VII
Inexorablement, sans qu'il semblât possible de le détourner de sa route, le canot continuait à filer en direction de la côte, Morane avait essayé également de stopper le moteur mais ; là aussi, il avait échoué.
— Qui peut bien nous télécommander ainsi ? s'était inquiété Ballantine. Cela ne vient certainement pas du yacht puisque celui-ci est loin derrière nous. En outre nous continuons à suivre une direction précise, vers un coin déterminé de la côte : ce promontoire que nous apercevons devant nous…
— Je connais cette côte, fit à son tour Jean de Aguinaldo. Elle est particulièrement déserte et protégée par des récifs. On y va rarement par la mer. Quant à y aller par terre, c'est difficile car il n'existe pas de route tracée…
Entre la rive et eux, les passagers impuissants de l'embarcation apercevaient maintenant les bouillonnements de la mer contre les récifs à fleur d'eau qui se rapprochaient dangereusement.
— Si nous continuons ainsi, s'inquiéta Bill, notre coque va s'éventrer sur ces rochers…
Rien de semblable ne se passa cependant. Le canot ralentit son allure avant de s'engager entre les récifs, franchissant les chenaux avec une précision quasi miraculeuse. À plusieurs reprises, on put croire que l'étrave allait porter sur un roc affleurant mais, chaque fois, une manœuvre empêchait automatiquement le dangereux impact.
— Pas de doute, fit Morane, leur système de télécommande est bien au point…
Ils ne se demandaient plus qui s'était ainsi emparé, à distance, de la direction du canot. Ce ne pouvait être Orgonetz car ce dernier avait été laissé loin derrière eux, en assez ridicule posture. Il était probable d'ailleurs que bientôt le mystère s'éclaircirait.
Les récifs avaient été dépassés et l'embarcation continuait à fendre l'eau devenue calme, jusqu'à ce qu'elle eût Atteint la rive où son étrave alla s'enfoncer dans le sable blanc d'une petite crique bordée d'éboulis rocheux auxquels s'accrochaient des plantes épineuses tenaces. Au sommet de ces éboulis, c'était la jungle d'où fusaient quelques hauts troncs argentés.
— Il ne faut pas être sorcier pour supposer que nous sommes arrivés, fit Bill. Pourtant, je ne vois rien, ni personne, qui justifie notre venue ici…
— Peut-être, dit Morane à son tour, mais on nous a dirigés avec trop de précision vers cette crique pour douter qu'elle ne soit le but final de notre petite excursion téléguidée…
— Pourquoi ne pas nous en éloigner ? risqua Jean. Bien sûr le canot ne nous serait d'aucune utilité, mais nous pourrions longer la côte à la nage jusqu'à dépasser la zone des récifs pour être recueillis par des pêcheurs. Nous sommes tous trois excellents nageurs et…
— Pas question, objecta Morane. Il y a trop de requins dans ces parages. Et puis, il est probable que ceux qui nous ont menés ici ne nous laisseraient pas nous échapper aussi facilement.
Attentivement, le Français étudia la côte. À gauche et à droite de la crique, les falaises plongeaient à pic dans la mer et il était donc impossible de s'éloigner en suivant le rivage.
— Rien à faire, dit Bob avec une grimace. Nous voilà bloqués ici, à attendre le bon vouloir de ceux qui semblent nous avoir pris en charge…
— Est-ce bien sûr ? risqua Ballantine. Après tout, il n'est pas si certain que le canot ne puisse nous servir…
— Que veux-tu dire, Bill ?
— Ceci, tout simplement : puisque ce canot a été téléguidé, il doit exister à bord un poste récepteur qui enregistre et effectue les commandes à distance. Eh bien ! il suffit sans nul doute de trouver ce poste récepteur et de le bousiller, et comme je ne m'y connais pas mal en mécanique, et que vous aussi, commandant, vous en connaissez un brin et êtes capable de me donner un coup de main si le besoin s'en fait sentir….
Aux paroles de son ami, Morane sursauta violemment en éclatant de rire et en se frappant le front.
