XI

Après que Bob Morane eut averti le capitaine Sanchez qu'il allait recevoir de Washington le Bellino des empreintes de l'agent secret M.D.O., une nuit s'écoula, puis une partie de la journée suivante, sans que rien ne se passât. En fin d'après-midi, Bob Morane et Bill Ballantine étaient demeurés à l'hôtel à attendre les nouvelles – le téléphone sonna dans la chambre de Bob, où s'étaient réunis les deux amis. C'était le capitaine Sanchez.

— Il semble que vous ayez raison sur toute la ligne, commandant Morane, avait aussitôt commencé le policier. Plusieurs clients de l'hôtel Ylang-Ylang ont repris conscience et ont pu être mis en présence du cadavre de Calle Chino et… 

À l'autre bout du fil, il y eut une interruption, comme si Sanchez suspendait volontairement ses paroles.

— Et… ? insista Bob. 

— Aucune des sept personnes qui ont été mises en présence du cadavre n'ont reconnu en lui un client de l'hôtel. Ils affirment également qu'il ne les accompagnait pas lorsqu'ils furent kidnappés… 

— Donc, conclut Morane, le Lewis Charles Nordam de Calle Chino n'était pas Lewis Charles Nordam… 

— Il ne reste aucun doute à ce sujet… En supposant que vous ne vous soyez pas trompé dans vos premières déductions, il faut admettre qu'il en est de même pour les suivantes… 

— C'est-à-dire, fit Bob, que le second Nordam – celui que Miss Ylang-Ylang a interrogé en ma présence – n'est pas le bon non plus ! 

— Tout juste ! 

— Reste à savoir où se trouve le bon… Prisonnier du Smog ?… Perdu quelque part dans la nature ?… 

— J'ai fait procéder aux investigations que vous m'avez conseillé de mener, commandant Morane. Des inspecteurs ont enquêté dans les principaux hôtels de la ville, et ils ont déjà relevé les noms d'une dizaine d'individus, tous Américains et dont le signalement pourrait, en gros, correspondre à celui de votre homme. On s'attache à recueillir discrètement leurs empreintes digitales afin de les comparer à celles envoyées de Washington… Ah ! à propos, j'ai reçu le Bellino… 

— Parfait, conclut Morane. Nous ne quittons pas l'hôtel. Tenez-nous au courant des événements, afin que nous puissions intervenir sans retard si le besoin s'en faisait sentir. Si, cette fois, nous avons la chance de mettre la main sur le vrai MD.O., je ne tiens pas à ce qu'il nous file entre les doigts… 

— Je vous tiendrai au courant, commandant Morane. De votre côté, gardez-vous bien, car il est probable que le Smog tentera d'une façon ou d'une autre de vous mettre hors de course… 

— Soyez sans crainte, capitaine. À de nombreuses reprises, il a déjà échoué. S'il fait une nouvelle tentative, il échouera encore. Bill et moi sommes coriaces. De toute façon, nous ne quittons pas l'hôtel pour l'instant et, si cela peut vous rassurer, nous nous sommes enfermés à double tour avec des armes à portée de la main. 

Cette dernière affirmation n'était pas tout à fait vraie, mais le Français voulait tout simplement rassurer Sanchez. En réalité, c'était une bouteille de whisky, à laquelle il faisait de fréquents emprunts, que Bill Ballantine avait à portée de la main. Quant à Bob, il faisait des réussites qui ne réussissaient jamais.

Quand Morane eut raccroché, il fit rapidement part à son ami des renseignements qui venaient de lui être transmis par le capitaine Sanchez.

— On dirait, constata Bill, que les événements se déroulent comme vous l'avez prévu… 

— Jusqu'à présent oui, mais cela va-t-il durer ?… Le Français brouilla d'un geste rageur les cartes étendues devant lui en grognant : 

— Encore une réussite qui ne réussit pas !… C'est mauvais signe… 

— Nous avons tort de demeurer ici à attendre, risqua Bill. On se ronge les sangs et nos nerfs en prennent un coup. Si on allait faire une petite balade ? 

Pendant un moment, Morane fut tenté de céder à la proposition de son ami, mais il se retint.

— Non, fit-il. Il est probable que le Smog nous fait surveiller et, si nous mettions le pied dehors, nous risquerions que ses tueurs ne tentent quelque chose contre nous. Ce n'est pas au moment où, peut-être, nous tenons le bon bout de l'affaire qu'il nous faut prendre des risques inutiles… 

— Si nous faisions une partie de poker ? proposa Ballantine. En jouant gros bien entendu, pour donner de l'intérêt au jeu… 

— Bien entendu, appuya Bob avec conviction. 

