Chapitre 9

 

I

Augustin avait raison. Ils étaient arrivés au site les doigts dans le nez. Et il avait également eu raison de vouloir emmener Knox, dont l’excitation était à son comble. Cela faisait trop longtemps que celui-ci n’avait pas participé à une fouille. Bien trop longtemps. Le simple fait d’être sur le terrain le réjouissait. Les bruits, les odeurs, les plaisanteries. ... Tout en haut, un groupe électrogène alimentait un treuil qui remontait un flot presque incessant de paniers en cuir, remplis de décombres destinés à être passés au crible à la lumière du jour. Leur contenu serait ensuite envoyé au musée ou servirait de remblai. Des lampes et des ventilateurs, reliés par des mètres et des mètres de rallonges blanches, avaient été disposés dans toute la nécropole. Des fouilleurs munis d’un masque et de gants blancs, répartis dans les différentes salles, retiraient avec précaution les artefacts et les restes humains, à genoux dans l’espace confiné des tombes.

Augustin avait apporté tout le matériel de plongée avant de passer chercher Knox. Ils se hâtèrent de descendre jusqu’à la nappe phréatique et enfilèrent leur équipement. Ils prirent le temps de vérifier mutuellement leurs systèmes. Quand on plongeait aussi souvent qu’eux, on était parfois tenté de bâcler cette étape. Mais dans un labyrinthe clos comme celui-ci, si les choses tournaient mal, on ne pouvait pas se débarrasser de sa ceinture de lest et nager vers la surface. Il n’y avait pas de surface.

Augustin tenait une corde en nylon. Il était prudent, dans ce genre d’environnement, de s’inspirer de l’astuce de Thésée. Mais il n’y avait aucun endroit où la fixer.

— Reste là, dit Augustin.

Quelques minutes plus tard, il revint avec un panier en cuir chargé de décombres, autour duquel il noua la corde orange avant de tirer plusieurs coups secs. Puis Knox et lui s’attachèrent l’un à l’autre à l’aide d’un filin de sécurité, allumèrent leur lampe et descendirent dans l’eau. Tandis qu’Augustin déroulait la corde derrière lui, ils avancèrent sans palmes, lestés pour marcher au fond. Avec cette méthode, ils soulevaient davantage de sédiments mais gardaient mieux leurs repères. Ils trouvèrent presque immédiatement l’entrée d’une salle, dont la plupart des loculi étaient encore fermés. La lampe d’Augustin éclaira un portrait saisissant. C’était un homme aux yeux immenses, qui semblait les regarder. Augustin fouilla la pierre à l’aide de son canif et en sortit une lampe funéraire en bronze, qu’il mit dans son étui.

Ils explorèrent trois autres chambres. La galerie serpentait d’un côté puis de l’autre. Soudain, la corde s’accrocha à quelque chose. Augustin tira pour la dégager. L’eau était de plus en plus opaque. Parfois, les sédiments tourbillonnaient à tel point qu’ils se voyaient à peine. Knox vérifia sa réserve d’air. Cent trente bars. Ils avaient décidé de garder le dernier tiers en guise de réserve de secours. Il montra son baromètre à son partenaire. Augustin pointa le doigt vers la sortie. La corde était curieusement lâche. Il l’enroulait, l’enroulait encore. Le regard inquiet, il se tourna vers Knox, qui tendit les mains avec étonnement. Il tenait l’extrémité de la corde qui aurait dû être nouée autour de la poignée du panier en cuir. Elle s’était mystérieusement détachée.

 

II

Ibrahim n’était pas très à l’aise avec les enfants. Lui-même fils unique, il n’avait ni nièces ni neveux, ni aucune intention de devenir père. Mais Mohammed s’était mis en quatre pour accueillir toute l’équipe sur le chantier et il n’aurait guère pu refuser l’entrée du site à sa fille, même si l’idée d’amener une enfant malade dans un endroit aussi poussiéreux et morbide lui avait paru complètement folle.

Un ouvrier de l’équipe de Mohammed les rejoignit dans une tombe.

— Un appel en provenance du siège social, annonça-t-il.

Mohammed fit la moue.

— Excusez-moi, dit-il à Ibrahim. Je reviens tout de suite. Vous pouvez tenir Leila une minute ?

