VI

Les regards de Morane en direction des Malais n'avaient pas échappé à Roman Orgonetz.

— Je crois, commandant Morane, fit-il, que vous avez compris à présent quel sort vous attend. Oui, vous allez être contraints de vous jeter à l'eau, et des bambous pointus seront lancés sur vous comme des sagaies. Vous plongerez et essaierez de nager entre deux eaux pour les éviter mais mes hommes continueront à lancer des bambous, au jugé. Certains vous toucheront et vous blesseront, mais sans vous tuer. Quand la respiration vous manquera, vous serez obligés de refaire surface pour prendre de l'air et de plonger à nouveau pour éviter les pointes des bambous qui continueront à pleuvoir sur vous. Ainsi jusqu’a épuisement, jusqu'à ce qu'une dernière blessure vienne définitivement mettre fin à vos souffrances. 

À cette explication détaillée de leur supplice, Bob Morane sentit comme une coulée de lave brûlante monter en lui. Il avança d'un pas vers l'Homme-aux-Dents-d'Or les poings tendus en grondant :

— Vous êtes un scélérat, Orgonetz et je… 

Il s'interrompit et s'immobilisa : les canons des mitraillettes s'étaient pointés sur lui et il devinait que, s'il avançait encore en direction du gros homme, il serait immédiatement abattu. Mais n'aurait-ce pas été préférable aux tortures qui l'attendaient ? Ces tortures lui laissaient encore la possibilité de se défendre, et il était homme à lutter jusqu'à son dernier souffle.

Orgonetz avait montré l'eau aux captifs, en lançant d'une voix féroce :

— Sautez !… 

Pendant un moment encore, Bob et Jean hésitèrent.

— Sautez !… hurla encore l'agent secret. 

Plusieurs tiges de bambous vinrent s'enfoncer dans la terre meuble, aux pieds des prisonniers. La main de Jean chercha celle de Morane et la trouva.

— Je crois, Bob, qu'il nous faut y aller, dit doucement la jeune métisse. 

— Oui, fit à son tour Bob sans pouvoir s'empêcher de mettre de la tendresse dans le ton de sa voix, il nous faut y aller… 

Ils plongèrent en même temps, tandis qu'une volée de bambous pointus s'abattaient autour d'eux sans les toucher, car on eût dit qu'intentionnellement les Malais évitaient de les atteindre alors qu'ils se trouvaient encore à l'air libre.

Aussitôt, le Français et la jeune fille s'étaient laissés glisser au fond de l'étang, nageant lentement entre les plantes aquatiques. Alors, les bambous se mirent à pleuvoir autour d'eux, s'enfonçant dans la vase, les frôlant, mais sans qu'aucun d'eux ne les atteigne. La première, Jean dut faire surface pour reprendre de l'air, et Bob l'imita aussitôt. Ensuite, ils replongèrent et les bambous continuèrent à fendre l'eau autour d'eux. À plusieurs reprises, ils faillirent être atteints mais cependant, soit par un mouvement du corps ou de la tête, ils parvinrent à éviter le dangereux contact.

Ce petit jeu ne pouvait cependant continuer à être mené victorieusement. Tout à coup, Morane sentit une vive douleur à la cuisse droite et se rendit compte qu'un bambou venait de s'y planter. D'un effort, il arracha la longue hampe. Aussitôt, du sang s'échappa de la blessure, empourprant l'eau saumâtre. Le blessé pouvait se rendre compte que la plaie n'était guère profonde mais le sang s'échappait en abondance et, si d'autres blessures semblables lui étaient infligées, la faiblesse, encore accrue par la fatigue de ces plongées forcées, ne tarderait pas à se manifester.

Jean et Bob en étaient à présent à leur quatrième plongée et le Français avait reçu deux nouvelles blessures : une à l'épaule et l'autre au flanc. La jeune fille, elle, avait été touchée à deux reprises, à la main et à l'aisselle, mais il ne s'agissait que d'estafilades peu profondes. Alors, Morane, comprit qu'il lui fallait tenter quelque chose. N'importe quoi, comme prendre pied sur la berge, se précipiter sur les hommes de main d'Orgonetz, essayer de s'emparer d'une mitraillette et abattre tout ce qui se trouverait à sa portée. Il savait qu'il y avait quatre-vingt dix-neuf chances sur cent pour que cette tentative échouât, pour qu'il soit lui-même haché par les balles avant même d'avoir fait deux pas sur la terre ferme.

