Chapitre 22
Knox se perdit dans les petites rues d’Alexandrie. Ses affaires étaient empilées derrière lui sur la banquette arrière. Il se réjouissait d’avoir réussi à faire marcher Nessim. On ne pouvait pas avoir toujours le mauvais rôle. Il roula vers l’est, en direction d’Aboukir, pour s’éloigner le plus possible de ses poursuivants. Puis il se gara pour faire l’inventaire de ce qu’il avait récupéré.
La batterie de son ordinateur portable s’était déjà bien vidée et n’avait plus qu’une heure d’autonomie. Il parcourut ses CD de photos en passant en revue les différents fichiers mais ne retrouva pas ceux qui concernaient Akylos et Kalonymos. Soit Nessim ne les avait pas emportés, soit il les avait retirés de sa voiture. Quelle poisse ! Une minute ou deux passèrent avant que Knox ne songe à une autre explication.
Il y avait une cabine téléphonique au coin de la rue. Il n’osa pas téléphoner à Rick directement. Il appela un ami commun, qui travaillait juste à côté de chez lui dans un centre de sports nautiques, et lui demanda d’aller le chercher. Rick arriva une minute plus tard.
— Alors, vieux ! Tu as oublié mon numéro ou quoi ?
— Il est peut-être sur écoute.
— Ah, Hassan ?
— Oui. Dis-moi, tu ne m’aurais pas emprunté des CD de photos, par hasard ?
— Oh, je suis désolé. Je voulais juste pratiquer mon grec.
— Pas de problème, mais j’en ai besoin. Tu pourrais me les apporter ?
— Bien sûr, Charm est complètement mort en ce moment. Où est-ce qu’on se retrouve ?
— Ras el-Sudr ?
— Quoi, au sud de Suez ?
— Exactement. Il y a un hôtel, le Beach Inn. Quand est-ce que tu pourras y être ?
— Donne-moi quatre heures. Peut-être cinq.
— Parfait. Fais attention à ne pas être suivi. Ces types ne plaisantent pas.
— Moi non plus, mon pote. Moi non plus.
Mohammed et Nur se prirent la main et s’assirent à côté du téléphone en attendant le coup de fil qui devait leur annoncer les résultats des tests destinés à trouver un donneur pour Leila. Ils avaient fait appel à une clinique privée qui avait des succursales à Alexandrie, au Caire, à Assiout et à Port-Saïd pour faciliter les déplacements des amis et de la famille. Surtout de la famille. La moelle osseuse se transmettait de génération en génération. Les chances de trouver un donneur parmi les proches parents étaient donc plus importantes. Mohammed avait fait venir soixante-sept personnes en utilisant tout l’argent qu’Ibrahim avait mis à sa disposition. Il n’y avait plus qu’à attendre les résultats. Il avait déjà téléphoné au docteur Serag al-Din. Celui-ci avait promis de le rappeler dans la demi-heure, mais il s’était déjà passé plus d’une heure. Mohammed souffrait de cette attente, qui était le moment le plus pénible de sa vie. Nur tressaillit. Il serrait sa main trop fort. Il s’excusa et relâcha son étreinte. Mais elle avait tout autant besoin de son contact et, au bout de quelques minutes, leurs mains se retrouvèrent.
Leila était couchée. Ils avaient décidé de ne pas l’informer de ce processus avant qu’il ne soit terminé. Mais c’était une enfant vive et sensible à ce qui se passait autour d’elle. Elle savait sans doute très bien, comme le soupçonnait Mohammed, que sa vie était en train de se jouer en ce moment même.
Le téléphone sonna. Les regards soucieux des parents se croisèrent. Nur se mit à pleurer. Mohammed sentit son cœur s’emballer tandis qu’il décrochait le combiné.
— Allô ?
Ce n’était que la mère de Nur, qui voulait savoir s’ils avaient eu des nouvelles. Mohammed se mordit les lèvres et passa le combiné à sa femme. Nur raccrocha rapidement en promettant à sa mère qu’elle la rappellerait dès qu’ils connaîtraient les résultats. Mohammed croisa les jambes. Il sentait ses intestins se relâcher mais n’osait pas aller aux toilettes.
Le téléphone sonna à nouveau. Mohammed respira à fond et décrocha. Cette fois, c’était le docteur Serag al-Din.
— Monsieur el-Dahab. Comment allez-vous, votre femme et vous ?
— Nous allons bien, merci. Avez-vous nos résultats ?
— Bien sûr que j’ai vos résultats ! Pourquoi croyez-vous que je vous appelle ?
— Alors ?
— Attendez une seconde. J’ai perdu ma page.
Mohammed ferma les yeux et serra les poings. Allez, fils de chien. Dis quelque chose. N’importe quoi.
— Je vous en prie, supplia-t-il.
