Prologue
Lui était un épouvantable vivant. Elle était digne de l'imagination du plus délirant des poètes arabes. Lui s'appelait Roman Orgonetz, alias Greenstreet, alias de la Rue Verte, alias Calleverde ; mais on le connaissait mieux, dans les milieux de la haute pègre et des services secrets, sous le sobriquet d'Homme-aux-Dents-d'Or. Elle devait avoir un nom, mais tout le monde l'ignorait car on ne la connaissait que sous celui de Miss Ylang-Ylang.
S'il avait fallu les décrire et chercher des termes de comparaison, on eût sans doute choisi une limace et une colombe noire. En effet, Roman Orgonetz ne pouvait être comparé qu'à un monstrueux gastéropode avec son corps énorme, au ventre en barrique, aux jambes pareilles à celles d’un éléphant ; son visage était mie masse de graisse informe, tout en double menton, bajoues, avec des yeux globuleux sous des paupières lourdes, des lèvres épaisses, flasques qui, parfois, s'ouvraient plus en un rictus qu'en un sourire sur des dents complètement aurifiées auxquelles le personnage devait son surnom.
Miss Ylang-Ylang, elle, était à l'opposé de Roman Orgonetz. Elle faisait immanquablement songer à une statuette de jade noir, délicatement ouvragée et dont seul visage eût été taillé dans l'ambre ; un visage au dessein parfait aux hautes pommettes, au menton ferme, éclairé par ce larges yeux sombres, bridés d'Eurasienne et qu'entourai ; la masse croulante d'une chevelure d'ébène. Une tunique à la chinoise et des pantalons collants taillés dans une soie moirée, noire elle aussi, moulait un corps aux formes sveltes, parfaites.
Certes, ces deux êtres étaient aussi différents qu'il est possible : l'un concrétisait toute la laideur, l'autre toute la beauté, et pourtant, ils étaient complices, formaient une association monstrueuse. Miss Ylang-Ylang présidait en effet aux destinées du Smog, organisation mondiale d'espionnage et de terrorisme dont Orgonetz était, lui, l'exécuteur des basses œuvres.
Ce jour-là, Miss Ylang-Ylang et l'Homme-aux-Dents-d'Or étaient installés dans une des spacieuses cabines d'un paissant yacht leur servant en quelque sorte de quartier général flottant dans les mers asiatiques, et qui était ancré pour le moment quelque part au large de Manille, à proximité d'un petit archipel composé d'îlots rocheux.
— Je crois que vous avez tort, Ylang, disait Orgonetz, de vouloir à tout prix respecter les termes de votre marché avec ce satané Bob Morane. Qui nous dit que Lewis Chartes Nordam et cet agent américain que nous cherchons ne forment bien qu'une seule et même personne ? C'est Morane qui nous a affirmé cela. Rien ne prouve qu'il ait dit vrai…
— Rien ne prouve le contraire non plus, rétorqua la jeune femme. L'explication de Morane était la seule valable et vous n'en avez pas d'autre à me fournir, reconnaissez-le…
— Ce n'est pas une raison pour relâcher les autres prisonniers et retenir le seul Nordam…
— Le commandant Morane et moi avons fait un marché, glissa Miss Ylang-Ylang.
Un rire sonore échappa au gros homme.
— Un marché ! Jeta-t-il d'une voix grinçante. Sommes-nous là pour respecter les marchés ? Morane peut déjà se féliciter du fait d'avoir réussi à nous échapper la dernière fois qu'il est tombé entre nos mains…
Miss Ylang-Ylang eut un sourire équivoque pour dire :
— Le commandant Morane est un être extrêmement… habile, vous ne l'ignorez pas, Roman…
Elle avait mis dans ces paroles un accent de tendresse que, malgré tous ses efforts, elle n'était pas parvenu à voiler tout à fait. En réalité, c'était elle qui avait fourni audit Bob Morane le moyen d'échapper au Smog. Mais cela, l'Homme-aux-Dents-d'Or l'ignorait. Cependant, le ton qu'avait mis la jeune femme sur ce dernier mot ne lui avait pas échappé.
