X
Le capitaine Sanchez posait ses regards alternativement sur Bob Morane et Bill Ballantine assis devant lui dans son bureau du commissariat central de Manille. Finalement, il laissa tomber :
— Eh bien, voilà une histoire pour le moins compliquée…
— Mais vraie cependant, dit Morane.
Le policier ne semblait d'ailleurs pas douter le moins du monde de l'authenticité du récit que venaient de lui faire les deux amis. Ceux-ci avaient en effet pris le parti de se confier au policier. Tout d'abord, parce qu'ils avaient la certitude de son honnêteté et qu'en outre, ils ne pouvaient continuer à ruser avec lui, leur attitude équivoque risquant de lui paraître à la fin étrange. En plus, ils avaient besoin de la collaboration des services de Sanchez pour la petite enquête qu'ils avaient décidé de mener. À leur retour à Manille, après avoir ramené Jean de Aguinaldo chez elle, ils avaient donc aussitôt pris rendez-vous avec le capitaine pour lui faire le récit de leurs aventures depuis le moment de la disparition des clients de l'hôtel Ylang-Ylang jusqu'à leurs récents démêlés avec le Smog.
— Ainsi, conclut Sanchez, le cadavre que vous avez découvert à Calle Chino n'était pas celui de l'homme que vous cherchez…
— Non, selon toute évidence, fit Morane, et je ne pense pas que les clients de l'hôtel Ylang-Ylang l'identifieront quand ils seront capables de le faire…
— Suivant les affirmations du médecin qui les traite, fit le policier, plusieurs d'entre eux auront retrouvé toute leur lucidité d'ici quelques heures. Nous pourrons alors les mettre en présence du corps du faux Lewis Charles Nordam…
— Si nous acquérons la preuve qu'il s'agit bien d'une supercherie, comme l'a affirmé Miss Ylang-Ylang, fit Bob, il ne nous restera plus qu'à chercher ou se trouve le vrai M.D.O….
— Et que vient faire dans tout cela, l'homme que nous avons aperçu dans cette maison où nous venons d'être tenus prisonniers durant plusieurs heures ? glissa Ballantine. S'il faut en croire ce que nous a affirmé Ylang-Ylang, il s'agirait là du véritable agent secret disparu…
— Peu probable, jeta Bob en secouant la tête. Si cet individu avait été M. D. O., donc le prisonnier du Smog, pourquoi, lors de notre fuite, l'aurions-nous aperçu circulant en liberté dans la maison ? Peut-être s'agissait-il d'un comparse chargé de nous donner le change. D'ailleurs, le fait que la seringue hypodermique contenait de l'eau en lieu et place de penthobarbital parle dans ce sens…
— Ce n'est pas sûr, risqua Sanchez, Miss Ylang-Ylang n'a peut-être pas voulu fatiguer inutilement son patient et a préféré lui injecter un placebo plutôt que de la vraie drogue. Se croyant sous l'effet de la narcose, Nordam a réagi par autosuggestion, tout à fait comme si réellement du penthobarbital lui avait été administré…
— Assurément, capitaine, dit Ballantine, votre raisonnement est astucieux. Mais il ne nous persuade qu'à demi, le commandant et moi. En effet, cela n'explique toujours pas pourquoi Lewis Charles Nordam – continuons à l'appeler ainsi jusqu'à nouvel ordre – circulait en liberté dans la maison avec la possibilité de s'échapper à tout moment. Il représente un gibier trop précieux pour que Miss Ylang-Ylang ne fasse pas preuve de plus d'attention à son égard…
— Bill a raison, intervint Morane. Mais il est possible, sinon probable, que certains éléments nous échappent encore et mieux vaut attendre la suite des événements avant de conclure… Bien entendu, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour provoquer lesdits événements.
Le capitaine Sanchez considéra avec curiosité le Français.
— Comment comptez-vous procéder ? interrogea-t-il.
— Je crois qu'il nous suffira de mener une enquête sérieuse, répondit Bob. Pour cela, nous aurons besoin de votre aide, capitaine.
— Je ferai tout pour vous aider, fut la réponse, mais je ne suis qu'un simple policier. Je n'ai rien à voir avec les services secrets et…
— Je ne vous demanderai pas de faire quoi que ce soit qui n'entre dans la routine habituelle de vos fonctions, coupa Morane avec empressement.