C'est alors qu'il fit une étrange constatation : depuis quelques secondes les bambous avaient cessé de pleuvoir autour de Jean et de lui-même. Pendant quelques secondes encore, ils continuèrent à nager entre deux eaux. Pas de nouveaux bambous. « Que se passe-t-il ? se demanda Bob. Est-ce là un nouvel aspect du jeu du chat et de la souris ? » II décida d'en avoir le cœur net et de faire surface. Pourtant, quand il émergea, une étrange surprise l'attendait : Orgonetz et ses hommes avaient laissé tomber leurs armes et levaient les bras en l'air tandis que les Malais, lâchant leurs provisions de sagaies improvisées, se groupaient peureusement au bord de l'étang.

Un éclat de rire tonitruant éclata et une voix bien connue lança joyeusement :

— Ah ça ! que faites-vous dans cette mare, commandant ? Est-ce que vous voilà devenu récolteur de cresson ? 

Une bouffée de joie envahit Bob Morane. C'était un peu comme une énorme bulle de lumière qui éclatait en lui. Tandis qu'il s'exclamait :

— Bill !… Dis-moi que c'est bien toi… 

— Si vous avez déjà vu un particulier qui me ressemble, s'esclaffa le géant, sauf peut-être un gorille avec une tignasse rousse… 

L'Écossais se tenait bien campé sur ses jambes écartées à la lisière du bois de bambous et, à chaque poing, il tenait une mitraillette braquée dans la direction d'Orgonetz et de ses forbans.

À son tour, Jean avait fait surface. Elle aperçut, elle aussi, le colosse.

— Mais je croyais que Bill était… murmura-t-elle d'une voix blanche. 

— Mort, n'est-ce pas ? enchaîna Morane. Je le croyais aussi. Mais il faut croire qu'il a réussi à s'en tirer… Sortons de ce cloaque… 

S'aidant l'un l'autre, ils gagnèrent la terre ferme.

— Récupérez les armes de ces galapiats, commandant, lança Ballantine. 

Morane et Jean s'emparèrent des mitraillettes jetées par Orgonetz et ses complices et vinrent rejoindre leur ami.

— Content de te voir, Bill ! dit Morane. J'avais bien cru que cette fois on t'avait eu… 

— Leurs balles m'ont manqué de peu, expliqua le géant, et comme j'ai plus d'un tour dans mon sac… Mais on a autre chose à faire que bavarder… Faut se tirer d'ici… 

S'adressant à l'Homme-aux-Dents-d'Or et à ses complices, il hurla :

— Tous à la flotte !… Vous m'entendez ? Tous à la flotte !… 

Aucun des misérables ne parut comprendre. Alors, l'Écossais lâcha plusieurs rafales de mitraillettes dont les balles vinrent labourer le sol à leurs pieds.

— Tous à la flotte ! hurla à nouveau Bill. 

Cette fois, les autres comprirent et, Orgonetz en tête, ils se précipitèrent dans l'étang, pendant que Ballantine lâchait de nouvelles rafales à hauteur de tête, les obligeant à plonger.

— Filons ! dit Bill à l'adresse de ses amis. 

Afin de forcer Orgonetz et ses forbans de continuer à chercher refuge sous l'eau, tous trois lâchèrent quelques dernières rafales de mitraillettes. Puis, ils s'enfoncèrent dans la jungle et se mirent à courir en direction du rivage.

*

Le puissant canot automobile d'Orgonetz, piloté par Bill Ballantine, filait à présent en direction de Luçon qui se profilait à l'horizon, tel le dos d'un monstrueux cétacé à demi émergé. On avait laissé en arrière le yacht du Smog et, pendant que Morane et Jean pansaient leurs blessures grâce à la trousse de secours trouvée à bord, Bill leur expliquait comment il était parvenu à sauver sa propre vie pour, après, intervenir efficacement afin d'empêcher Bob et sa compagne de périr sous les coups des Malais de l'Homme-aux-Dents-d'Or.

