XIV

— On peut dire que c'est une journée à marquer d'une pierre noire, hein, commandant ? Commença Bill Ballantine. Non seulement M.D.O. vous file sous le nez mais, en outre, vous vous faites tabasser par quatre inconnus… 

— Oh ! fit Bob. Rassure-toi. Je leur ai passé quelques châtaignes moi aussi… 

C'était le même soir. Bob Morane et Bill Ballantine avaient réintégré leurs chambres de l'hôtel Mabuhy après avoir fait le compte rendu des événements au capitaine Sanchez qui les avait engagés à abandonner, voire même à quitter les Philippines dans le plus bref délai, afin de ne pas s'exposer inutilement à la vindicte du Smog. Certes, ils pourraient encore compter sur la mansuétude de Miss Ylang-Ylang mais il était certain qu'Orgonetz, lui, ne décolérerait pas, et cela malgré la victoire qu'il venait de remporter. 

L'Écossais avait pansé les blessures de son ami : une bande de sparadrap sur l'arcade sourcilière gauche, une autre sur la mâchoire et une troisième sur l'oreille droite.

— Vous ne m'enlèverez pas de la tête que l'accident a été provoqué par le Smog, dit encore Bill. Vraiment, si c'était un hasard, il aurait été providentiel… 

— Ce n'était pas des gens du Smog, je te le répète, s'entêta Morane. Ces quatre gars ne se bagarraient pas comme des truands. C'était propre, net, sans bavure, de la haute technique classique. Ça sentait la salle de boxe à plein nez, à tel point que j'aurais eu scrupule à employer des coups défendus… 

— Vous auriez dû. Ça vous aurait évité de mordre la poussière et de ressembler à présent à un panneau-réclame pour Albuplast. 

— Tu sais comment je suis, Bill, fair-play jusqu'à la bêtise. Cela me perdra un jour… Mais le géant paraissait songeur. 

— Soit, dit-il finalement, admettons que ces quatre hommes n'avaient rien à voir avec le Smog. Mais n'en est-il pas moins étrange que cet accident survienne alors que, selon toute évidence, la voiture d'Orgonetz vous suivait, et que les quatre gars de la Chevrolet boxaient aussi bien que Joe Louis lui-même… ou à peu près ?… 

— Je sais, je sais, Bill, grogna Morane avec impatience. Mais c'étaient des Américains, et tu sais comment sont les Américains : des poings montés sur jambes. 

Le rire gras de Ballantine prouva que l'Écossais appréciait la comparaison.

— Bien dit, commandant. N'empêche qu'ils vous ont possédé, les quatre Ricains, et qu'ils ont fichu votre combine en l'air… 

— Ce qui me fait enrager, murmura Bob, c'est que le Smog a maintenant récupéré ce maudit agent double de M.D.O., qui va leur livrer tout ce qu'il sait sur le C.I.A. et son organisation. Le Smog pourra en faire ses choux gras, ou vendre lesdits renseignements au plus offrant… 

— Peut-être pourrait-on encore récupérer M.D.O. avant qu'il ne soit trop tard, glissa Bill qui ne perdait pas facilement courage. 

— Cela m'étonnerait. Au départ, M.D.O. était de connivence avec le Smog qui a monté toute cette mise en scène pour faire croire le contraire. Miss Ylang-Ylang et Orgonetz s'attendaient à ce qu'on retourne ciel et terre pour retrouver l'agent disparu. Alors, ils ont imaginé tout simplement de le faire descendre à l'hôtel Luneta sous une fausse identité, pour qu'il y attende calmement que ça se soit tassé. C'est un peu l'histoire de la lettre que l'on cache… en la mettant bien en évidence sur une cheminée… Mais on peut être assuré que, cette fois, M.D.Q. sera mieux gardé. Peut-être même a-t-il déjà quitté le pays pour une destination inconnue… 

La sonnerie du téléphone se fit entendre. Bob décrocha et, aussitôt, entendit la voix de la standardiste qui disait :

— Monsieur Morane ?… On vous demande de Washington… 

À cette annonce, « On vous appelle de Washington », Bob s'était tourné vers Ballantine pour dire, en masquant le micro de la main :

— C'est Gains… Il veut sans doute savoir si nous avons réussi à récupérer son agent… Prends le second écouteur. J'ai l'impression que les cris d'orfraie qu'il va pousser, quand il apprendra que ledit agent m'a filé entre les doigts, vaudront un petit effort de la part de ton nerf auditif d'habitude particulièrement indolent… 

L'Écossais avait à peine collé le second écouteur à son oreille qu'une voix lointaine, mais cependant parfaitement audible, se fit entendre. Les deux amis reconnurent aussitôt celle d'Herbert Gains.