— Que puis-je ?…
— Faire relever dans les hôtels de la ville la présence d'un Américain répondant au signalement de Lewis Charles Nordam, c'est-à-dire du cadavre trouvé Calle Chino, avec la date d'entrée de ces hommes dans les hôtels. Autant que possible, obtenir leurs empreintes digitales sans qu'ils s'en rendent compte…
— Il n'y a aucune difficulté à cela, fit Sanchez. Il suffit qu'en l'absence des suspects en question, l'un ou l'autre de mes hommes pénètre dans les chambres pour y relever lesdites empreintes sur des objets personnels, comme le rasoir électrique ou le verre à dents… Mais ce que je me demande, c'est à quoi vous comparerez lesdites empreintes…
— Cela est mon affaire, dit Bob. J'ai une petite démarche à effectuer. Si elle aboutit, je vous en avertirai en temps utile…
— Je me tiendrai à votre disposition, fit Sanchez. Si j'ai quitté mon bureau, vous pourrez m'appeler chez moi…
Il griffonna un numéro de téléphone sur un morceau de papier qu'il tendit à Morane.
Bob et Bill serrèrent la main du policier et se dirigèrent vers la porte du bureau. Comme ils allaient l'atteindre, Sanchez les rappela en disant :
— Avant que vous me quittiez, j'aimerais vous demander une chose, commandant Morane : c'est de mêler le moins possible Aguinaldo à tout ceci. Vous comprendrez que je représente la loi et que le policier honnête que je veux être éprouve quelque répugnance à frayer avec l'homme qui dirige la pègre de son pays…
— Je vous comprends, approuva Morane, mais je ne peux rien vous promettre. Le Smog est au moins aussi malfaisant qu'Aguinaldo, et si ce dernier peut nous aider à en triompher…
— Oui, capitaine, intervint Bill Ballantine avec un gros rire. Si Aguinaldo peut nous aider à triompher du Smog… N'oubliez pas la formule de Machiavel : « la fin justifie les moyens… » Et puis, si Aguinaldo éprouve le besoin de se mêler encore de l'affaire, comment l'en empêcher ? Si ce n'est lui qui y met le nez, ce sera sa toute charmante fille…
— Vous avez raison, dit Sanchez d'une voix soucieuse.
Jamais personne n'a dicté un mode de conduite à la Pieuvre des Philippines. Et ce n'est pas aujourd'hui que cela commencera… Jusqu'à nouvel ordre, il fait la pluie et le beau temps ici… Plutôt la pluie même que le beau temps, hélas !…
*
La nuit était depuis longtemps tombée quand Bob Morane et Bill Ballantine regagnèrent leurs chambres de l'hôtel Mabuhy. Une fois enfermé dans la sienne, Morane demanda un numéro de téléphone à Washington : celui d'un bureau d'import-export, en réalité l'officine d'où un certain Herbert Gains menait les opérations ultra-secrètes du C.I.A. A plusieurs reprises, Morane et Bill avaient collaboré avec ce Gains, notamment au cours de leurs luttes passées contre Roman Orgonetz, et ils savaient avoir sa confiance. S'il y avait des renseignements à obtenir sur M.D.O., nul mieux que Gains, l'éminence grise des services secrets américains, ne pourraient les leur fournir.
Il fallut une demi-heure d'attente environ pour que Morane obtînt la communication. Ce fut Herbert Gains lui-même qui vint à l'appareil. Tout de suite cependant il marqua de la méfiance.
— Qui me dit que vous êtes bien le commandant Morane ? dit-il. Je crois reconnaître sa voix bien sûr, mais ce n'est pas une preuve suffisante…
— Vous souvenez-vous de l'affaire Snide, Thorpe et Zarof ? avait interrogé Morane.
— Dites toujours.
— À la fin, vous m'avez sauvé la mise à bord d'un yacht ancré au large de la villa Boomerang, à Miami… Un certain Roman Orgonetz était mêlé à l'affaire et aussi des gens qui se faisaient appeler Purs Américains, et une capiteuse créature du nom de Ava Stocker que nous avions surnommée La Femme à la Carabine… Si vous voulez d'autres précisions, il me suffira de fouiller dans ma mémoire…
Là-bas, de l'autre côté du Pacifique, il y eut une série de bruits ténus qui pouvaient passer pour des parasites ou pour un rire discret.
