Chapitre 15

 

I

— J’espère que vous avez de bonnes nouvelles, dit Hassan. Nessim serra le téléphone entre ses mains et ferma les yeux comme pour prier.

— Nous avons eu un contretemps, monsieur.

— Un contretemps ?

— Quelqu’un d’autre l’a eu avant nous.

— Quelqu’un d’autre ?

— Oui, monsieur.

— Je ne comprends pas.

— Nous non plus, monsieur. Il est entré dans un hôtel et il en est ressorti. Il a fait le tour par-derrière et s’est engagé dans une ruelle. Un autre homme l’a suivi. Cela ne nous a pas semblé anormal, mais ensuite une voiture noire a surgi et il a été poussé sur la banquette arrière.

— Et vous avez laissé ses ravisseurs l’emmener ?

— Nous étions de l’autre côté de la rue. Et un tramway est passé.

— Un tramway ? répéta Hassan d’un ton glacial.

— Oui, monsieur.

— Où sont-ils allés ?

— Nous n’en savons rien, monsieur. Comme je vous l’ai dit, il y avait un tramway. Nous ne pouvions pas passer.

Ce satané tramway s’était mis en travers du chemin et Nessim avait klaxonné sous le regard amusé du conducteur, qui s’était délecté de son impuissance.

— Qui étaient ces hommes ?

— Je ne sais pas, monsieur. C’est ce que j’essaie de découvrir. Il se peut que quelqu’un ait appris ce que Knox vous a fait et espère nous le vendre.

— Et dans le cas contraire ?

— D’après son dossier, Knox a de nombreux ennemis. L’un d’entre eux l’a peut-être repéré.

Silence. Un battement de cœur. Deux battements. Trois.

— Je veux que vous le trouviez. D’urgence. Est-ce clair ?

Nessim avala sa salive.

— Oui, monsieur. Très clair.

 

II

Knox marchait péniblement vers le nord, en suivant les traces de pneus dans le sable. Il ne s’était jamais senti aussi vieux. Lorsque la corde s’était tendue, il avait su qu’il allait mourir. Avoir peur de mourir, c’est une chose. Savoir qu’on va mourir en est une autre. Cela donne un regard différent sur le temps, le monde et la place qu’on y occupe.

La corde avait été coupée et recollée avec du ruban adhésif, qui avait cédé dès qu’elle s’était tendue. Les deux morceaux s’étaient désolidarisés et Knox s’était effondré sur le sol, les jambes couvertes d’urine et le cœur au bord de la rupture, abasourdi d’être encore en vie. Le conducteur avait fait demi-tour dans le sable pour venir chercher celui qui l’avait filmé dans sa terreur, pendant que sa vessie se vidait de trouille. Les trois hommes avaient tous éclaté de rire, comme s’ils n’avaient jamais rien vu de plus drôle. L’un d’eux avait jeté une enveloppe par la fenêtre et ils étaient partis en le laissant attaché au piquet, le pantalon trempé et la gorge marquée par les brûlures de la corde.

Knox avait mis près d’une heure à se libérer de ses liens. Il était déjà parcouru de frissons. Dans le désert, les nuits sont froides. Il avait commencé par retirer son pantalon et son boxer en se séchant tant bien que mal. Puis il était allé ramasser l’enveloppe, que le vent n’avait pas encore emportée. C’était une enveloppe vierge. Lorsqu’il l’ouvrit, du sable tomba par terre. On l’avait lestée pour qu’elle ne s’envole pas. Elle contenait une petite carte de la British Airways, sur laquelle figuraient trois mots : vous êtes prévenu.

Knox gravit une petite côte. Loin devant, des phares éclairaient une route animée dans les deux directions. Il continua à marcher d’un pas lent, fatigué. Abattu, il marchait surtout pour se réchauffer. Il était facile d’ignorer les menaces lorsqu’elles restaient abstraites mais, désormais, c’était différent. Et puis il y avait Augustin, Mansoor, Ibrahim, Gaëlle. Il ne pouvait pas prendre le risque de les mettre en danger. Il fallait qu’il parte.

 

III

Nicolas Dragoumis ouvrit l’e-mail de Gabbar Mounim avec un grand sourire et décrypta le fichier vidéo attaché. Il s’était réveillé avec l’impatience d’un enfant qui attend son cadeau le jour de Noël. Son père avait toujours insisté pour qu’il ne soit fait aucun mal à Knox et Mounim avait juré que ses hommes ne lui avaient laissé aucune blessure, du moins physique. Un peu de chloroforme, un coup sur le crâne, une petite poussée d’adrénaline. Cela ne pouvait pas lui faire de mal. Au contraire, il aimerait encore plus la vie.

Nicolas lança la vidéo. L’enlèvement ; Knox inconscient dans la voiture ; Knox traîné sur le sable dans le désert ; l’expression de terreur sur son visage quand la voiture accélérait ! Nicolas exultait. Dire que ce minable leur avait causé tant de problèmes, à lui et à son père ! Et maintenant, il se pissait dessus comme un gosse. Nicolas lança la vidéo une deuxième fois, puis une troisième fois. Son dos se détendait au fur et à mesure. C’était du bon travail. Du très bon travail. Car, sauf erreur de jugement de sa part, il n’était pas près de revoir Knox.

