Chapitre 7

 

I

C’était la première fois que Gaëlle allait à Alexandrie. Il y avait de la circulation le long de la Corniche. Les mâts des bateaux de pêche et des yachts cliquetaient sur le port de l’Est, dans une brise légère qui véhiculait ce doux bruit avec une vague odeur de marée. Gaëlle se laissa aller contre l’appuie-tête, la main en visière pour se protéger du soleil du petit matin, qui scintillait entre les grands hôtels rectangulaires aux couleurs défraîchies, les appartements et les bureaux parsemés d’antennes paraboliques. La ville se réveillait dans un gigantesque bâillement. Alexandrie avait toujours été la moins matinale de toutes les villes égyptiennes. Les boutiques levaient leur rideau de fer et baissaient leur store. Des hommes corpulents sirotaient leur café en terrasse en regardant sans broncher les jeunes qui passaient entre les voitures pour vendre des paquets de mouchoirs et de cigarettes. Les ruelles qui partaient du front de mer étaient sombres et étroites, presque menaçantes. Un tramway déjà débordant de passagers s’arrêta pour en prendre davantage. Un policier vêtu d’un uniforme d’un blanc éblouissant et coiffé d’une casquette leva la main pour faire passer les voitures sur la droite. Un vieux train de banlieue arriva sur un embranchement avec un fracas retentissant et une lenteur accablante. De jeunes garçons faisaient la course dans les wagons à bétail ouverts.

Elena regarda ostensiblement sa montre.

— Vous êtes sûre que nous allons dans la bonne direction ?

Gaëlle haussa les épaules. Elle n’avait pour s’orienter que la photocopie d’une carte issue d’un vieux guide touristique.

— Je crois.

Elena soupira bruyamment.

— Vous pourriez au moins faire un effort.

— C’est ce que je fais.

Elena était particulièrement désagréable ce matin. Gaëlle ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’elle la punissait pour avoir enfreint les règles ou, du moins, qu’elle profitait de l’occasion pour l’exclure du chantier du Delta.

— Ça devrait être là-haut à gauche.

— Là-haut à gauche ? s’étrangla Elena. Nous sommes bien avancées.

Gaëlle se pencha par la fenêtre. Le manque de sommeil et le café lui donnaient mal à la tête. Il y avait un site de construction un peu plus loin, une immense tour en béton avec des barres d’acier semblables à des pattes d’araignée.

— Je crois que c’est là, dit Gaëlle en désespoir de cause.

— Vous croyez que c’est là ou c’est là ?

— C’est la première fois que je mets les pieds à Alexandrie ! Comment pourrais-je le savoir ?

Elena souffla comme un bœuf en hochant la tête mais, après avoir mis le clignotant à gauche, tourna pour franchir un portail et s’engagea sur un chemin défoncé. Tout au bout, trois Égyptiens avaient une discussion animée.

— C’est Ibrahim, murmura Elena, visiblement contrariée.

Gaëlle dut réprimer un sourire. Si sa chef avait su qu’elle jubilait !

Intimidée, elle sauta immédiatement hors de la camionnette. En général, elle était à l’aise dans sa profession, mais elle doutait de ses talents de photographe et vivait sa présence ici comme une imposture. Elle fit le tour du véhicule, comme pour vérifier le matériel. En réalité, elle se cachait.

Elena l’appela en criant. Gaëlle respira profondément pour se détendre, afficha un sourire et s’approcha.

— Mansoor, Ibrahim et Mohammed, annonça Elena en montrant tour à tour les hommes du groupe. Je vous présente Gaëlle.

— Notre chère photographe ! s’écria Ibrahim, apparemment ravi. Nous vous sommes très reconnaissants.

— Je ne suis pas vraiment...

— Gaëlle est une excellente photographe, coupa Elena avec un regard acéré. De plus, c’est aussi une experte en langues anciennes.

— Parfait ! Parfait ! commenta Ibrahim en souriant distraitement tandis qu’il regardait sa montre. Il n’en manque plus qu’un. Vous connaissez Augustin Pascal ?

— Seulement de réputation, railla Elena.

— Oui, c’est un grand archéologue sous-marin.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Oh...

Quelques minutes plus tard, un moteur rugit à l’entrée du site.

— Ah ! s’exclama Ibrahim. Le voilà.

Un trentenaire fit une arrivée très remarquée sur une moto noire et chrome étincelante. Tandis qu’il slalomait entre les ornières, sans casque, ses longs cheveux bruns flottaient au vent. Il portait des lunettes noires, une barbe de deux jours, une veste en cuir, un jean et des bottes de biker noires qui lui montaient jusqu’aux genoux. Il mit la moto sur ses béquilles, descendit, et sortit une cigarette et un Zippo en cuivre de la poche de sa chemise.

— Vous êtes en retard, fit remarquer Ibrahim.

— Désolé, marmonna Augustin en protégeant la flamme de sa main. J’ai été retenu.

— Par Sophia, je suppose, ajouta Mansoor d’un ton ironique.

— Je ne profiterais jamais d’une de mes étudiantes, répliqua Augustin avec un sourire ravageur.

