Chapitre 34
C’était le petit matin. Knox roula doucement jusqu’à ce qu’ils sortent de la ville et, une fois sur la piste cahoteuse du désert, il poussa le moteur de la jeep au maximum. La suspension grinçait et crissait sous les secousses et les vibrations. Un air glacial s’introduisait par les portières et les bouches d’aération. Rick était assis à l’arrière, penché entre les deux sièges avant. Gaëlle, les mains sous les aisselles, se tenait recroquevillée sur elle-même.
— C’est de la folie ! s’exclama-t-elle. On ferait mieux de revenir demain matin.
— On ne peut pas prendre de risques, affirma Knox.
— Quels risques ? Même s’ils trouvent la tombe, ils ne peuvent pas l’ouvrir et la piller aussi facilement.
— Crois-moi, quand le jeu en vaut la chandelle, les Dragoumis ne reculent devant rien.
— Mais est-ce que ça vaut vraiment le coup ? Ils seront forcément démasqués. Tu crois qu’ils risqueraient la prison et une condamnation internationale uniquement pour récupérer les artefacts de la tombe d’Alexandre ?
— Ce n’est peut-être pas ce qu’ils cherchent. Ils pensent peut-être trouver autre chose.
— C’est-à-dire ? demanda Rick.
— Je ne vois qu’une chose pour laquelle ils seraient prêts à tout, répondit Knox.
— Quoi ?
— Philippe Dragoumis rêve d’une Macédoine indépendante. Il n’atteindra ce but qu’en provoquant une guerre et il le sait très bien. Mais le peuple ne prend pas les armes sans raison. Il doit avoir une cause à défendre, être soudé par une vision commune. Les juifs ont combattu pour l’arche d’Alliance. Les chrétiens ont combattu pour la sainte Croix. Si vous étiez Macédoniens, pour quoi vous battriez-vous ?
— Pour la dépouille d’Alexandre, répondit Gaëlle sous le choc.
— L’immortel, l’invincible maître du monde, confirma Knox.
— Mais c’est impossible, protesta Rick. Le corps d’Alexandre était encore exposé à Alexandrie des centaines d’années après la mort de tous les porte-bouclier.
— Tu en es sûr ?
— Mais bien sûr, intervint Gaëlle. Jules César est allé lui rendre hommage. Octavien ! Caracalla !
Knox l’interrompit d’un geste de la main.
— Merci pour la leçon d’histoire, mais essaie de te placer d’un autre point de vue. Imagine que tu sois Ptolémée et que tu viennes d’asseoir ton pouvoir en Égypte. Tu apprends que ces salauds de porte-boucliers se sont emparés de la dépouille d’Alexandre. Or, il te faut absolument cette dépouille. C’est la seule chose qui donne de la légitimité à ton règne. Tu pars à leur poursuite mais, alors que tu es sur le point de les capturer, ils se tuent tous et tu ne retrouves pas Alexandre. Il ne te reste plus qu’une chose à faire.
— Un sosie ? suggéra Rick. Tu penses qu’il est revenu avec un sosie ?
— C’est possible, non ? Il avait déjà eu recours à un leurre pour envoyer Perdiccas dans la mauvaise direction. Il est probable que l’idée lui soit au moins venue à l’esprit.
— Mais le visage d’Alexandre était le plus connu de toute l’Antiquité, insista Gaëlle. Ptolémée ne pouvait pas se contenter d’embaumer un sosie en espérant que personne ne se rendrait compte de la supercherie.
— Et pourquoi pas ? Il n’y avait pas de télévision à l’époque. Pas de photos. Il n’y avait que la mémoire et l’art, qui avaient une tendance naturelle à l’idéalisation. Ptolémée a laissé Alexandre à Memphis pendant trente à quarante ans avant de l’emmener à Alexandrie. Les archéologues se demandent encore pourquoi. Tu penses vraiment qu’il a fallu si longtemps pour construire une tombe adéquate ? Ou que Ptolémée a repoussé le transfert délibérément pour offrir à son successeur une grande fête nationale ? Tout ça, c’est des conneries ! Ptolémée ne pouvait peut-être pas prendre le risque d’exposer la dépouille dans une cité grecque parce que ce n’était pas celle d’Alexandre. Il a peut-être attendu que tout ceux qui avaient connu Alexandre soient morts ou trop gâteux pour se souvenir de son visage.