— Suffit ! dit Herbert Gains. Jusqu'à preuve du contraire je considérerai que vous êtes bien le commandant Morane… Qu'est-ce qui ne va pas, Bob ? Car je suppose que vous ne me téléphoneriez pas de Manille si vous n'étiez dans les ennuis jusqu'au cou. Quand on entend votre voix, il faut toujours s'attendre à quelque catastrophe…
— Vous avez raison, Herbert. Je suis en plein pétrin… J'ai à nouveau fourré le nez dans les affaires du Smog et j'ai besoin de votre aide…
À l'autre bout du fil, il y eut un moment de silence circonspect. Finalement, Gains parla à nouveau mais en baissant la voix d'un ton.
— Donc, d'après vous, l'Organisation Smog opérerait pour l'instant aux Philippines…
— Tout juste. Et c'est Ylang-Ylang et Orgonetz en personne qui dirigent les opérations…
— Ylang-Ylang… Orgonetz ! fit Gains. Cela expliquerait…
Il s'interrompit, comme s'il retenait les mots lui venant aux lèvres.
— Cela expliquerait la disparition de votre agent M.D.O., n'est-ce pas ? Insista Bob. C'est ce que vous vouliez dire ?
— Que savez-vous sur M.D.O. ? Interrogea Gains avec une nouvelle méfiance.
— Peu de chose, à part qu'il a disparu et que je viens de le rencontrer à deux reprises, mort la nuit dernière et vivant aujourd'hui…
— Mort la nuit dernière et vivant aujourd'hui ? Expliquez-vous…
— Trop long… Mais si vous voulez que je retrouve votre agent spécial, il faut que vous me fournissiez les renseignements que je vais vous demander…
— Plusieurs de nos agents sont déjà à Manille, dit Gains, et ils enquêtent de leur côté…
— J'ai certainement plusieurs longueurs d'avance sur vos pieds plats. Pas plus tard que ce matin, j'ai failli être tué sur les ordres d'Orgonetz et, il y a quelques heures encore, je conversais amoureusement avec la délicieuse Miss Ylang-Ylang.
— À quand le mariage ? goguenarda l'Américain.
— Le jour où vous-même épouserez un serpent à sonnettes, répondit du tac au tac Morane. Alors, vous me les fournissez, ces renseignements ? À moins que vous vous souciez de M.D.O. comme un poisson d'une pomme…
— Nous voulons retrouver M.D.O…. Quels renseignements désirez-vous obtenir ?
— Une photo de votre agent, tout simplement…
— Impossible. Il n'en existe pas à ma connaissance…
— Ses empreintes digitales alors…
— Là, il y aurait un moyen… Je suppose que vous en avez besoin d'urgence. Comment vous les faire parvenir ?
— Par Bellino à l'adresse du capitaine Sanchez, commissariat central à Manille…
— Je n'aime guère qu'un membre de la police officielle philippine soit mêlé à cela.
S'impatientant, Morane jeta d'une voix sèche :
— S'il y avait dans tous les États-Unis un flic à moitié aussi honnête que Sanchez, vous vous feriez peut-être moins de cheveux blancs…
— Ça va, ça va !… jeta Gains. Vous aurez vos Bellinos dans quelques heures…
— L'empreinte du pouce me suffira !
— Vous me tiendrez au courant des événements ?
— Bien sûr. Mais la prochaine fois, je vous appellerai en P.C.V. Le service secret américain me coûte des fortunes.
— Envoyez-moi une note de frais avec dessus l'achat d'une Maseratti modèle spécial si vous le désirez, mais retrouvez-moi M.D.O… Vous m'entendez ? Retrouvez-moi M.D.O.
— Je ferai de mon mieux. Quant à la Maseratti, j'en prends bonne note…
Sans laisser le temps à Herbert Gains de prononcer de nouvelles paroles, Bob Morane raccrocha. Ensuite, il demanda à la standardiste de lui passer le bureau du capitaine Sanchez, au Commissariat central.