Il entendit des froissements de papier. Le docteur Serag al-Din se racla la gorge.
— Voilà ! s’exclama-t-il. C’est ça.
Il faisait presque nuit lorsque Ibrahim et Elena arrivèrent au Caire. Yusuf Abbas les attendait déjà dans une salle de conférence richement décorée. En pleine conversation téléphonique, il leur fit signe de s’asseoir.
Ibrahim démarra son ordinateur portable et attendit, les mains crispées, que Yusuf ait fini de parler mathématiques avec son fils. Il avait l’impression que son patron faisait tout pour qu’il se sente insignifiant. Il avait beaucoup de mal à travailler avec lui. C’était un homme extrêmement tatillon, qui s’était laissé grossir de façon grotesque depuis qu’il avait été nommé secrétaire général. Le voir s’extraire de sa chaise comme un vieux navire de guerre prenait la mer était un spectacle fascinant. Il s’y préparait largement à l’avance, bandant ses muscles comme le vent s’engouffrait dans les voiles déployées.
Le gréement crissait, l’ancre était levée et, hisse et oh, il était à flot ! Pour l’heure, il avait les avant-bras posés comme d’énormes limaces sur le bureau en noyer. De temps à autre, il portait un doigt à sa gorge, comme si son obésité était due à un dysfonctionnement thyroïdien plutôt qu’à la consommation ininterrompue d’aliments riches. Et quand il regardait une personne assise à côté de lui, il bougeait les yeux sans tourner la tête en faisant glisser ses pupilles avec une sournoiserie caricaturale. Il finit par mettre un terme à sa conversation.
— Qu’y a-t-il de si urgent ? demanda-t-il à Ibrahim. Je suis sûr que vous avez une bonne raison de venir jusqu’ici.
— En effet, répondit Ibrahim.
Et il montra à son patron les photos du niveau inférieur de la tombe en lui expliquant comment son équipe l’avait trouvé. Le visage de Yusuf s’éclaira lorsqu’il vit les coffrets funéraires.
— C’est de l’or ? demanda le secrétaire général.
— Nous ne les avons pas encore fait analyser. Mon premier geste a été de condamner l’accès au site et de vous informer.
— Très bien, convint Yusuf. Très bien. Vous avez bien fait.
Il se passa la langue sur les lèvres.
— C’est une remarquable découverte, reprit-il. Je vais superviser les fouilles personnellement.
Elena se pencha en avant, pas trop, juste assez pour accrocher son regard.
— Oui ? demanda-t-il.
— Nous avons parfaitement conscience de l’honneur que vous nous faites en nous accordant un peu de votre temps, monsieur le secrétaire général, car nous savons que vous êtes un homme extrêmement occupé.
Elena parlait arabe avec une certaine maladresse, mais sa position et son usage de la flatterie étaient impeccables.
— Nous nous réjouissons de voir que, comme nous, vous avez saisi l’importance historique de cette découverte, ajouta-t-elle. Et nous sommes ravis que vous soyez prêt à vous investir personnellement dans les fouilles. Cependant, ce n’est pas uniquement pour vous faire part de cette nouvelle extraordinaire que monsieur Beyumi et moi-même avons sollicité un entretien d’urgence. Nous souhaitons soumettre à votre considération et à votre discernement une autre découverte cruciale.
— Une autre découverte ?
— L’inscription.
— L’inscription ? Quelle inscription ?
Il regarda Ibrahim.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cette inscription ? demanda-t-il.
— Il me semble que je l’ai fait, monsieur le secrétaire général, répondit Ibrahim.
— Seriez-vous en train de me contredire ?
— Bien sûr que non, monsieur le secrétaire général. Veuillez m’excuser.
Il rouvrit la photo de l’inscription.
— Oh, ça ! Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous parliez de ça ?
— Excusez-moi, monsieur le secrétaire général. C’est de ma faute. Comme vous pouvez le voir, cette inscription utilise l’alphabet démotique, mais il s’agit en réalité de grec. C’est une collègue de madame Koloktronis qui l’a déchiffrée. Je peux vous expliquer comment elle a fait, si cela vous intéresse. Sinon, voici une copie de la traduction.
Yusuf lut le texte en mastiquant comme s’il mangeait quelque chose. Ses yeux s’agrandirent lorsqu’il en comprit les implications. Les anciens Égyptiens désignaient Memphis sous le nom de Mur Blanc. Le mot désert venait de Desh Ret, « terre rouge ». Dans l’inscription, Alexandre était appelé le « fils d’Amon ». La terre de son père était donc l’oracle d’Amon, dans l’oasis de Siwa, où, selon les sources anciennes, il avait demandé à être enterré. En résumé, des porte-bouclier avaient volé la dépouille d’Alexandre à Memphis et l’avaient transportée à travers le désert occidental jusqu’à une tombe qu’ils lui avaient préparée non loin de l’oracle d’Amon, dans l’oasis de Siwa. Mais Ptolémée les avait poursuivis et ils s’étaient tous tués plutôt que de tomber entre ses mains. Tous, sauf Kalonymos, le frère d’Akylos, qui lui avait échappé. Plus tard, le rescapé avait ramené la dépouille de ses compagnons à Alexandrie pour tenir une promesse qu’il avait faite.