— Tu rêves...
— Tu crois ? Pourtant, c’est toi qui m’as montré la peinture.
— Quelle peinture ?
— Celle de l’antichambre de la tombe macédonienne, qui représente Apelle de Cos avec Akylos. Pourquoi le portraitiste personnel d’Alexandre aurait-il perdu son temps avec un simple porte-bouclier ? Peut-être Akylos avait-t-il l’habitude de poser pour Alexandre. Nous n’avons jamais retrouvé la dépouille de l’empereur à Alexandrie. Et sur la mosaïque, on voit qu’Akylos était petit, mince et roux. Maintenant, décris-moi Alexandre...
— Non, murmura Gaëlle. C’est impossible.
Mais elle fut parcourue d’un frisson.
— Que se passe-t-il ? demanda Knox.
— C’est juste que... cela m’a toujours paru bizarre que Kalonymos enterre les porte-bouclier dans le quartier royal, quasiment sous les yeux de Ptolémée. C’était du suicide.
— Mais ?
— Mais Kalonymos a écrit dans le message crypté qu’il avait juré de réunir les trente-trois dans la mort comme ils avaient été unis dans la vie. Si tu dis vrai, si Akylos a vraiment été enterré à Alexandrie à la place d’Alexandre, cela explique que les porte-bouclier aient été inhumés dans la nécropole, juste au-dessous de lui. C’est de cette façon que Kalonymos les a tous réunis.
Knox appuya sur l’accélérateur et la jeep rugit sur le sable.
Subjuguée, Elena regarda Mohammed retirer le sable du marbre et enfiler les dents de la benne entre le haut de la plaque et le linteau de calcaire. Il poussa en avant et la dalle de marbre tomba. Elena tressaillit, épouvantée, en tant qu’archéologue, par un vandalisme aussi cavalier, mais le sable était mou et la roche ne se brisa pas. Elle était plus déterminée que jamais à poursuivre sa vendetta mais mourait d’envie, elle aussi, de voir ce qui se trouvait à l’intérieur. À tous points de vue, elle était à l’apogée de sa carrière.
Tous les membres de l’équipe prirent une torche et éclairèrent le trou noir. Un escalier presque entièrement enseveli sous le sable descendait jusqu’à une galerie grossièrement taillée, suffisamment haute et large pour laisser passer deux hommes côte à côte. Elena suivit Nicolas et Philippe Dragoumis, qui s’enfoncèrent dans la colline. Au bout d’une cinquantaine de pas, ils débouchèrent dans une grande pièce surmontée d’un haut plafond. Elle était vide. Il n’y avait que de la poussière et des détritus. Un vaisseau brisé ; une amphore en terre cuite ; un manche de dague ; les ossements et les plumes d’un oiseau, qui s’était sans doute trouvé emprisonné ici des siècles auparavant. Seuls les murs les récompensèrent de tous les efforts qu’ils avaient faits pour trouver cet endroit. Des scènes de la vie d’Alexandre, semblables aux étapes du chemin de croix, avaient été sculptées en haut relief dans le grès et ornées de véritables artefacts.