— Le système de téléguidage ! s'exclama-t-il. Mais bien sûr ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Pas à dire, Bill, il y a du génie dans ta petite tête et si, par hasard, j'ai dit un jour que les Écossais étaient des arriérés mentaux, je retire mes paroles…
Bill plongea sous Je capot et, pendant de longues minutes, on l'entendit farfouiller dans l'habitacle du moteur. Finalement, il émergea avec un rire triomphant en brandissant une boîte métallique d'où pendait un enchevêtrement de fils arrachés.
— Hurrah ! hurla-t-il. Voilà cette maudite mécanique. À présent qu'elle est déconnectée, plus rien ne nous force à demeurer ici… Jouons les filles de l'air…
Il jeta la boîte de télécommande par-dessus bord et entreprit de mettre le moteur en marche. Pourtant, celui-ci s'était à peine mis à tourner que, coup sur coup, quatre détonations claquèrent tandis que quatre projectiles venaient s'enfoncer dans le plancher, près des pieds du géant, en faisant jaillir dans tous les sens des esquilles de bois.
D'un bond, comme s'il avait compris l'avertissement qui venait de lui être donné, Bill s'était écarté du moteur dont les premiers ronflements s'éteignirent.
— J'ai l'impression qu'on nous tire dessus, fit Ballantine d'une voix blanche.
— Si c'est seulement une impression, goguenarda Morane, que te faut-il pour que cela devienne une certitude ?
— Les coups de feu ont été tirés du haut des falaises, constata Jean de Aguinaldo. On a dû se servir de fusils munis de lunettes…
— Aucun doute à ce sujet, approuva Morane. La précision du tir, à cette distance, le prouve…
Tous trois demeurèrent immobiles, à scruter le sommet des falaises. Tout d'abord, ils ne distinguèrent rien mais, bientôt, quelques rapides scintillements devaient venir leur apprendre que la jeune métisse ne s'était pas trompée dans ses déductions.
— Ces scintillements sont assurément provoqués par la réverbération du soleil dans les lentilles des télescopes, fit Bob. Il est évident que, pour le moment encore, on est en train de nous coucher en joue… Jetons-nous à plat ventre…
Ils se laissèrent tomber sur le pont, ce qui les rendait à peine moins vulnérables car, du haut des falaises, on pouvait les viser en tir plongeant. Pourtant, aucun nouveau coup de feu ne devait éclater, ce qui tendait à prouver qu'on n'en voulait pas à leurs vies, du moins pour le moment. Les tireurs embusqués là-haut auraient pu les abattre à tout moment et, s'ils ne le faisaient pas. C’est que cela répondait à un but précis.
— Qu'est-ce qu'on fait ? interrogea Bill Ballantine au bout d'un moment. Nous n'allons quand même pas prendre racine sur ces maudites planches…
— Prenons patience, dit calmement Morane. Nous pouvons faire confiance à nos ennemis : ils ne tarderont pas à se manifester d'une façon ou d'une autre…
Les prévisions du Français ne devaient pas tarder à se réaliser car, soudain, une voix venant de la terre clama, amplifiée sans doute par un mégaphone électrique :
— N'essayez pas de fuir. Nos tireurs d'élite vous visent…
Se redressant légèrement, Bob Morane mit les mains en porte-voix autour de sa bouche et hurla :
— Que faut-il faire ?
— Vous allez mettre pied à terre, les mains croisées sur la tête, répondit la voix du mégaphone, et grimper droit devant, vous parmi les éboulis jusqu'au moment d'atteindre le sommet de la falaise. Là, de nouveaux ordres vous seront donnés…
— Si nous prenions les mitraillettes et si nous foncions en ouvrant le feu dans la direction où nous avons vu briller les lentilles des téléobjectifs ? proposa Jean qui semblait soudain saisie de fureur guerrière.
— Voilà une excellente idée, approuva joyeusement Ballantine. Je n'aime pas me laisser commander et pousser comme un agneau.
— Moi pas davantage, fit Morane. Mais nous ne gagnerions rien à jouer à la guerre. Nous réussirions peut-être, en tirant au jugé, à descendre l'un des tireurs d'élite, mais les autres nous canarderaient comme au tir aux pipes. Et comme ils ne sont pas hommes à nous manquer…
Le Français demeura un instant songeur, puis il décida :
— Nous allons faire ce qu'on nous ordonne. Pour le moment, l'important est de demeurer en vie. Par la suite, nous verrons… Pour bien combattre l'adversaire, il faut avant tout le connaître…
— Probablement avez-vous raison, comme toujours, Bob, approuva Jean. Nous y allons ?…
— Nous y allons…
*
Jean de Aguinaldo, Bob Morane et Bill Ballantine grimpaient à présent parmi les éboulis. Le soleil tapait dur et chacun de ses rayons était comme la lame d'une faux chauffée à blanc qui s'abattait sur eux, les brûlant à travers leurs vêtements, les faisant transpirer comme s'ils étaient enfermés dans un bain de vapeur.