Elena claqua la langue et murmura une obscénité en grec. Augustin se tourna vers elle en ouvrant les bras.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Vous voyez quelque chose qui vous plaît, peut-être ?

— Comment le pourrais-je ? rétorqua Elena. Vous bouchez la vue.

Mansoor éclata de rire et tapa sur l’épaule d’Augustin. Mais Augustin, imperturbable, regarda Elena de la tête aux pieds et la gratifia d’un sourire approbateur, voire provocant. Car Elena était une femme éblouissante et la colère ajoutait à son charme. Gaëlle tressaillit et recula d’un pas, redoutant son inévitable réaction, mais Ibrahim intervint juste à temps.

— Bien, dit-il, avec une désinvolture feinte. Allons-y.

L’escalier en colimaçon semblait précaire. Gaëlle descendit avec méfiance, mais ils arrivèrent tous en bas sans problème et se rassemblèrent dans la rotonde. L’angle d’une mosaïque de pierre noir et blanc apparaissait sous les décombres. Gaëlle le signala discrètement à Elena.

— Ptolémaïque, déclara Elena à haute voix en se baissant pour retirer la poussière. 250 avant Jésus-Christ, à quelques années près.

Augustin montra les murs du doigt.

— Ça, c’est romain, déclara-t-il.

— Est-ce que vous insinuez que je ne suis pas capable de reconnaître une mosaïque macédonienne quand j’en vois une ?

— Tout ce que je dis, c’est que ces sculptures sont romaines.

Ibrahim leva les deux mains.

— C’était peut-être initialement la tombe d’un riche Macédonien, suggéra-t-il. Trois siècles plus tard, des Romains ont pu la découvrir et la transformer en nécropole.

— Cela expliquerait l’escalier, admit Elena à contrecœur. Les Macédoniens ne construisaient généralement pas en spirale mais en ligne droite ou à angle droit.

— Les Romains ont dû avoir besoin d’élargir la cage d’escalier lorsqu’ils ont agrandi la tombe pour en faire une nécropole, reprit Augustin. Pour avoir davantage de lumière et de ventilation, descendre les corps et extraire les décombres. Les pierres étaient vendues aux bâtisseurs, vous savez ?

— Oui, répondit Elena d’un ton cinglant. Je sais, merci.

Gaëlle écoutait à peine. Elle fixait avec une impression de vertige la petite tache de ciel située loin au-dessus sa tête. Elle ne serait jamais à la hauteur. Dans le cas d’une fouille urgente comme celle-ci, il n’y avait pas de seconde chance. Dans deux semaines, il faudrait que la mosaïque, ces magnifiques sculptures et tout ce qui se trouvait ici soient photographiés. Ensuite, le site serait probablement refermé à tout jamais. Des artefacts de cette valeur méritaient l’intervention d’un professionnel, de quelqu’un qui avait l’œil, l’expérience, un matériel sophistiqué et l’éclairage adéquat. Gaëlle tira anxieusement sur la manche d’Elena, qui, de toute évidence, comprit ce qu’elle voulait et l’ignora pour suivre Mohammed dans l’avant-cour de la tombe macédonienne. Le calcaire, d’un jaune terne, contrastait avec les blocs de marbre blanc étincelants de la façade, les quatre colonnes ioniques scellées et l’entablement de marbre qui les surmontait. Ils s’arrêtèrent un instant pour admirer l’architecture, puis franchirent la porte de bronze entrouverte qui donnait accès à l’antichambre de la tombe.

— Regardez ! s’écria Mansoor en orientant sa torche vers les murs latéraux.

Il y avait de la peinture sur le plâtre, bien que terriblement défraîchie. Il était courant dans l’Antiquité de peindre des scènes importantes de la vie du défunt à l’intérieur ou autour de sa tombe.

— Pouvez-vous prendre quelques clichés ? demanda Mansoor.

— Je ne suis pas sûre qu’ils rendront bien, répondit Gaëlle, au comble du supplice.

— Il faut d’abord mouiller les peintures, lui conseilla Augustin. Avec beaucoup d’eau. Les pigments semblent effacés mais, une fois mouillés, ils ressortiront comme au premier jour.

— Pas trop d’eau quand même, recommanda Mansoor. Et n’éclairez pas de trop près. Le plâtre craquellerait sous l’effet de la chaleur.

Gaëlle chercha désespérément Elena du regard, mais celle-ci s’appliqua à lui tourner le dos et orienta sa torche vers l’inscription gravée au-dessus du portail qui marquait l’entrée de la salle principale.

— Akylos des trente-trois, lut Augustin en traduisant le grec ancien.

La lumière disparut juste à ce moment-là. Elena, qui venait de laisser tomber sa lampe, jura si violemment que Gaëlle ne put s’empêcher de la regarder. D’autres torches vinrent prendre le relais.

— Akylos des trente-trois, reprit Augustin. Toujours être le meilleur et surpasser les autres.

— Homère, murmura Gaëlle.

Tout le monde se tourna vers elle avec étonnement. Elle sentit le feu lui monter aux joues.

— C’est dans l’Iliade, précisa-t-elle.