— Bien sûr.

Ibrahim tendit les bras pour recevoir la petite, emmaillotée dans ses couvertures. La pauvre était aussi légère qu’une plume. Il lui sourit nerveusement. Elle lui sourit à son tour. Elle semblait terrifiée et douloureusement consciente d’être considérée comme un fardeau.

— Cet homme n’était pas égyptien, alors ? demanda-t-elle.

Ses ulcères buccaux la faisaient grimacer de douleur à chaque mot et Ibrahim grimaçait avec elle.

— Non, répondit-il. Il était grec. Il venait du nord, de l’autre côté de la mer. Ton père est un homme très intelligent. Il a trouvé une pièce dans sa bouche, une obole, et il en a déduit qu’il était grec. Les Grecs croyaient que les esprits avaient besoin de cette pièce pour payer le passeur, Charon, un homme chargé de leur faire traverser une rivière, le Styx, pour les emmener dans l’au-delà.

— L’au-delà ? demanda Leila, les yeux écarquillés, immenses, comme si sa peau avait soudainement été tirée.

La gorge serrée, Ibrahim détourna le regard. L’espace d’un instant, il sentit les larmes lui monter aux yeux. Quel sort terrible pour une aussi petite fille... Ses bras commençaient à fatiguer lorsque Mohammed réapparut. Celui-ci sourit à Leila avec une telle affection qu’il se sentit perdu, honteux. Il eut le sentiment de ne pas mériter sa place dans le monde, l’air qu’il respirait, l’espace qu’il occupait, la vie facile qu’il menait. Il recula d’un pas pour se réfugier dans l’ombre.

— Ces tests que l’on peut faire pour vous aider... murmura-t-il à Mohammed. Où puis-je me rendre pour en faire un ?

 

III

Knox et Augustin se regardèrent avec appréhension, mais ils avaient de l’expérience et ne cédèrent pas à la panique. Ils vérifièrent leur quantité d’air ; ils en avaient pour vingt minutes, vingt-cinq s’ils ne le gaspillaient pas. Augustin montra de nouveau la sortie. Knox hocha la tête. Ils devaient retrouver leur chemin ou, du moins, accéder à une poche d’air le temps que les sédiments se redéposent et qu’ils puissent voir où ils se trouvaient.

Ils arrivèrent dans une impasse. Knox regarda son baromètre à travers ses lunettes de plongée. Ils avaient encore du temps devant eux. Ils suivirent les parois des mains pour s’orienter dans cet épais brouillard. Lors de plongées nocturnes à Charm, des collègues de Knox avaient évoqué avec désinvolture une visibilité zéro. Mais toute la poussière qui tourbillonnait ici était encore bien plus aveuglante. Knox voyait à peine ses jauges, même lorsqu’il les tenait juste devant son masque. Ils se heurtèrent à une autre impasse. C’était peut-être la même. Ils pouvaient très bien avoir tourné en rond. Quinze bars. Cette fois, ils firent demi-tour et se mirent à nager. Ils n’avaient plus le moindre sens de l’orientation. La peur montait et ils respiraient de plus en plus vite, accélérant ainsi l’épuisement de leur précieuse réserve d’air. Largement dans le rouge, ils avaient franchi la ligne des cinq bars. Augustin attrapa Knox par l’épaule et se planta devant lui en arrachant son détendeur. Il pointa le doigt vers sa bouche d’un air désespéré. Knox lui donna un peu d’air et aspira les dernières bouffées. Ils atteignirent une fourche. Augustin indiqua la droite. Knox était sûr qu’ils avaient tourné à droite à l’aller et montrait la gauche. Il insistait, mais Augustin n’en démordait pas. Il décida de lui faire confiance. Ils nagèrent côte à côte en se heurtant mutuellement, en se donnant des coups de pied, en s’égratignant contre les parois. Arrivé au bout de sa réserve d’air, Knox se mit à avoir des spasmes, les poumons presque vides. Augustin le tira vers le haut le long de l’escalier et il émergea enfin à l’air libre en crachant son détendeur pour respirer goulûment. Allongés l’un à côté de l’autre, les deux hommes sentaient leur poitrine se soulever comme un soufflet.

