qui couvrent les secrets de l’État. L’autorité ne veut point de compagne. Laissez au roi et à son Conseil à ménager les intérêts qui divisent ou rapprochent les Nations, et à donner à l’Univers, selon les temps et les besoins, ces secousses puissantes qui l’ébranlent. [...]
« C’est surtout la Religion que vous devez respecter sans l’approfondir. [...] Dans le poste éminent où vous êtes, rien n’est plus important que la Religion ; non seulement elle est le seul frein que puissent avoir ceux qui ne craignent pas les Lois dont ils sont les arbitres, mais elle est seule capable d’adoucir les chagrins qui révoltent l’orgueil des grandeurs humaines, et de les convertir même en plaisirs, ainsi qu’un grand feu convertit en lumière tout ce qu’on y jette. Soyez toujours telle que vous avez été dès vos plus jeunes ans. Attachez-vous à l’essence de la Religion, elle doit être jointe à la piété, sans quoi elle ne serait qu’un fantôme ; la piété doit être jointe à la morale, sans quoi elle ne serait que superstition ; et la morale ne doit point être séparée du culte, sans quoi elle ne différerait point de cette philosophie de nos jours, qui ne connaît la raison que pour la louer et la combattre, l’humanité que pour l’exalter et l’avilir, les vertus, les devoirs que pour s’en affranchir, ou pour se justifier du mépris qu’elle en fait par l’inutilité qu’elle y suppose. Ayez de la piété, mais gardez-vous autant d’en avoir trop, que de n’en avoir qu’à demi. [...]
« Heureux témoins de votre élévation et de votre gloire, nous n’en sommes pas moins sensibles à votre éloignement ; nous ne cessons de verser des larmes ; nous vous perdons, ma chère enfant, vous qui étiez notre consolation, notre amour, nos seuls délices. Je vous cherche sans cesse à mes côtés ; je sens qu’il me manque une partie de moi-même ; ma vie me semble s’échapper avec mes pleurs ; votre seul bonheur me console ; le Ciel vient d’accomplir en vous tous nos désirs ; nous le supplions d’exaucer les voeux que nous ne cesserons de lui faire tous les jours de notre vie, pour qu’il vous comble d’autant de bénédictions et de grâces, qu’il vient de répandre sur vous de biens et de félicités[14]. »
1-
Duclos, Mémoires secrets sur les règnes de Louis XIV et Louis XV, t. II.
2-
On appelait ainsi l’épilepsie généralisée, caractérisée par une perte de connaissance et une convulsion de tous les muscles du corps.
3-
Archives Nationales, dossier K 139-140.
4-
Archives des Affaires étrangères, Pologne. Correspondance, vol. 173, fo 36.
5-
Esprit caustique, Voltaire a probablement déformé le patronyme de Marie pour les besoins de sa prose. Quant à l’entourage de Louis XV, il a eu beaucoup de peine à retenir l’orthographe exacte des Leszczyński, de leur famille et de leurs proches. Longtemps après le mariage, la cour continuera d’écorcher les noms et titres polonais.
6-
Archives Nationales, dossier K 139-140.
7-
B.N.F., Collection Bréquigny, Papiers La Curne de Sainte-Palaye, vols. 66-68.
8-
Jacques Levron, Madame Louis XV, p. 40.
9-
Minute d’une lettre à chiffrer, écrite à Paris le 2 juillet 1725 par le duc de Saint-Simon au cardinal Gualterio. Catalogue de manuscrits autographes, « Souverains et Princes de France, Huit siècles de l’histoire de France », no 168, Étude Piasa, 27 mars 2007, à Drouot-Richelieu.
10-
Mai ou arbre de mai : il s’agit d’un arbre coupé que l’on plantait en général le premier jour de mai devant la porte d’une jeune fille en âge de se marier.
11-
Extrait publié dans la Strassburger Post du 2 octobre 1910, StanislasLeszczyński, Anthologie présentée par Anne Muratori-Philip, p. 50.
12-
Louis Antoine de Pardaillan d’Antin est un fils légitime de la marquise de Montespan.
13-
Il y aura plusieurs versions de ce texte qui s’intitulait à l’origine : Conseils donnés par le roi de Pologne Stanislas à la reine de France, sa fille.
14-
Stanislas Leszczyński, Anthologie, op. cit., pp. 50 à 60.