— Effectivement, confirma Augustin. A propos d’un dénommé Glaucos, je crois.

— En fait, cette phrase apparaît deux fois, dit Gaëlle timidement. Une fois à propos de Glaucos et une fois à propos d’Achille.

— Achille, Akylos, songea Ibrahim à voix haute. Il avait de toute évidence une excellente opinion de lui-même.

Il suivit Mohammed dans la salle principale sans quitter l’inscription des yeux, si bien qu’il trébucha sur la marche et tomba à quatre pattes. Tout le monde éclata de rire et le regarda se redresser en s’époussetant avec la mine contrite d’un homme coutumier du fait.

Augustin s’approcha du bouclier fixé au mur.

— Un bouclier d’hypaspiste ! s’écria Augustin.

Ibrahim fonça les sourcils.

— Les hypaspistes étaient les porte-bouclier, expliqua Augustin, les forces spéciales d’Alexandre. Ils formaient la plus prestigieuse unité de combat de la plus grande armée de l’histoire du monde. Notre homme n’était peut-être pas si vantard que ça, finalement.

 

II

Le soleil s’infiltra entre les rideaux pour éclairer le visage de Knox, qui essayait de dormir sur le canapé d’Augustin. Knox se retourna mais ne put dormir davantage. L’atmosphère était trop moite. Il se leva, se prépara un café, prit un croissant qu’il agrémenta d’une couche épaisse de beurre et de confiture de framboises, et fit le tour de l’appartement pour chercher de quoi s’occuper. La plupart du temps, la télévision égyptienne était affligeante et, de toute façon, sur le téléviseur portable noir et blanc d’Augustin qui tremblotait sans cesse, il était impossible de la regarder. Knox ne trouva rien à lire, excepté de vieux journaux déchirés et quelques bandes dessinées françaises. Ce n’était pas un appartement à vivre. Il ne servait qu’à dormir, et de préférence accompagné.

Knox sortit sur le balcon. Partout, les mêmes tours, dans le même beige décoloré, le linge qui séchait sur les balcons, et les paraboles toutes orientées vers leur satellite comme les fidèles vers La Mecque. Et pourtant, il était content d’être là.

Même s’ils ne le reconnaissaient pas, beaucoup d’égyptologues méprisaient Alexandrie. Selon eux, les époques ptolémaïque, romaine et islamique faisaient à peine partie de l’égyptologie. Mais Knox n’était pas de cet avis. Pour lui, c’était l’âge d’or de l’Égypte. Deux mille ans auparavant, Alexandrie avait été la plus grande métropole du monde. Elle avait abrité les plus grands esprits de l’Antiquité. Archimède y avait étudié, ainsi que Galien et Origène. C’était là que la version des Septante avait été traduite. Euclide y avait également publié ses célèbres travaux. La chimie tirait son propre nom de ce pays : al-Khemia était la terre noire de l’Égypte et l’alchimie, un art égyptien. C’était ici qu’Aristarque avait énoncé la théorie héliocentrique, plus d’un millénaire avant que celle-ci ne soit redécouverte par Copernic. Ératosthène avait déterminé avec une quasi-exactitude la circonférence de la Terre en comparant la longueur des ombres projetées par le Soleil au zénith, au solstice d’été, selon qu’on se trouvait à Alexandrie ou à Assouan, à huit cent cinquante kilomètres au sud. Quelle imagination ! Quelle curiosité intellectuelle et quel acharnement ! Une confrontation des cultures sans précédent, une effervescence de la pensée digne de l’Athènes antique et inégalée jusqu’à la Renaissance. Comment pouvait-on placer de tels accomplissements au second rang ? Ou penser que...

Knox fut brusquement tiré de ses pensées par un bruit provenant de l’intérieur. Il avait eu l’impression d’entendre quelqu’un se racler la gorge. Son refuge avait-il déjà été découvert ? Il recula au bout du balcon, de sorte qu’on ne puisse pas le voir à travers la porte-fenêtre, et se tapit contre le mur.

 

III

Ibrahim marchait à côté de Mohammed, qui avait pris en main la visite de la nécropole. Malgré ses efforts pour ne pas s’emballer, il avait éprouvé une certaine déception en constatant que la tombe était celle d’un soldat et non d’un roi. Mais il garda une attitude professionnelle et se concentra pour essayer de comprendre à quoi il avait affaire.

La première salle lui avait déjà donné beaucoup d’indices. Chaque mur était percé de colonnes de loculi semblables aux tiroirs d’une vaste morgue. Et chaque compartiment était rempli de restes humains à moitié enterrés sous une fine couche de sable jaune, bien que l’essentiel des dépouilles ait été jeté par terre, probablement par des pilleurs de tombes à la recherche de trésors. Parmi les ossements et les décombres, ils trouvèrent une figurine en faïence, quelques pièces verdâtres noircies, frappées entre le Ier et le IVe siècle après Jésus-Christ, et de nombreux éclats de terre cuite provenant de lampes funéraires, de pots et de statuettes. Il y avait également des débris de pierre et de plâtre. Conformément à la tradition, les loculi avaient été refermés après l’enterrement, mais les pilleurs les avaient forcés.