Deux heures plus tard, Morane avait gagné deux millions six cent mille pesos philippins à son ami ; deux millions six cent mille pesos qui furent portés en compte. Un compte qui, évidemment, ne serait jamais soldé.

Les deux amis devaient prendre leur repas du soir dans la chambre de Morane. Puis, vers onze heures, après de nouvelles et acharnées, sinon fructueuses, parties de poker, Ballantine quitta son compagnon vers minuit pour gagner sa propre chambre.

Il était trois heures du matin quand le téléphone sonna chez Morane. C'était le commissariat central ; un agent affirma au Français appeler de la part du capitaine Sanchez. Ce dernier demandait à Bob et à Bill de le rejoindre sans retard à son bureau.

Une demi-heure plus tard, la voiture de louage des deux amis quittait le parking du Mabuhy et s'engageait à travers les rues désertes de la capitale. Au bout de quelques minutes, Ballantine devait faire la constatation suivante : 

— Nous sommes suivis… Une voiture de police… 

Morane, qui conduisait, jeta un coup d'œil dans le rétroviseur pour se rendre compte que le véhicule qui roulait derrière eux possédait sur son toit une lanterne clignotante. En plus, il était peint aux couleurs des forces de l'ordre.

— Sans doute un hasard, dit le Français. Il est normal qu'à cette heure nous tombions d'un moment à l'autre sur une patrouille… Voyons si on nous suit… 

Il accéléra ; la voiture de police accéléra elle aussi. Quand il tourna dans une rue latérale, l'autre véhicule tourna également. Cela devenait troublant.

— Et si c'était une voiture que le capitaine Sanchez aurait envoyée pour nous protéger ? supposa Bill. 

— Dans ce cas, fît remarquer Morane, il aurait envoyé cette voiture nous prendre, tout simplement. Aucune raison de faire des mystères… 

Tout à coup, le hurlement de la sirène de police monta, se rapprochant rapidement.

— Aucune erreur, constata Morane. C'est à nous qu'ils en veulent… 

— Qu'est-ce qu'on fait ?… On stoppe ?… Bob secoua la tête. 

— Pas question. Le commissariat n'est plus bien loin à présent. On va essayer de l'atteindre avant d'être rejoints… Ainsi, on ne courra pas de risques et tout s'expliquera avec Sanchez… 

Il voulut accélérer mais la voiture de police avait déjà pris de l'élan et, en quelques secondes, elle fut à la hauteur de celle des deux amis. À l'intérieur il y avait une demi-douzaine d'hommes en uniforme.

— C'est bien des policiers, constata Morane. Il serait plus sage de stopper, sinon nous risquons d'avoir des ennuis. 

Mais, soudain, Bill hurla :

— Roulez, commandant !… Roulez !… 

Sans demander d'explications, Morane engagea un rapport inférieur et enfonça la pédale des gaz. La voiture Bondit en avant. Il y eut un froissement de tôle quand son aile arrière racla la portière de la voiture de police. Mais déjà celle-ci était dépassée, laissée en arrière. 

— Qu'est-ce qui t'a pris ? demanda Bob à l'adresse de Ballantine quand ils eurent gagné une centaine de mètres. C'étaient des types en uniforme… 

— Peut-être, mais l'un d'eux avait la tête d'un des tireurs d'élite de Miss Ylang-Ylang. Vous vous souvenez ? Un de ceux-là qui, hier, nous canardaient avec des fusils à lunettes… 

— Tu te seras trompé… 

— Peut-être, commandant, mais je préfère m'expliquer au commissariat qu'être truffé de plomb par les malfrats du Smog. Le fait qu'ils soient costumés en flics ne change rien à l'affaire… 

Le véhicule conduit par Morane longeait à présent une rue étroite, toujours suivi par la voiture de police. Tout à coup, en face d'eux, venant à leur rencontre, une nouvelle voiture surgit, portant elle aussi un phare clignotant sur son toit.

— Et voilà une seconde patrouille ! s'exclama Bill. C'est trop !… Beaucoup trop !… Va y avoir du vilain… 

Cela ne devait pas tarder, en effet. La voiture qui venait de surgir devant eux s'était mise franchement, par un coup de frein suivi d'un dérapage contrôlé, en travers de la chaussée, barrant ainsi complètement le passage. Derrière, à l'autre extrémité de la rue, l'auto suiveuse coupait la retraite.

— On n'a pas de chance, dit Bill. Il faut se tailler ! 

Il était inutile d'essayer de fuir par l'une ou l'autre extrémité de la rue. À travers la vitre de la portière, Morane désigna la porte entrebâillée d'une construction à appartements.