Parfois Morane, qui grimpait en tête, se retournait et tendait la main à Jean afin de l'aider à franchir quelque mauvais pas, car sa petite taille la handicapait lorsqu'il lui fallait se hisser le long d'un rocher plus volumineux que les autres. Heureusement, agile et souple, elle se tirait toujours des plus mauvais pas…
Finalement, ils atteignirent le sommet de l'éboulis. Devant eux, s'étendait une jungle basse mais assez peu touffue car, la mer étant encore proche, la salure des embruns empêchait que la végétation ne se développât avec son intensité habituelle.
— Bon, nous voilà arrivés, constata Bill qui transpirait à grosses gouttes. Qu'est-ce qu'on fait ? On attend les nouveaux ordres annoncés ?
— On attend les nouveaux ordres, appuya Morane.
Les ordres en question ne tardèrent pas à leur parvenir. La voix du mégaphone se fit entendre à nouveau :
— Vous allez avoir des guides. Suivez-les ! Et, surtout, ne tentez pas de fuir. Vous seriez aussitôt abattus sans pitié…
Les broussailles s'écartèrent et une demi-douzaine de Malais apparurent, braquant des mitraillettes. Derrière eux venaient quatre hommes, des Européens ceux-là, armés de carabines à lunettes. Assurément, il devait s'agir des tireurs d'élite qui, tout à l'heure, guettaient Morane et ses compagnons.
— Vraiment, lança Bill Ballantine en éclatant d'un gros rire, on nous gâte. Dix hommes armés jusqu'aux dents pour surveiller deux minables de notre espèce et un petit bout de femme de rien du tout. C'est vraiment nous faire beaucoup d'honneur…
— Sans doute nos ennemis connaissent-ils de réputation les deux minables que nous sommes, glissa Bob avec un sourire.
— S'ils nous connaissaient vraiment de réputation, appuya Bill que la modestie n'étouffait pas, ce serait vingt hommes qu'ils nous auraient envoyés.
Le géant haussa les épaules et les laissa retomber, tout à fait comme si elles avaient pesé trop lourd, puis il enchaîna :
— Enfin, contentons-nous de ce qu'on nous offre et faisons contre mauvaise fortune bon cœur !
Du canon de son arme, un des porteurs de carabine désigna un étroit sentier s'avançant entre les broussailles, et il jeta simplement à l'adresse des prisonniers :
— Avancez !…
Bob et ses compagnons obéirent car ils savaient que, de toute façon, il leur aurait été inutile de résister. Encadrés et surveillés de près, ils marchèrent ainsi durant une dizaine de minutes. Au fur et à mesure qu'on s'éloignait de la mer, la jungle se faisait plus épaisse et, le sentier accomplissant de nombreux détours, on ne distinguait rien à une distance de plus de quelques mètres autour de soi. Et, tout à coup, le sentier déboucha dans une sorte de vaste clairière où s'élevait une butte formant plateau et au sommet de laquelle une importante maison se dressait. Elle devait dater de pas mal d'années déjà car, avec ses colonnades, son perron monumental, elle rappelait immanquablement l'époque coloniale espagnole. Pourtant, il y avait quelque chose de rébarbatif en elle. Était-ce le silence qui l'entourait, ou les portes et fenêtres aux volets clos et percés de meurtrières, comme s'il s'agissait d'une forteresse ? Bien sûr, tout autour il y avait des bosquets de gardénias et d'ibiscus en fleurs, mais ils ne parvenaient pas à tempérer l'aspect d'agressivité de la bâtisse.