— Pensez-vous que nous allons trouver des momies ? demanda Mohammed. Un jour, j’ai emmené ma fille dans votre musée et elle a été fascinée par les momies.

— C’est peu probable, répondit Ibrahim. Le climat n’y est guère propice. Et même si elles avaient survécu à l’humidité, elles n’auraient pas échappé aux pilleurs de tombe.

— Les pilleurs s’intéressaient aux momies ? Elles avaient de la valeur ?

— On cachait parfois des bijoux ou d’autres objets personnels dans les cavités du corps. Mais il y a quelques centaines d’années, les momies ont elles-mêmes acquis une grande valeur. Elles étaient très prisées en Europe, vous savez.

— Pour les musées ?

— Pas seulement. Pas au début, en tout cas. Il y a environ six cents ans, les Européens pensaient que le bitume était très bon pour la santé. C’était le remède miracle de l’époque. Tous les apothicaires et tous les médecins en avaient à disposition. La demande était telle que les stocks se sont épuisés. Il a donc fallu en trouver ailleurs. Vous savez que les restes des momies sont très noirs. Les Européens ont donc pensé qu’ils avaient été trempés dans du bitume. C’est de là que vient le terme « momie ». En persan, mumia signifie bitume et la plupart des produits provenaient de Perse.

— On utilisait les momies comme médicaments ? demanda Mohammed, écœuré.

— En Europe, oui, répondit Ibrahim en adressant à l’entrepreneur un sourire complice. Et Alexandrie était au cœur de ce commerce. C’est une des raisons pour lesquelles nous n’y avons jamais trouvé de fragments de momie.

Ils pénétrèrent dans une autre salle. Mansoor éclaira le mur de plâtre et découvrit une peinture presque effacée. Celle-ci représentait une femme assise et un homme debout se donnant une poignée de main.

— Une scène de dexiosis, murmura-t-il.

— La femme est morte, expliqua Ibrahim à Mohammed. Ils se disent adieu.

— Peut-être est-il ici avec elle, risqua Mohammed. Ces tombes semblent bondées.

— Oui, il y avait beaucoup de monde à Alexandrie et pas assez d’espace. On estime à un million le nombre d’habitants de la cité. Vous connaissez Gabbari ?

— Non.

— C’est immense. Une véritable cité des morts. Et il y a aussi Chatby et Sidi Gaber. Mais cela n’a pas suffi. Surtout après l’essor du christianisme.

— Pourquoi ?

— Avant l’époque du christianisme, de nombreux Alexandrins optaient pour l’incinération. Vous voyez ces niches dans les murs ? Certaines ont été conçues pour des urnes, d’autres pour des cercueils. Les chrétiens croyaient en leur propre résurrection. Ils avaient donc besoin de leur corps.

— Alors c’est une nécropole chrétienne ?

— C’est une nécropole alexandrine, répondit Ibrahim, où reposent des fidèles des dieux égyptiens, grecs et romains, des juifs, des chrétiens et des adeptes de toutes les religions du monde.

— Qu’allez-vous faire de ces dépouilles ?

— Nous allons les étudier. Elles nous renseigneront sur les habitudes alimentaires, la santé, les taux de mortalité, les métissages ethniques, les pratiques culturelles et plus encore.

— Vous les traiterez avec respect ?

— Bien sûr, mon ami, bien sûr.

Ils sortirent et s’engagèrent dans une autre salle.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Augustin.

Accroupi, il pointa sa torche sur un trou donnant accès à un petit escalier qui descendait dans l’obscurité.

— Je ne sais pas, répondit Mohammed en haussant les épaules. Je ne l’avais pas remarqué.

Ibrahim se baissa pour se faufiler dans le trou et Mohammed dut se mettre à quatre pattes. Ils débouchèrent dans ce qui semblait être la tombe d’une famille aisée, divisée en deux parties par une rangée de quatre piliers et pilastres sculptés. Cinq sarcophages de pierre de différentes tailles, tous décorés selon une variété de confessions et de styles qui n’était pas rare dans l’Alexandrie gréco-romaine, étaient disposés contre les murs. Un portrait du dieu grec Dionysos était sculpté dans le calcaire au-dessus des incontournables divinités égyptiennes : Apis, le dieu taureau, et Anubis, le chacal. Plus loin, Sérapis, une divinité introduite avec succès en Égypte par les Ptolémées, était entouré de têtes de Méduse et de disques solaires. Au-dessus de chaque sarcophage, une niche en pierre abritait un canope, qui contenait peut-être encore l’estomac, le foie, les intestins et les poumons du défunt. D’autres objets étaient également alignés sur des rebords taillés dans les murs : lampes funéraires, amphores, scarabées, et bijoux en argent et en bronze sertis de pierres mates.

— Merveilleux, murmura Augustin. Comment tout cela a-t-il pu échapper aux pilleurs ?

— L’entrée était peut-être cachée, suggéra Ibrahim en donnant un . coup de pied dans les débris de plâtre. Elle a pu être dégagée par un séisme ou simplement par le passage du temps.

— C’est ancien ? demanda Mohammed.