Dans la première scène, sur la gauche, Alexandre était représenté enfant dans son berceau, en train d’étrangler des serpents comme Hercule – visiblement, il y avait eu de véritables serpents entre ses mains, bien que le temps les ait complètement désintégrés pour ne laisser que des peaux translucides, minces comme une pelure d’oignon. Dans la deuxième, il montait Bucéphale face au soleil pour mieux le dompter. Dans la troisième, il entretenait une conversation passionnée avec d’autres jeunes gens et un vieillard, peut-être Aristote en personne, qui tenait ce qui avait été jadis un livre ou un rouleau avant de s’effriter et de s’éparpiller comme des cendres sur le sol. Dans la quatrième, sur un cheval cabré, il appelait ses hommes à se battre. Dans la cinquième, il enfonçait un javelot à manche de bois dans la poitrine d’un soldat perse brandissant une hache en bronze au-dessus de sa tête. Dans la sixième, il était confronté au célèbre nœud gordien prétendument impossible à défaire et à la promesse de souveraineté sur l’Asie faite à celui qui parviendrait à le dénouer ; un défi qu’il avait relevé avec sa détermination habituelle en tranchant le nœud, représenté ici par un tronc d’arbre sculpté, dont une extrémité était attachée au joug en métal d’un char et l’autre fichée dans une fissure de la paroi rocheuse. Dans la septième, il consultait l’oracle de Siwa et le grand prêtre l’assurait de sa divinité. Les scènes se poursuivaient ainsi en le représentant lors de ses victoires, de ses revers et sur son lit de mort. La dernière, la plus grande de toutes, illustrait l’esprit d’Alexandre rejoignant les autres dieux sur ce qui semblait être une montagne, peut-être l’Olympe, où il était accueilli comme un pair.
La lumière des torches dansait sur les sculptures en créant des ombres qui s’étendaient, oscillaient et redonnaient vie à ces scènes fascinantes réalisées deux mille trois cents ans auparavant. Personne n’osa ouvrir la bouche. Tous les membres de l’équipe savaient que cette découverte, aussi remarquable fût-elle, ne correspondait pas à ce qu’ils cherchaient. Soit les porte-bouclier n’avaient jamais atteint la tombe avec la dépouille d’Alexandre, soit quelqu’un avait découvert cet endroit avant eux.
— Bon Dieu, je n’arrive pas à y croire, murmura Nicolas en serrant les poings. Après tout ce que nous avons fait ! Tout ce travail pour rien !
Il poussa un cri d’exaspération et donna un coup de pied dans la paroi rocheuse.
Elena ignora son caprice et s’accroupit devant les contreforts de la montagne vers laquelle l’esprit d’Alexandre effectuait son ascension.
— Il y a une inscription, confia-t-elle à Philippe Dragoumis.
— De quoi s’agit-il ?
Elle retira la poussière, orienta sa torche de façon à accentuer les ombres et commença à traduire à haute voix.
— Maintenant tu montes vers les demeures du ciel, Alexandre, et tu laisses ton peuple accablé de deuil.
— Il y en a une autre là ! s’écria Costis en éclairant la base de la sculpture d’Alexandre enfant.
Philippe Dragoumis la traduisit lui-même.
— Tu ne connais pas ta force, Alexandre. Tu ne sais pas ce que tu peux faire, ni qui tu es.
Il lança un regard perplexe à Elena.
— Comprenez-vous ce que cela signifie ? lui demanda-t-il.
— Ce texte est extrait de l’Iliade, n’est-ce pas ?
— Comme le précédent, confirma-t-il. Mais quel sens faut-il y trouver ?
Elena se dirigea vers une autre scène, qui représentait un combat féroce. Pour trouver l’inscription, elle dut retirer une bonne couche de sable et de poussière. Mais il y en avait bien une et, apparemment, chaque scène avait la sienne. Elle était également extraite de l’Iliade.
— Ils mêlèrent leurs boucliers, leurs piques et la force des hommes aux cuirasses d’airain ; on entendait des cris et le sang inondait la terre.
Dragoumis se tenait déjà devant la scène suivante. Cette fois, l’inscription s’avéra plus difficile à lire. Il fit signe à Costis d’approcher pour qu’ils puissent joindre leurs torches.
— Quiconque défera le nœud qui maintient le joug deviendra le maître de l’Asie.
Il resta bouche bée.
— La prophétie du nœud gordien, murmura-t-il en se tournant vers Elena.
Celle-ci répondit en traduisant une autre inscription.
— Ne parle point de fuir, car je ne pense point que tu me persuades. Ce n’est point la coutume de ma race de fuir et de trembler.