— J'ai toujours dit que vous montriez trop de mansuétude à l'égard de notre ennemi, fit-il durement. Il est bel homme, je le sais, et parfois je me demande si vous n'êtes pas amoureuse de lui…
Ce fut comme si Miss Ylang-Ylang venait de recevoir un coup d'épée en plein cœur. Son beau visage se ferma, ses yeux lancèrent des éclairs et ses lèvres délicatement ourlées pâlirent.
— Il suffit, Orgonetz ! Jeta-t-elle. Je me moque pas mal de ce que vous pensez ou non, et puis je dois vous répéter une chose que je vous ai dite souvent : moi seule commande ici et vous êtes là pour exécuter mes ordres, sans faire de commentaires…
La révolte brilla dans les yeux glauques d'Orgonetz.
— Le conseil suprême de l'Organisation… commença-t-il.
— C’est moi que le préside, coupa sèchement la femme, et si vous continuez à vous dresser contre mes décisions. Ce sera vous qui comparaîtrez devant les juges… Cette fois, le gros homme parut dompté.
— Ce sera comme vous voudrez, Ylang-Ylang, laissa-t-il échapper entre ses lèvres épaisses. Donc, si je comprends bien, nous allons libérer les autres prisonniers et garder le seul Lewis Charles Nordam ?
— Exactement…
— Mais, encore une fois, qui nous dit que Nordam et l'agent secret américain M.D.O. ne font bien'qu'une seule et même personne ? Insista l'Homme-aux-Dents-d'Or. Nous l'avons soumis à différentes épreuves, comme le détecteur de mensonge, le sérum de vérité, et nous n'avons pas pu le prendre en défaut. Il continue à nier avoir la moindre accointance avec les services secrets et à affirmer qu'il se nomme bien Lewis Charles Nordam, exportateur en machines agricoles…
— Cela ne veut rien dire. N'oubliez pas, Orgonetz, que M.D.O. est un agent de tout premier plan du C.I.A. et que, comme tel. Il ne peut être qu'un individu hors série. Il y a as ces gens. Vous ne l'ignorez pas, dont la volonté est telle, qu'ils peuvent résister aux tests du détecteur de mensonge…
— Et le sérum de vérité ?
— Vous n'ignorez pas non plus qu'il existe des drogues qui, préventivement, peuvent contrecarrer son effet. Qui sait si notre homme ne s'est pas bourré régulièrement d'une de ces drogues jusqu'à acquérir une résistance quasi illimitée au sérum ?…
— Je sais tout cela, reconnut Orgonetz. Dans ce cas, comment arracher ses secrets à M.D.O., si c'est bien de lui qu'il s'agit… La torture ?…
— Il y résistera… Je ne vois qu'une solution : le lavage de cerveau. Traiter notre prisonnier de façon à ce qu'il devienne une loque humaine, sans résistance, et prêt à nous dire tout ce qu'il sait. Mais cela prendra du temps car il ne doit pas être aisé de briser facilement la résistance d'un agent tel que M.D.O…
— Soit, convint l'Homme-aux-Dents-d'Or, cela prendra du temps. Mais, dans ce cas, pourquoi libérer les autres prisonniers ?
— Il s'agit d'une quarantaine de personnes, ne l'oubliez pas, fit remarquer encore Miss Ylang-Ylang, et leur disparition a fait assez de bruit à Manille pour que cela finisse par nous créer des ennuis. Par contre, si ces personnes sont retrouvées, l'émotion se calmera un peu, même si l'une d'entre elles manque. Peut-être même ne s'en rendra-t-on pas compte…
— Morane, lui, s'en rendra compte, fît observer Orgonetz.
Un sourire légèrement narquois glissa sur le masque d'ambre délicatement ouvragé de Miss Ylang-Ylang.
— Morane ! dit-elle doucement. Soyez sans crainte, j'en fais mon affaire…