— Ier siècle après Jésus-Christ, risqua Ibrahim en regardant Augustin. Peut-être IIe siècle.

Ils atteignirent la nappe phréatique. Les marches, qui disparaissaient mystérieusement sous l’eau, menaient sans doute à d’autres salles. Le niveau de l’eau avait varié considérablement au cours des siècles. Avec un peu de chance, les pilleurs n’avaient pas pu aller plus loin et les tombes étaient restées intactes. Augustin s’accroupit et effleura la surface de l’eau.

— On a le budget pour une pompe ? demanda-t-il.

Ibrahim haussa les épaules. Le pompage était cher, bruyant, salissant et, bien souvent, complètement inefficace. Il faudrait faire passer un gros tuyau le long de l’escalier et dans les galeries, ce qui gênerait les principales opérations de fouille.

— S’il le faut...

— Si vous voulez que j’explore les lieux d’abord, il va me falloir un partenaire. Cet endroit est un vrai piège à rats.

— Tout ce que vous voudrez. C’est à vous de voir.

 

IV

Nessim approchait du canal de Suez lorsque son portable sonna.

— Oui ?

— C’est moi, répondit une voix d’homme.

Nessim ne reconnut pas son interlocuteur mais se garda bien de poser des questions. La veille, il avait contacté beaucoup de personnes, qui ne se vantaient pas d’être en relation avec Hassan. Les portables n’étant pas sûrs, il fallait se considérer sous surveillance à tout instant.

— Vous avez trouvé quelque chose ?

— Nous avons un dossier sur votre homme.

Ah ! C’était le service de la Sécurité égyptienne. Et Knox était fiché. Intéressant.

— Et ?

— Pas au téléphone.

— Je suis en route pour Le Caire. On fait comme la dernière fois ?

— Rendez-vous à six heures.

L’interlocuteur raccrocha.

 

V

Knox était encore sur le balcon d’Augustin et s’attendait à ce que l’intrus ouvre la porte-fenêtre à tout instant. Il constata que cet appartement n’avait aucune autre issue que la porte d’entrée. L’escalier de secours, l’ascenseur et l’escalier principal se trouvaient tous de l’autre côté de la porte. Il n’y avait aucun autre balcon accessible sur lequel il aurait pu sauter ni aucun rebord à longer. Il se cramponna à la balustrade et se pencha pour regarder le parking en béton, six étages plus bas. Il aurait pu se jeter sur le balcon situé juste au-dessous de celui d’Augustin, mais s’il ratait son coup... Rien que d’y penser, il en eut les orteils engourdis.

Dans l’appartement, le bruit était de moins en moins discret. Quel genre d’intrus pouvait s’introduire dans un appartement et s’y cacher sans passer à l’action ? Knox prit le risque de jeter un coup d’œil à travers la porte-fenêtre et ne remarqua rien d’inquiétant. Un bruit de toux étouffé, suivi d’un sifflement, se fit entendre à nouveau. Il finit par comprendre. Il rentra en secouant la tête et vit le percolateur d’Augustin, qui crachotait ses dernières gouttes de café. Après s’être rempli une tasse, il trinqua avec lui-même devant le miroir en se moquant de sa propre anxiété. Le confinement était une contrainte qu’il avait du mal à supporter. Il était déjà comme un lion en cage. Il avait des fourmillements dans les doigts et les orteils, une légère crampe derrière les mollets. Le besoin de marcher, de dépenser un peu d’énergie pour évacuer la nervosité commençait à se faire sentir. Seulement, il n’osait pas. Les hommes d’Hassan avaient déjà dû écumer les gares, les hôtels et les compagnies de taxi en montrant sa photo et en cherchant sa jeep. Il ne devait pas se montrer, et pourtant...

Augustin avait quitté l’appartement dès le matin pour visiter un site récemment découvert. Knox aurait donné n’importe quoi pour pouvoir l’accompagner.

 

VI

Ibrahim commença à se sentir nerveux tandis qu’il remontait l’escalier pour retrouver la lumière du jour. Maintenant, Elena et lui allaient devoir faire leur rapport à Nicolas Dragoumis, dont le verdict allait déterminer non seulement les fouilles mais l’avenir d’une petite fille malade. Il serra le bras de l’entrepreneur pour le rassurer de son mieux, puis respira profondément avant de s’éloigner avec Elena. Le regard ému et confiant, Mohammed ne le quitta pas des yeux.

Ibrahim composa le numéro du groupe Dragoumis et se présenta à Katerina. L’appel fut mis en attente, le temps que celle-ci contacte son patron.

— Alors ? demanda Nicolas.

— C’est un site magnifique, commença Ibrahim, il y a de superbes...

— Vous m’avez promis une tombe royale macédonienne. Est-ce une tombe royale macédonienne ou non ?

— Je vous ai promis quelque chose qui ressemblait à une tombe royale. Et la ressemblance est évidente. Hélas, il s’agit apparemment de la tombe d’un soldat et non d’un roi ou d’un noble.

— Un simple soldat ? railla Nicolas. Et vous croyez que le groupe Dragoumis va dépenser vingt mille dollars pour la tombe d’un simple soldat ?