Ils poursuivirent en longeant les murs et, lorsqu’ils eurent lu toutes les inscriptions, Elena leva les yeux vers Philippe Dragoumis.
— Qu’en pensez-vous ? lui demanda-t-elle.
— Je crois que nous...
L’écho d’un bruit sourd résonna dans la galerie. Le sol se mit à trembler. La poussière se détachait des murs. Nicolas se retourna, puis ferma les yeux, à nouveau en proie à la colère.
— Mohammed, murmura-t-il.
L’occasion se présenta à l’improviste. Tous les Grecs, jusqu’au dernier, étaient entrés dans la colline. La curiosité l’avait emporté sur le reste. Mohammed attendit une minute ou deux, pensant qu’ils se rendraient compte de leur erreur et ressortiraient. Mais personne ne réapparut et il se sentit le courage d’agir. S’il les bloquait à l’intérieur et allait chercher la police en empruntant un des 4 x 4, il les ferait jeter en prison pour plusieurs années. Ainsi, ils ne pourraient ni faire pression sur le sort de Leila ni se venger. Il envisagea de boucher la sortie avec un des véhicules, mais aucun n’avait une forme adéquate.
Il fallait qu’il redresse la plaque de marbre et qu’il la recouvre de sable.
Il glissa les dents de la benne sous la plaque et essaya de la soulever. Mais elle était si lourde que les roues arrière décollèrent du sol. Le moteur hydraulique s’essouffla et cala. La plaque de marbre glissa sur le côté et tomba lourdement sur le sable. Mohammed entendit des cris d’alarme provenant de l’intérieur et jura entre ses dents. Il fit marche arrière, puis repartit en marche avant en accélérant pour profiter de la vitesse. Un Grec arriva juste au moment où la plaque se redressait dans sa position initiale. Mohammed s’empressa de pelleter le sable. Il jubilait en voyant la porte de marbre disparaître peu à peu. Il n’arrivait pas à croire qu’il ait réussi aussi facilement. Nur avait raison. Elle avait toujours dit que, quand on faisait face à ses démons, on pouvait conquérir...
Un coup de feu étouffé ! Un deuxième ! Pétrifié, Mohammed regarda le sable disparaître dans le trou laissé par la balle, qui s’élargissait rapidement. Quelques secondes plus tard, un grand trou noir s’ouvrit dans la paroi et un homme surgit. Mohammed vida sa benne sur le fugitif, qui ne tarda pas à refaire surface en pointant son AK-47 sur lui. Il lâcha les commandes et leva les mains en l’air, paralysé. Un deuxième homme sortit par le trou, puis un troisième. Qu’allait-il arriver à Leila maintenant ? D’autres Grecs jaillirent de la colline comme autant de rats. Costis ouvrit la porte de la cabine, éteignit le contact et prit la clé. Nicolas apparut en brossant sa chemise et son pantalon.
— Si un seul de mes hommes savait se servir de cet engin, lança-t-il, vous seriez mort à l’heure qu’il est. Compris ?
— Oui.
— Vous avez une fille, dont la vie dépend de notre bon vouloir.
— Oui.
— Alors est-ce que vous allez coopérer ?
— Oui.
Costis revint avec une paire de menottes et en passa une autour du volant et l’autre autour de la main gauche de Mohammed. De cette façon, celui-ci pourrait actionner les commandes sans s’échapper. Le Grec ajouta la clé à un porte-clés qu’il avait à la ceinture, puis fronça les sourcils en regardant derrière lui en direction des dunes. Mohammed mit un moment à entendre ce qui avait attiré son attention.
C’était le ronronnement lointain d’un moteur semblant provenir de Siwa. Costis se tourna vers Nicolas, qui leva le doigt devant sa bouche. Le bruit s’estompa momentanément, puis reprit de plus belle.
— Vous voulez qu’on aille voir ? demanda Costis.
— Oui.
Costis fit signe à Leonidas, Bastiaan, Vasilieos et Dimitris de le suivre. Ils prirent leurs armes et coururent vers les 4 x 4.