 

IV

La route à quatre voies allant d’Alexandrie à El-Alamein et Marsa Matrouh était parallèle à la côte méditerranéenne, qu’elle suivait a quelques centaines de mètres de distance. Au sud, la végétation désertique s’étendait à perte de vue. Mais au nord, entre la route et la mer, de nombreuses stations balnéaires et maisons de vacances accueillaient les familles aisées du Caire et d’Alexandrie.

Bien que le soleil ne se soit pas encore levé, il faisait presque jour lorsque Knox finit par atteindre cette route. Il avait marché pendant des heures. Et il était encore à moitié nu. Il n’y avait pas beaucoup de circulation ; il attendit donc le bon moment et traversa en courant. Puis il descendit jusqu’aux modestes vagues de la Méditerranée, où il rinça de son mieux son pantalon et son boxer. Ses vêtements étant trop mouillés pour qu’il puisse les porter, il les étendit sur ses épaules et marcha le long de la plage. Le sable épais lui séchait et lui rafraîchissait agréablement les pieds.

Une barrière se balançait nonchalamment dans la brise, tandis que Knox longeait un complexe clos de maisons de vacances. L’endroit semblait désert. Ces propriétés n’étaient habitées que le week-end ou pendant les vacances scolaires. Cependant, du linge avait été laissé dehors, notamment des maillots de bain, des serviettes et des draps. Il y avait aussi des jeans, des chemises et d’autres vêtements. Knox entra et erra au milieu des fils à linge. Sur l’un d’eux, il repéra une djellaba blanche et une coiffe. Le tissu était légèrement humide, peut-être à cause de la proximité de la mer et de l’absence de soleil. Il posa son pantalon sur le fil et laissa le maximum d’argent dont il pouvait se défaire. Puis il prit la djellaba et la coiffe, et s’enfuit avant de se faire repérer.

C’était bien beau de lui recommander de quitter Alexandrie mais, pour le faire, il devait d’abord y retourner. Il avait besoin de ses cartes de crédit, de son passeport, de ses papiers, qu’il avait laissés chez Augustin la veille. Et surtout, il fallait qu’il récupère sa jeep. Il fit du stop pendant une demi-heure jusqu’à ce qu’une voiture finisse par s’arrêter. Le conducteur lui parla en arabe et il lui répondit dans la même langue sans réfléchir, l’esprit ailleurs. Ils discutèrent essentiellement de football. L’homme était un ardent supporter de l’Ittihad. Et ce ne fut que lorsqu’il descendit de voiture en le remerciant que Knox se rendit compte qu’il l’avait pris pour un Égyptien en raison de sa tenue. Les gènes bédouins de sa grand-mère, son visage mal rasé et sa peau bronzée avaient fait le reste.

Il avait encore de quoi prendre un taxi mais préférait garder son argent jusqu’à ce qu’il puisse en retirer. Il retourna donc à l’appartement d’Augustin en bus. Une fois sur place, il passa par le parking pour ne pas se faire remarquer. Il était sur ses gardes, sans quoi il n’aurait sans doute pas vu les deux hommes assis à l’avant d’un Freelander blanc. Le conducteur, qui fumait une cigarette roulée, bâilla la bouche grande ouverte. Le passager était caché dans l’ombre. Knox se rapprocha. À travers la vitre arrière, il vit son sac rouge et un carton contenant toutes les affaires qu’il avait à son hôtel du Sinaï. Bien sûr, les hommes d’Hassan avaient dû se rendre immédiatement dans sa chambre pour y glaner des informations.

Il tourna les talons et s’éloigna rapidement. Il n’était pas bien loin lorsqu’il comprit qu’il était inutile de fuir. Si Hassan avait demandé à ce qu’on le ramène mort ou vif, ses agresseurs de la veille ne l’auraient pas laissé partir. Les hommes postés dans la voiture étaient sans doute chargés de s’assurer qu’il partait. Il ne se montrerait pas pour autant, bien sûr, mais les risques étaient moins importants qu’il ne l’avait pensé et, de toute façon, il avait besoin de ses papiers. Il y avait une entrée secondaire à l’arrière de l’immeuble, mais elle était généralement verrouillée de l’intérieur. Knox baissa la tête et marcha droit vers l’entrée principale, tournant le dos au Freelander, en espérant qu’il passerait inaperçu grâce à sa tenue égyptienne. Il entra dans le hall et prit le risque de se retourner brièvement. Les hommes étaient toujours assis dans la voiture et ne s’intéressaient pas à lui.

Un concierge nettoyait le carrelage en terre cuite. Knox contourna la zone humide et prit l’ascenseur pour monter au septième étage. Une fois arrivé, il redescendit d’un étage pour regagner l’appartement d’Augustin. Il s’accroupit pour être au-dessous de la fenêtre avant d’entrer. Augustin n’était pas là. Apparemment, il n’avait pas passé la nuit chez lui. Knox rassembla rapidement ses quelques affaires dans un sac et laissa un mot à son ami pour le remercier de son hospitalité, lui dire qu’il avait décidé de reprendre la route, en précisant qu’il l’appellerait plus tard, et l’encourager à se tenir sur ses gardes. Il était encore en train d’écrire lorsqu’il entendit une clé tourner dans la serrure. Il regarda pétrifié la poignée s’abaisser et la porte s’ouvrir. Nessim apparut sur le pas de la porte, un sac plastique transparent rempli d’appareils électroniques à la main.