— Ce n’est pas un simple soldat, protesta Ibrahim. C’était un des porte-bouclier d’Alexandre, un certain Akylos. D’après...

— Quoi ? l’interrompit Nicolas d’un ton incrédule. Comment s’appelait-il ?

— Akylos.

— Akylos ? Vous en êtes sûr ?

— Oui, pourquoi ?

— Est-ce qu’Elena est là ?

— Oui.

— Passez-la-moi immédiatement. Je veux lui parler.

Ibrahim haussa les épaules et tendit son portable à Elena. Celle-ci s’éloigna encore un peu et tourna le dos de sorte que personne ne puisse l’entendre. Elle parla environ une minute et revint rendre son téléphone à Ibrahim.

— Vous avez votre argent, lui annonça-t-elle.

— Qu’est-ce qu’il a de si extraordinaire, cet Akylos ? demanda-t-il.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez, répondit Elena en évitant son regard. Mais monsieur Dragoumis tient absolument à être informé.

— Bien sûr, je l’informerai aussi souvent que...

— Pas par vous. Par moi. Je dois bénéficier d’un accès illimité.

— Mais ce n’est pas...

— Ce sont ses conditions. Vous les acceptez, oui ou non ?

Ibrahim regarda Mohammed, qui se tordait anxieusement les mains en attendant le verdict.

— Oui, soupira Ibrahim.

— Bien. Je vais en informer monsieur Dragoumis.

Ibrahim se tourna vers Mohammed et hocha la tête. L’homme corpulent ferma les yeux et se détendit d’un seul coup. Puis il se dirigea d’un pas incertain vers son bureau, sans doute pour passer quelques appels personnels.

— Alors, c’est bon ? demanda Mansoor, qui avait rejoint Ibrahim.

— Oui.

— Fouille destructrice ou non destructrice ?

C’était une bonne question. Dans deux semaines, si le groupe hôtelier avait gain de cause, des tonnes de décombres seraient déversées dans la cage d’escalier comme dans un vulgaire site d’enfouissement de déchets. L’ouverture serait condamnée, un parking serait bâti à la surface et personne n’aurait plus jamais accès à la nécropole. Dans ce cas, il faudrait que les archéologues retirent tout ce qui avait de la valeur, les sarcophages, les portes, le bouclier, et qu’ils découpent les sculptures dans les murs et la mosaïque dans le sol de la rotonde. C’était tout à fait possible, mais cela demanderait du temps et du savoir faire, ainsi qu’un matériel adéquat. Ils devraient s’organiser dès maintenant. D’un autre côté, Alexandrie manquait cruellement de sites historiques, notamment du début de l’époque ptolémaïque. Si Ibrahim parvenait à négocier un accès permanent à la cage d’escalier avec le groupe hôtelier, la nécropole constituerait un atout appréciable d’un point de vue touristique, mais seulement si la mosaïque, toutes les sculptures et les principaux artefacts restaient sur place. Par conséquent, tous ces éléments devraient être protégés pendant la fouille.

— Non destructrice, finit par répondre Ibrahim. Je vais parler aux responsables de l’hôtel. Peut-être comprendront-ils l’intérêt d’avoir un site ancien sur leur propriété.

— Et peut-être mettront-ils des suites à notre disposition par pure bonté d’âme, ricana Mansoor.

— Oui, bon. Je vais essayer de négocier. Mais vous pouvez vous charger de cette fouille, n’est-ce pas ?

— Ça ne va pas être facile. Chatby peut attendre, il n’y a pas d’urgence. Nous pouvons transférer l’équipe, le groupe électrogène et l’éclairage. Mais nous aurons besoin de main-d’œuvre supplémentaire.

— Contactez qui vous voulez. Vous avez le budget nécessaire.

— D’accord, mais qui dit grande équipe dit ventilation ; et je ne veux pas qu’on remonte les artefacts par l’escalier, c’est le meilleur moyen de provoquer des accidents. Nous devrons installer un monte-charge au-dessus de la cage d’escalier. Et Augustin voudra une pompe, à coup sûr. Et il nous faudra beaucoup d’autres choses, vous en êtes conscient ? Nous aurons besoin de spécialistes pour analyser tout ce que nous remonterons. Il y a mille cinq cents loculi à vider, peut-être plus. Cela signifie que six à sept mille dépouilles humaines, ou ce qu’il en reste, vont arriver au musée ou à l’université d’ici à quinze jours.

Mansoor claqua des doigts.

— Nos deux semaines vont passer comme ça ! conclut-il.

Ibrahim sourit, car Mansoor aimait monter les problèmes en épingle pour avoir la satisfaction de les résoudre.

— Vous feriez mieux de commencer maintenant, alors, lui conseilla-t-il.

 

VII

Akylos !

Nicolas n’arrivait pas à y croire. Et pourtant, en même temps, il n’était pas surpris. Ce qui était écrit était écrit. Et le retour de la grandeur macédonienne était écrit, et pas seulement dans le livre de Daniel.

— C’était quoi, ce coup de fil ? cria Julia Melas pour couvrir le rugissement du moteur de la Lamborghini Murciélago.