— Cherchons un refuge dans cette maison, décida-t-il. 

Ils jaillirent hors de la voiture, pour gagner en quelques pas la porte salvatrice. Des coups de feu saluèrent leur fuite mais aucun projectile ne les atteignit car, déjà, ils s'étaient mis à l'abri sous le porche.

*

Durant quelques secondes, les deux amis étaient demeurés à l'écoute, tous leurs sens aux aguets. Bientôt, on entendit, venant des deux extrémités de la rue, des bruits de course convergeant vers l'endroit où ils se trouvaient. 

— Ils arrivent, fit Ballantine en tirant le lourd revolver glissé sous son aisselle. On attend qu'ils soient tout près et on les canarde à bout portant ? 

Dans l'ombre, Morane secoua la tête en murmurant :

— Non, Bill. Ils sont trop nombreux et, à moins de les descendre tous en même temps, nous courons le risque, nous aussi, de recevoir quelques pruneaux au cours de la fusillade… 

Se tournant légèrement, il pointa le menton vers un ascenseur dont la porte métallique luisait faiblement dans la semi-obscurité, et il enchaîna :

— Gagnons les toits. Nous essaierons de fuir par une autre maison… 

Quatre à quatre, ils gravirent l'escalier jusqu'au premier étage et, là seulement, afin d'éviter toute surprise, ils appelèrent l'ascenseur. Quelques minutes plus tard, celui-ci les menait au dernier étage de l'immeuble d'où il leur fut aisé de gagner le large toit en terrasse auquel s'agglutinait, presque au même niveau, d'autres toits d'immeubles semblables.

— On doit s'attendre à ce qu'ils grimpent jusqu'ici, fit Bob. À nous de trouver une voie de retraite… 

Pourtant, ils eurent beau explorer la terrasse et les terrasses voisines : nulle part ils ne découvrirent d'échelle de secours. Ces bâtisses à appartements n'étaient pas de construction très récente et l'urbanisme n'y avait pas encore apporté ses derniers progrès en ce qui concernait la sécurité. 

À présent, des bruits de voix leur parvenaient, indiquant que leurs poursuivants avaient à leur tour débouché sur les terrasses et qu'ils se hélaient.

— Sans doute se sont-ils séparés en plusieurs groupes pour explorer les toits, souffla Morane. Peut-être cela pourra-t-il nous servir. Essayons de trouver une cachette… Cette cachette, ils la trouvèrent sous le bâti d'un vieux réservoir qui, jadis, avait servi à recueillir l'eau de pluie mais qui, à présent, à en juger par les nombreux trous perçant sa tôle, devait fuir de toute part. Ils se tapirent entre les poutres et attendirent. Ballantine n'avait pu cependant s'empêcher de remarquer : 

— S'ils nous bloquent ici, nous sommes faits comme des lapins dans leur trou et… 

Plaquant une main sur la bouche de son compagnon, Morane le fit taire en même temps qu'il disait à voix très basse :

— Silence !… En voilà deux qui rappliquent !… 

Deux hommes s'avançaient en effet dans la direction du réservoir. À leurs képis on pouvait se rendre compte qu'ils portaient des uniformes de policiers.

— Quand ils seront tout près, murmura encore Morane, tu t'occuperas de celui de droite, moi de celui de gauche… 

— Et si, réellement, il s'agissait de flics, commandant ? 

— Cela m'étonnerait… De toute façon, on ira mollo, juste assez fort pour les mettre hors de combat pendant un bon moment… 

Les deux faux policiers – Bob possédait en effet la quasi-certitude qu'il ne pouvait s'agir de vrais agents – s'étaient arrêtés à deux mètres à peine du réservoir et on pouvait entendre aisément les propos qu'ils échangeaient. 

— Rien à faire, disait l'un d'eux. On dirait qu'ils se sont littéralement volatilisés… 

— Faudra pourtant bien qu'on les retrouve, dit l'autre, sinon Orgonetz va étouffer de rage… 

Morane et Ballantine avaient échangé un rapide regard. Ils savaient à présent n'avoir pas affaire à de vrais policiers, et cela coupait court à leurs hésitations. 

Du toit voisin, un appel monta, s'adressant aux deux hommes qui se trouvaient à proximité du réservoir.

— John, Abel… rien par là ? 

— Rien, cria un des faux policiers. On jette un dernier coup d'œil et on rapplique… 

Es s'étaient tournés dans la direction de l'endroit d'où on les avait hélés et se présentaient de dos à Bob et à Bill.

— Maintenant, souffla le Français. 