— C'est vous, Bob ? avait interrogé l'homme du C.I.A. Ici Gains… Des nouvelles ?… 

— Bien sûr qu'il y a des nouvelles, répondit Morane. J'ai une arcade sourcilière fendue, une bosse grosse comme un œuf de pigeon sur la mâchoire et une oreille à demi arrachée, tout ça par quatre lourdauds d'Américains qui me sont tombés dessus au moment où j'avais mis la main sur M.D.O., et juste à point pour permettre à Orgonetz de le récupérer. 

— Donc, si je comprends bien, insista Gains, Orgonetz et notre agent ont disparu ensemble… 

— Voilà un résumé exact de la situation… Il y eut un long silence puis Gains déclara : 

— Eh bien ! Je suis ravi… Vraiment ravi !… Bob explosa littéralement. 

— Ravi ?… Qu'est-ce que cela signifie ? 

— Tout simplement, expliqua Gains, qu'il entre dans nos plans que notre agent demeure aux mains du Smog… 

— Vous sacrifieriez M.D.O. ? 

— L'homme que vous avez pris à l'hôtel Luneta n'était pas M.D.O., mais quelqu'un qui le remplaçait. Un coup monté depuis le début. Quand vous m'avez appelé à Washington, je vous ai laissé dans l'ignorance, car tout cela devait demeurer secret. J'ai même insisté pour que vous retrouviez M.D.O., sachant que vous remueriez ciel et terre pour cela et que l'intérêt du Smog serait encore accru. Et puis, j'ai crains que vous ne réussissiez et, ce faisant, ne mettiez toute cette combine en l'air. Alors, j'ai averti quatre de nos agents à Manille pour qu'ils s'arrangent, au cas où vous mettriez la main sur notre homme, pour vous le faire s'échapper au profit du Smog, et cela comme par le seul effet du hasard… 

— Ainsi, les quatre Américains qui m'ont assailli après avoir simulé un accident… ? 

— … étaient à mon service. Oui, Bob, je les avais avertis par téléphone et ils vous ont aussitôt pris en filature. Vous connaissez la suite… Au départ, j'avais décidé de ne pas vous mettre au courant mais je ne tiens pas, vous connaissant comme je vous connais, que vous vous remettiez à battre ciel et terre pour retrouver notre agent, grâce auquel nous aurons désormais tous les renseignements dont nous avons besoin sur le Smog… J'espère que je puis compter sur votre discrétion, à Bill et à vous… 

— Vous pouvez compter sur notre discrétion, dit Morane avec une grimace. Mais si, un jour, vous trouvez du poil à gratter dans votre chemise, une punaise sur votre fauteuil ou des boules puantes dans vos chaussures, vous saurez de qui ça vient… 

— Je vais m'arranger pour faire interdire l'usage du poil à gratter, des punaises et des boules puantes sur tout le territoire des États-Unis, assura Gains avec un petit rire strident. J'ai l'impression, à présent, que nous n'avons plus rien à nous dire… 

— J'ai l'impression, moi, Herbert, que nous avons au contraire encore quelque chose à nous dire, jeta Morane avec empressement. Si je ne m'abuse, il avait été question d'une certaine Maseratti… 

— C'est juste, reconnut Gains. J'ai l'habitude de tenir mes promesses. Vous pourrez aller choisir la Maseratti en question au prochain Salon de l'Auto… qui se tiendra sur la lune… en l'an 2012. Ah !… Ah !… Ah !… 

Sur cet éclat de rire, Herbert Gains raccrocha, ce qui lui évita, pour le plus grand bien de son amour-propre, d'ouïr le chapelet de noms d'oiseaux, de marchandises avariées et d'insectes nauséabonds que Morane devait lui lancer avec une persévérance qui ne se démentit pas durant au moins cinq bonnes minutes…