Cette journaliste en herbe d’un journal canadien interviewait Nicolas et son père pour une chronique sur la Macédoine. Il y avait une grande communauté d’expatriés au Canada, source non négligeable de soutien moral et financier. De plus, Julia n’était pas vilaine à regarder. Peut-être que si les choses tournaient bien...

— Le groupe Dragoumis sponsorise la recherche historique dans le monde entier, répondit Nicolas. La vérité ne se cantonne pas à un seul pays, vous savez.

Il freina pour tourner en direction des collines. Poussé par la gravité, un camion blanc qui descendait sur l’autre voie surgit à une vitesse peu prudente étant donné son âge et sa taille. Nicolas n’était pas d’humeur à attendre, surtout avec une jolie fille à côté de lui. Il appuya sur l’accélérateur et la Lamborghini coupa la route devant le camionneur, qui freina, donna un coup de volant et klaxonna, impuissant. Julia poussa un petit cri et lança un regard plein d’admiration à Nicolas, qui éclata de rire, euphorique. Tout se passait à merveille. La vie était comme ça. Il ne se passait rien pendant un an, deux ans, et tout arrivait en même temps.

— Vous me parliez d’Aristandre, cria Julia.

Le vent s’engouffra sous sa jupe, qu’elle tira avec un faux air de timidité sur ses cuisses. Nicolas ralentit un peu pour qu’ils puissent bavarder sans avoir à couvrir le bruit du moteur.

— C’était le devin préféré d’Alexandre, expliqua-t-il. Après la mort de son roi, il a déclaré avoir eu une vision selon laquelle toute terre qui abriterait la dépouille d’Alexandre serait invaincue pour l’éternité.

— Que s’est-il passé ?

— Perdiccas, le chef du triumvirat chargé d’administrer l’empire, voulait ramener Alexandre ici pour qu’il soit enterré dans la nécropole royale d’Aigai, aux côtés de son père Philippe II.

Ils franchirent la crête d’une colline ; les plaines fertiles de la Grèce du Nord s’étendaient au-dessous d’eux. Nicolas se gara sur le bas-côté et descendit de voiture pour montrer à Julia les collines d’Aigai, qu’on voyait au loin.

— Cet endroit s’appelle aujourd’hui Vergina. La nécropole a été découverte il y a trente ans. Elle est superbe. Il y a un palais au sommet de la colline. Et un théâtre à ciel ouvert. C’est peut-être là que Philippe a été assassiné. Et c’est dans cette cité qu’Alexandre est devenu roi et que le monde hellénisé est né. Vous devriez aller y faire un tour.

— J’irai. Mais ce Perdiccas, de toute évidence, n’a pas ramené le corps d’Alexandre en Macédoine.

— Non, confirma Nicolas d’un air sombre. Un autre général macédonien, Ptolémée, l’a volé et l’a emmené en Égypte.

Il secoua la tête avec déception.

— Imaginez ce que cela aurait pu être ! s’exclama-t-il. La Macédoine invaincue pour l’éternité !

Julia fronça les sourcils.

— Vous n’êtes pas sérieux.

— Bien sûr que si.

— Mais... ce n’est qu’une prophétie.

— Réfléchissez. Perdiccas était le seul à pouvoir préserver l’intégrité de l’empire. Lorsque Ptolémée a volé la dépouille d’Alexandre, il a essayé de la récupérer. Pour cela, il devait franchir le Nil, mais il a échoué à deux reprises. Beaucoup de ses hommes se sont noyés ou ont été happés par les crocodiles. Ses officiers étaient si en colère contre lui qu’ils l’ont tué sous sa tente. Le morcellement de l’empire est alors devenu inévitable. Les héritiers légitimes d’Alexandre ont été assassinés. C’était chacun pour soi. Mais si Perdiccas avait réussi...

— Oui ?

— Approchez, dit-il à Julia en lui passant un bras autour de la taille pour la serrer contre lui et en balayant de l’autre main le paysage magnifique, baigné de soleil, qui s’étendait jusqu’à l’Égée. Regardez : la Macédoine ! N’est-ce pas splendide ?

— Si.

— Imaginez que Perdiccas ait réussi à ramener Alexandre. C’était un homme ambitieux, certes, mais honorable. Il aurait protégé le fils d’Alexandre de ceux qui voulaient l’assassiner. Il y aurait eu une hiérarchie établie, une succession légitime. Quand il aurait accédé au trône, Alexandre IV aurait trouvé son empire intact. Et même s’il n’avait eu que l’ombre du talent de son père, qui sait combien de temps l’empire aurait perduré. La Macédoine aurait été invaincue pour l’éternité.

— Vous disiez que le corps d’Alexandre avait été emmené en Égypte. Or, l’Égypte n’a pas été en paix pour l’éternité, me semble-t-il.

Nicolas rit de bon cœur. Il aimait que les jolies filles aient du caractère.