Ce fut comme deux bêtes fauves qui bondissaient. Un des deux policiers s'écroula, frappé au sommet du crâne par un des poings gigantesques de Ballantine. Morane, lui, avait collé un genou au creux des reins du second faux policier ; en même temps, il le saisissait de chaque côté du col et lui appuyait fortement ses poings fermés sous les oreilles. L'effet de la prise fut quasi instantané. L'homme mollit et s'écroula sur le sol, privé de conscience.

— Traînons-les à l'abri, fit Morane, et emparons-nous de leurs uniformes… 

Quelques secondes plus tard, ils avaient passé les vestes des faux policiers par-dessus les leurs, se contentant de les boutonner à demi.

— On ne peut pas dire que ce soit très seyant, grogna Ballantine. J'ai l'impression d'avoir enfilé les vêtements d'un enfant de six ans. Pour l'élégance… 

— Laisse donc l'élégance en paix, coupa Bob. De toute façon, on ne va pas à un bal costumé. Ce qui compte, c'est parvenir à faire illusion dans le noir. Ces casquettes nous y aideront… 

Ils se coiffèrent des képis des faux policiers et, après un coup d'œil réciproque, ils se rendirent compte que, l'obscurité aidant, il y avait certaines chances pour qu'ils parviennent à faire illusion.

— À présent, dit encore Morane, risquons le paquet… 

Quittant leur abri, ils se dirigèrent vers l'escalier qui leur avait permis de prendre pied sur les terrasses. Ils allaient l'atteindre quand, à quelques mètres d'eux, d'un toit voisin, quelqu'un les héla :

— John, Abel, où allez-vous ? 

— On va jeter un coup d'œil dans les couloirs des étages, répondit Morane en essayant de contrefaire sa voix. Quelquefois que ces salopards se seraient cachés par là… 

Le Français n'avait entendu qu'une seule fois la voix d'un des faux policiers, et il ne pouvait parier que l'imitation fût parfaite. Pendant un instant, il craignit que Bill et lui ne fussent découverts. Rien de semblable ne se passa cependant, car l'homme qui les avait interpellés se contenta de commenter :

— Excellente idée !… Un dernier coup d'œil ici et on vous rejoint… 

Déjà Morane et Bill avaient atteint l'escalier, qu'ils dévalèrent jusqu'à l'étage inférieur où était arrêtée la cabine de l'ascenseur. Ils s'y engouffrèrent et gagnèrent le rez-de-chaussée. Dans le hall, personne. Ils avaient mis l'arme au poing, prêts à se défendre à la moindre alerte. Quand ils débouchèrent dans la rue, il n'y avait que deux hommes en attente sur le trottoir d'en face. De la main, Morane leur fit signe, comme pour signifier qu'ils n'avaient rien trouvé. En même temps, Bill et lui se dirigeaient vers la voiture qui, tout à l'heure les avait poursuivis. Elle était parquée à une dizaine de mètres de là et un seul homme était installé au volant. Quand ils furent à proximité du véhicule, Bill le contourna de façon à se poster contre la portière, côté rue. Morane, lui, s'était penché vers l'homme au volant et, discrètement, lui poussait le canon de son lüger dans les côtes en murmurant :

— Mets ton moteur en marche et, surtout, pas un mot, sinon tu regretteras de ne pas être sourd-muet de naissance… 

Au ton de la voix basse et menaçante, le misérable comprit que Bob ne plaisantait pas. Presque aussitôt, le moteur se mit à tourner. Alors, saisissant le conducteur par le col de son vêtement, Morane le jeta hors de la voiture aussi aisément que s'il s'était agi d'une balle de coton. Déjà, Ballantine occupait la place du passager. Morane s'assit au volant, engagea la marche arrière et embraya. À reculons, le véhicule fila vers l'extrémité de la rue. Comme ils tournaient dans l'artère adjacente, plusieurs coups de feu claquèrent, mais la voiture avait bondi en marche avant et filait maintenant en direction du commissariat proche.

Le grand rire de Bill Ballantine éclata.

— On peut dire que pour du cousu main, c'était du cousu main, hein, commandant ? Vraiment de la grande école !… Pas une bavure… Et dire qu'il y a des jaloux pour affirmer que nous vieillissons ! Je dirais plutôt que nous rajeunissons, au contraire… Toujours bon pied bon œil !… C'est à se demander où nous arrêterons. Peut-être qu'un jour on nous retrouvera dans une pouponnière… Rien que cette idée me réjouit et j'ai envie de faire un peu de musique ! 

Tout en prononçant ces dernières paroles, l'Écossais enfonça l'un des boutons du tableau de bord : le bouton qui déclenchait les hululements de la sirène de police…