Augustin tourna la tête vers Knox, une étincelle dans le regard, comme s’il pensait à quelque chose de drôle mais n’avait pas encore la force de le dire.

— Il y a les plongeurs qui sondent les eaux et ceux qui font de vieux os, dit-il enfin en haletant.

Knox éclata d’un rire qui lui fit mal aux poumons.

— Je crois que tu devrais essayer d’avoir une pompe.

— Tu as raison. Et pas un mot sur ce qui vient de se passer, d’accord ? Pas pendant au moins un an ou deux, en tout cas. Je suis censé être un pro.

— Pas de problème.

Knox se releva péniblement, déboucla son gilet stabilisateur et le laissa tomber avec sa bouteille vide sur le sol de pierre.

— Regarde ! s’écria Augustin. Le panier a disparu !

Knox fronça les sourcils avec angoisse. Soulagé de s’en être sorti indemne, il avait oublié ce qui avait provoqué l’incident au départ.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il s’accroupit à l’endroit où le panier se trouvait. Il avait pensé que le nœud d’Augustin s’était tout simplement défait.

— Tu ne crois quand même pas que c’est Hassan qui a fait ça ? demanda-t-il à son ami.

— Non, répondit Augustin avec l’air de trouver cette possibilité tirée par les cheveux. Je crois que c’est beaucoup plus simple ça.

— C’est-à-dire ?

— C’était un panier rempli de décombres. Or, quelle est la priorité numéro un de Mansoor ?

— Extraire les décombres, convint Knox avec soulagement.

— On a eu beaucoup de chance, mon pote !

Des bruits de pas discrets résonnèrent dans la galerie. Une jeune femme aux cheveux bruns, élancée et séduisante, sortit de l’ombre, un appareil photo numérique suspendu autour du cou par une bretelle rouge et noire.

— Beaucoup de chance ? Vous avez trouvé quelque chose ?

Augustin se releva d’un bond et se précipita pour s’interposer entre elle et Knox.

— Regarde ! s’exclama-t-il en sortant sa lampe funéraire. Des salles et des salles de loculi fermés !

— Génial !

Elle regarda derrière lui pour saluer Knox.

— Moi, c’est Gaëlle, dit-elle.

Knox n’avait pas d’autre choix que de se présenter à son tour.

— Mark.

— Enchantée, Mark.

— Moi de même.

— Comment ça va, la photo ? demanda Augustin à Gaëlle en lui effleurant l’épaule.

— Bien, répondit-elle. Mansoor a apporté tout le matériel d’éclairage du musée pour que je puisse photographier l’antichambre, mais je ne peux pas y rester longtemps, il fait trop chaud. C’est à cause du plâtre. Il ne faut pas qu’il craquelle.

— Non, en effet. Je crois que tu es toute seule ici. Peut-être qu’on pourrait dîner ensemble un de ces soirs ? Je pourrais te montrer l’ancienne Alexandrie.

— Ça serait super ! s’écria Gaëlle, dont le regard s’éclaira immédiatement.

Elle eut l’air si enthousiaste qu’elle rougit et se sentit obligée de s’expliquer.

— C’est juste qu’à mon hôtel, on ne peut pas manger sur place et ils n’aiment pas que les clients montent de la nourriture dans les chambres. Et je déteste manger seule au restaurant. J’ai l’impression que tout le monde me regarde.

— Pourquoi on ne te regarderait pas ? Une belle fille comme toi. Tu es à quel hôtel ?

— Au Vicomte.

— Dans ce taudis ! Mais pourquoi ?

Gaëlle haussa les épaules d’un air penaud.

— J’ai demandé au chauffeur de taxi de m’emmener à un hôtel central et pas cher.

— Il t’a prise au mot ! dit Augustin en riant. A ce soir, alors. Huit heures, ça te va ? Je viendrai te chercher.

— Super !

Elle regarda Knox, resté dans l’ombre.

— Tu viens aussi, non ? lui demanda-t-elle.

— Je crois que ça ne va pas être possible.

— Oh...

Apparemment gênée, elle eut une drôle d’expression sur le visage.

— Bon, dit-elle. À plus tard, alors.

Et elle remonta la galerie avec une démarche légèrement empruntée, comme si elle sentait qu’on la regardait.