— En effet, reconnut-il. Mais regardez ce qui s’est passé. Ptolémée et ses descendants ont régné en paix tant qu’ils ont respecté la dépouille d’Alexandre. Mais quand Ptolémée IX a fait fondre le cercueil d’or pour faire frapper des pièces et payer ses troupes, la dynastie ne s’en est jamais remise. Et qui a pris la relève des Ptolémées ?

— Qui ?

— Les Césars. Ils vénéraient Alexandre, vous savez. Jules César a pleuré de ne pas lui être arrivé à la cheville. Auguste, Septime Sévère, Caracalla et Hadrien se sont tous rendus sur sa tombe pour lui rendre hommage. Il était leur héros. Mais ensuite, il y a eu des émeutes, la tombe d’Alexandre a été profanée, et les Romains ont perdu l’Égypte au profit des Arabes. Le message est clair, non ?

— Ah bon ?

— Honorez Alexandre et vous prospérerez. Ignorez-le et vous périrez. En Macédoine, mieux que partout ailleurs, Alexandre aurait été honoré. Par conséquent, nous n’aurions jamais été vaincus.

Julia jeta un regard anxieux à Nicolas.

— Vous ne croyez... vous ne pouvez pas croire ça.

— Mais pourquoi pas ? Si Rome a prospéré, c’est uniquement parce que les différents territoires de l’Empire macédonien se livraient bataille. Si la Macédoine était restée unie, Rome n’aurait jamais existé. L’histoire du monde aurait pris un tout autre cours.

Julia recula, quelque peu déconcertée. Elle regarda sa montre et sourit en feignant une soudaine gaieté.

— On devrait peut-être y aller, dit-elle. Votre père m’attend.

— Vous avez raison, admit Nicolas. Nous ne devons pas le faire attendre.

Il remonta en voiture, mit le contact et savoura le rugissement rauque du moteur. Étant donné la vitesse à laquelle il conduisait, il ne mettrait pas plus d’un quart d’heure à gagner la maison de son père.

— Magnifique... murmura Julia en découvrant de loin la demeure de Philippe Dragoumis.

— Une réplique du palais d’Aigai, précisa Nicolas. En plus grand.

Désormais, son père ne quittait guère sa propriété. Il menait une existence recluse depuis quelques années. Après avoir confié une grande partie de son empire commercial à divers administrateurs, il se concentrait sur sa véritable ambition : la libération de la Macédoine.

Costis, le chef de la sécurité, vint accueillir les visiteurs.

— Voici Julia, annonça Nicolas. Elle est venue interviewer mon père. Mais j’aimerais le voir quelques minutes d’abord.

— Il est dans la salle des coffres, indiqua Costis.

Nicolas se tourna vers Julia.

— A tout à l’heure. Je peux vous ramener en ville cet après-midi, si vous voulez.

— Merci, je trouverai bien un taxi.

Il rit à nouveau, amusé par son embarras. Elle semblait troublée depuis qu’il lui avait parlé de la prophétie d’Aristandre. Ces Occidentaux ! Ils prenaient peur dès qu’on faisait allusion au sacré. Heureusement qu’elle n’était pas venue à l’église la veille au soir et qu’il n’avait pas évoqué le livre de Daniel, c’est-à-dire l’ensemble de la prophétie, y compris la description de l’homme qui déclencherait la libération de la Macédoine.

La salle des coffres n’était accessible que par un ascenseur sécurisé. Nicolas entra et les portes en acier se refermèrent derrière lui. Il fit face au scanner pour se soumettre au contrôle rétinien. Enfin, l’ascenseur amorça sa descente en trépidant légèrement sous le poids de sa charge, puis s’arrêta. Un garde armé était posté devant la porte blindée de la salle des coffres, dans laquelle Philippe Dragoumis avait rassemblé ses plus grands trésors, des documents historiques et des artefacts qu’il passait désormais sa vie à examiner dans l’espoir de trouver l’impulsion qui manquait à leur mouvement. Nicolas saisit le code et la porte s’ouvrit. Il entra, encore plongé dans ses pensées à propos du livre de Daniel, du sauveur dont l’avènement avait été prédit deux mille cinq cents ans auparavant.

 

À la fin de leur domination, lorsque les pécheurs seront consumés, il s’élèvera un roi impudent et artificieux.

Sa puissance s’accroîtra, mais non par sa propre force ; il fera d’incroyables ravages, il réussira dans ses entreprises.

À cause de sa prospérité et du succès de ses ruses, il aura de l’arrogance dans le cœur, il fera périr beaucoup d’hommes qui vivaient paisiblement.

 

Son père, comme s’il était télépathe, se trouvait déjà devant la vitrine qui abritait quelques échantillons des papyrus de Mallawi. Les mains posées comme celles d’un prêtre sur l’encadrement en noyer, il fixait les fibres jaunies, l’encre noire décolorée. Un sentiment d’amour intense, d’admiration et de fierté envahit la poitrine de Nicolas.

Philippe se redressa et planta ses yeux noirs totalement impassibles dans ceux de son fils. Un roi impudent, en effet.

— Oui ?

— Vous aviez raison, père. Ils ont trouvé Akylos.

N’y tenant plus, Nicolas laissa déborder son enthousiasme.

— Cette fois, nous y sommes ! s’exclama-t-il.