— Au moment où j'ai plongé le long de la coque du yacht, expliquait le géant en hurlant presque pour dominer le bruit du moteur, les balles m'ont manqué de peu. L'une d'elles m'a même enlevé une mèche de cheveux. Alors, au lieu de faire surface, j'ai retenu ma respiration et ai plongé sous la coque du bateau pour réapparaître de l'autre côté. Un filin pendait et j'ai pu me hisser à bord sans me faire repérer. Je me suis caché derrière un cabestan jusqu'au moment où les canots se sont éloignés en direction de l'îlot. Il ne restait plus que quelques hommes sur le yacht. Je les ai mis hors de combat, l'un après l'autre, et me suis emparé de leurs armes. Ensuite, j'ai mis un canot à la mer et, à la rame, ai gagné l'îlot à mon tour. Inutile de vous raconter le reste… 

— Sans vous, Bill, fit Jean avec un clin d'œil, Bob et moi serions assurément morts noyés à l'heure actuelle… Mon père vous en vouera une reconnaissance éternelle… 

— Votre père me vouera surtout une reconnaissance éternelle quand je lui ramènerai, en la tirant par l'oreille, la sale petite gamine que vous êtes, gronda le géant qui voulait se montrer plus féroce qu'il n'était en réalité. 

Au loin, sur la masse noire de la grande île philippine, Manille se détachait à présent, toute blanche entre la masse sombre des terres et le bleu rutilant de la mer. Imperceptiblement, le canot changea de cap, cessant de pointer son étrave vers la ville. Morane en fit la remarque à son ami.

— Eh ! mon vieux, tu es distrait. Manille est au sud et tu mets la barre vers le nord. 

— C'est vrai, commandant, reconnut Ballantine. Un moment d'inattention sans doute… Sensible comme tout, ces engins… Je croyais pourtant… 

Il manœuvra le volant de façon à remettre le cap sur la ville, mais le volant tourna et le cap demeura au nord.

— Ça par exemple, s'exclama le colosse. Voilà que ce maudit sabot ne réagit plus à la barre… 

À nouveau, il manœuvra le volant mais sans aucun résultat.

— Rien à faire, conclut-il. On ne gouverne plus… 

— Si cela était, intervint Morane, on se mettrait à tourner en rond. Or, on suit un cap précis… Passe-moi la barre. J'ai toujours dit que tu pilotais un canot automobile comme un moule à gaufres. 

En maugréant, Bill Ballantine s'effaça et Bob s'empara à son tour du volant, mais il eut beau manœuvrer celui-ci, il ne parvint pas à changer la direction prise par l'embarcation, qui continuait à filer vers le nord. Pourtant, il sentait une résistance à la direction, ce qui indiquait que les commandes étaient intactes car, dans le cas contraire, le volant aurait dû tourner fou.

— On ne peut pas dire que vous vous y connaissez en moules à gaufres, commandant ! Jeta narquoisement Ballantine. Ce maudit engin vous fait la nique, à vous aussi… 

— Ouais… reconnut Morane. On dirait qu'il fait une crise d'indépendance, tout à fait comme s'il se dirigeait tout seul… 

Le canot continuait à filer droit dans la direction qu'il avait prise précédemment. Par moments cependant, son étrave bougeait légèrement à gauche et à droite, comme s'il corrigeait automatiquement son cap.

— Si l'on me dirait qu'il y a un cerveau électronique à bord, dit Ballantine, je n'en serais pas autrement étonné. 

La terre se rapprochait à présent rapidement et, soudain, le canot changea résolument de cap, pointant son avant vers un promontoire abritant une baie profonde qui semblait déserte. Et tout à coup, Morane comprit pourquoi ni son ami ni lui-même ne réussissaient plus à gouverner le canot.

— Aucune erreur, constata-t-il, nous sommes télécommandés !