Quand Yusuf eut fini de lire, il cligna des yeux.
— Ce... ce texte est-il fiable ?
— La traduction est correcte, répondit Ibrahim avec circonspection. Je m’en suis assuré personnellement. Et nous pensons que nous pouvons ajouter foi à cette inscription. Comme vous avez pu le voir sur les photos du niveau inférieur de la tombe, ce Kalonymos s’est donné beaucoup de mal pour honorer ses compagnons. Il n’aurait pas fait tout cela pour un simple canular.
— Mais cela aurait été de la folie. Pourquoi ces hommes auraient-ils risqué leur vie pour une telle entreprise ?
— Parce qu’ils pensaient que la dernière volonté d’Alexandre avait été d’être enterré à Siwa, répondit Elena. Ptolémée est allé contre cette volonté lorsqu’il a commencé à construire une tombe à Alexandrie. Or, Alexandre était un dieu. Ses fidèles auraient fait n’importe quoi pour que ses vœux soient respectés.
— J’espère que vous n’essayez pas de me faire croire qu’Alexandre est enterré à Siwa, madame Koloktronis, soupira Yusuf.
Ibrahim comprenait les réticences de son patron. Au début des années 1990, une autre archéologue grecque avait annoncé aux médias du monde entier qu’elle avait trouvé la tombe d’Alexandre dans l’oasis de Siwa. Quand on avait décelé la supercherie, elle avait de nouveau prétendu l’avoir découverte sur un autre site. À la suite de cela, la présence du tombeau d’Alexandre à Siwa était devenue une sorte de plaisanterie au sein de la communauté archéologique.
— Non, affirma Elena. Le corps embaumé d’Alexandre a été exposé à Alexandrie des siècles après que cette inscription a été gravée. Personne ne peut le nier. Cependant, il est possible que les porte-bouclier se soient emparés de la dépouille et l’aient emportée à Siwa, où une tombe avait déjà été préparée.
Yusuf s’adossa à sa chaise et regarda Elena d’un air sévère.
— Donc, observa-t-il, la véritable raison de votre présence ici n’a rien à voir avec le site d’Alexandrie. En fait, si vous êtes là, c’est parce que vous pensez que, quelque part à Siwa, il y a – comment déjà ? – « une tombe remplie de richesses propre à accueillir le fils d’Amon ». Et vous voulez l’autorisation de faire des fouilles à Siwa.
— Alexandre a été le plus grand conquérant de l’Histoire, fit remarquer Elena. Un des plus grands pharaons d’Égypte. Si on découvrait sa tombe, imaginez ce que cela signifierait pour ce pays. Imaginez les honneurs qui échoiraient au secrétaire général dont le discernement aurait permis une telle découverte. Votre nom figurerait à juste titre parmi ceux des grands patriotes de la nation.
— Continuez.
— Vous n’avez rien à perdre. Je sais que les chances de trouver quelque chose sont extrêmement minces. Je sais que les ressources du Conseil suprême sont scandaleusement réduites. Mais il faut faire quelque chose. Quelque chose qui n’attire pas l’attention. Une étude épigraphique des antiquités, par exemple, réalisée avec l’autorisation du CSA. Il n’y aurait que moi et ma collègue. Un projet de plus grande ampleur, surtout à Siwa, ne ferait qu’engendrer des rumeurs.
— La moindre colline de l’oasis a été fouillée et refouillée. Si cette tombe existe vraiment et se trouve là-bas depuis vingt-trois siècles, croyez-vous vraiment pouvoir la trouver en quelques semaines ? La dépression de Siwa est très vaste.
— Ce ne sera pas facile. Mais ça vaut la peine d’essayer. Songez à ce qui se passera si nous ne faisons rien. Quand l’inscription sera divulguée, tous les chasseurs de trésor se précipiteront à Siwa. Si nous trouvons la tombe avant eux, nous pourrons prendre nos précautions ou annoncer que celle-ci ne contient rien, ce qui sera préférable à une ruée vers l’or.
— Il n’y aura pas de ruée vers l’or si la nouvelle n’est pas divulguée.
— Elle le sera forcément. Nous le savons tous. C’est toujours le cas.
— Siwa relève de la compétence du docteur Sayed, déclara Yusuf avec mépris, comme s’il n’appréciait pas son collègue. Et le docteur Sayed agit selon sa propre volonté. Vous devrez également obtenir son autorisation.