La clairière fut traversée et les captifs contraints à gravir l'escalier de pierre pratiqué à flanc de butte. Comme ils atteignaient le perron, une silhouette se détacha de l'ombre des colonnes et s'avança vers eux. Derrière, dans la pénombre, on voyait les taches claires de deux visages d'hommes, des visages fermés, sans vie, comme s'ils étaient taillés dans un bois dur, assurément ceux des gardes du corps. La femme, une Eurasienne, était belle, à l'extrême limite de toute idée qu'on peut se faire de la beauté. Elle portait une blouse à la chinoise en soie noire, et des pantalons qui tombaient en fuseaux étroits jusqu'à la cheville. Ses pieds étaient nus et chacun de leurs ongles, tout comme ceux des mains d'ailleurs, recouverts d'une feuille d'or. Sur sa poitrine brillait un bijou, d'or également, à la forme étrange de caractère cabalistique.
— Miss Ylang-Ylang, avait soufflé Bill Ballantine.
Bien entendu, Morane avait, lui aussi, reconnu la séduisante et redoutable maîtresse de l'Organisation Smog.
— Soyez le bienvenu, Bob, fit d'une voix chantante l'Eurasienne, en un français parfait.
Morane ne répondit pas, se contentant simplement de hocher la tête par politesse. Miss Ylang-Ylang feignit ne pas s'apercevoir de cette réticence et dit encore :
— Ravie de vous voir aussi, monsieur Ballantine.
— Pour tout vous avouer, Miss Ylang-Ylang, grogna le géant, je ne suis pas du tout ravi de vous voir, moi !…
Les paroles de l'Écossais se brisèrent, tout comme l'indifférence de Morane – apparemment du moins –, sur l'impavidité toute asiatique de la jeune femme. Ses beaux yeux se fixèrent avec une intensité froide, presque haineuse, sur Jean de Aguinaldo, qui se tenait tout près de Morane.
— Je me rends compte, Bob, dit-elle avec mépris, que vous avez une nouvelle protégée. On ne peut pas dire qu'elle fasse le poids…
— Son père, lui, le fait, jeta Bill. Et quand vous saurez que ce père n'est autre que Sangre de Aguinaldo…
— Je sais, monsieur Ballantine, mais cela ne change rien à l'affaire, ou tout au moins à l'un de ses aspects…
Ses regards s'adoucirent quand elle les posa sur Bob, et on eût dit soudain qu'elle perdait toute sa dureté. Mais elle se reprit cependant aussitôt en jetant :
— Suivez-moi…
Quelques minutes plus tard, Jean, Bob Morane et Bill Ballantine se trouvaient assis en compagnie de Miss Ylang-Ylang dans une vaste salle aux meubles vétustés, mal disposés, et où régnait un désordre total. On sentait que cette maison n'était habitée qu'en de rares occasions et qu'en ces occasions-là elle servait autant de forteresse que de repaire. Tout autour de la pièce, les Malais armés de mitraillettes qui avaient accueilli les prisonniers au sommet de la falaise se tenaient adossés à la muraille, leurs armes braquées.
— Une fois pour toutes, Bob, dit Ylang-Ylang, j'ai décidé de me mettre d'accord avec vous, de vous dicter mes conditions…
Le mot « conditions » ne passa pas. Bob se dressa soudain.
— Vous devriez savoir, fit-il sèchement, que personne ne m'a jamais dicté ses conditions, surtout sous la menace des armes. Pour commencer, faites sortir vos larbins avant que je ne me fâche, que j'en fasse de la charpie… Vous m'entendez ?… Faites-les sortir !…
À cause des volets fermés, la pénombre régnait dans la pièce, et personne ne put se rendre compte que Miss Ylang-Ylang regardait le Français avec de l'admiration mêlée de tendresse. Il était là, avec six mitraillettes braquées sur lui et, cependant, on le devinait prêt à tout. Grand, fort, musclé, sûr de lui, à la fois agressif et détendu. Et l'Eurasienne songea : « II me fait penser à une légende… » II lui faisait penser à un fauve aussi, un fauve dont il avait la redoutable nonchalance, la sûreté de gestes. Et, malgré la puissance de toute l'Organisation Smog qu'elle avait derrière elle, elle se sentit dominée et jeta à l'adresse des Malais :
— Sortez !
Pendant un moment, ils hésitèrent, comme s'ils ne voulaient pas laisser leur maîtresse seule en compagnie des captifs. Mais elle cria encore, plus durement :
— Sortez !… Vous m'entendez ?… Sortez !…
Et ils obéirent.