— Bien sûr. J’ai appris qu’il avait, entre autres, une collection remarquable d’ouvrages de référence sur l’Oasis. Peut-être pourriez-vous le contacter vous-même et lui demander son autorisation. Je sais, bien évidemment, que cela n’influencera pas votre propre décision, que vous prendrez uniquement pour le bien de l’Égypte, mais peut-être pourriez-vous lui faire savoir que nos commanditaires ont prévu des honoraires importants pour tous nos consultants du CSA, y compris vous, naturellement.
— Je ne peux pas m’engager pour une durée indéterminée. Tout se sait à Siwa. Quelle que soit votre couverture, on finirait par découvrir ce que vous faites. Votre présence provoquerait exactement ce que vous voulez éviter.
— Six semaines. C’est tout ce que nous demandons.
Yusuf posa les mains sur son estomac. Il aimait avoir le dernier mot.
— Deux semaines, déclara-t-il. Deux semaines à partir de demain. Ensuite, on en reparlera et je verrai à ce moment-là si je vous accorde deux semaines de plus.
Nessim tournait en rond dans sa chambre d’hôtel dans l’espoir d’entendre son téléphone sonner. Il fallait absolument qu’un de ses hommes repère Knox au plus vite. Si celui-ci avait pris des risques pour récupérer ses affaires, c’était forcément parce qu’il avait quelque chose en tête. Il avait un objectif et il fallait le cueillir avant qu’il ne l’atteigne et ne retourne se cacher. Mais Nessim n’y croyait plus vraiment. Il y avait quelque chose chez Knox qui lui donnait le sentiment de ne pas être à la hauteur.
Il s’arrêta net, terriblement angoissé à l’idée de devoir annoncer un nouvel échec à Hassan. Il devait lui montrer qu’il faisait le maximum d’efforts, qu’il cherchait Knox activement. Jusqu’à présent, il s’était servi de son réseau de contacts et n’avait pas davantage élargi les recherches, mais le temps n’était plus à la discrétion. Il sortit son portefeuille, compta l’argent qu’il avait sur lui, et se tourna vers Hosni, Ratib et Sami.
— À vous de passer des coups de fil, leur ordonna-t-il. Débrouillez-vous. Mille dollars à celui qui trouvera la jeep de Knox. Deux mille si Knox est à l’intérieur.
Ratib fit la grimace.
— Mais tout le monde saura que c’est nous si Knox est retrouvé mort, protesta-t-il.
— Tu as une meilleure idée ? À moins que tu ne préfères expliquer toi-même à Hassan pourquoi nous n’avons toujours pas mis la main sur lui...
Ratib baissa les yeux.
— Non, répondit-il.
Nessim soupira. Il était gagné par le stress. Et Ratib n’avait pas tort.
— D’accord. Ne contactez que des personnes en qui vous avez confiance. Une par ville. Et dites-leur que, si elles parlent, elles auront également affaire à Hassan.
Les hommes sortirent leur portable et s’exécutèrent.
Pendant son voyage à bord du jet Lear du groupe Dragoumis à destination de Thessalonique, Gaëlle s’était dit qu’elle pourrait prendre goût à ce mode de transport, malgré le sentiment de culpabilité qu’elle avait éprouvé en raison des émissions de carbone occasionnées par ce caprice. Sièges en cuir blanc, si confortables qu’elle en avait ronronné de plaisir, fenêtre de la taille d’un écran plat, maître d’hôtel à disposition pour préparer repas et boissons. Le copilote était même venu lui demander à quelle heure elle souhaitait repartir le lendemain matin.
A sa descente d’avion, elle fut accueillie avec une courtoisie obséquieuse par un officier de l’immigration venu à sa rencontre : « Tous les amis de monsieur Dragoumis sont les bienvenus, mademoiselle Bonnard... » Puis un chauffeur l’invita à entrer dans une Bentley bleue avant de la conduire à Thessalonique. Assise à l’arrière, elle admira le ciel nocturne entre les collines.
Elle arriva aux portes d’une propriété close, surveillée par des gardes, qui firent signe au chauffeur d’entrer. Au bout d’une longue allée, un palais blanchi à la chaux était éclairé comme dans un spectacle son et lumière. Monsieur Dragoumis, les mains derrière le dos, sortit accueillir Gaëlle en personne. Après tout ce qu’elle s’était imaginé pendant le trajet, elle fut à la fois surprise et soulagée de découvrir un homme à l’allure décontractée. Il n’était pas rasé et ressemblait à un paysan aux traits typiquement grecs. L’espace d’un instant, elle pensa que tout irait bien, qu’elle n’avait rien à craindre de lui. Mais lorsqu’elle s’approcha, elle constata qu’elle s’était trompée.