XII
— Port illégal d'uniforme, vol d'une voiture de police, tapage nocturne, j'ai l'impression que votre cas est grave, messieurs, avait dit le capitaine Sanchez avec un sourire narquois.
Bill protesta :
— Permettez !… La voiture de police était une fausse voiture de police…
— Mais la sirène, elle, était une vraie sirène, s'entêta Sanchez.
Et Bill de répondre, avec non moins d'entêtement ;
— Si c'était une vraie sirène, il n'y a pas infraction puisque les sirènes de police peuvent se faire entendre la nuit…
Il faut dire que l'arrivée de Bob Morane et de l'Écossais au commissariat central avait été assez fracassante pour ne pas passer inaperçue. Boudinés dans leurs vestes d'uniforme – Bill avait fait sauter un à un les boutons de la sienne après avoir réussi à la fermer, avec leurs pantalons civils, leurs casquettes qui, le moins que l'on pouvait en dire, est qu'elle ne leur seyait guère : celle de Bob lui descendait jusqu'aux oreilles et celle de Bill lui restait perchée au sommet du crâne comme un chapeau de clown, ils n'avaient guère eu l'heur de plaire aux agents de service. Surtout que leur arrivée avait été annoncée par ces appels de sirène intempestifs et, il fallait l'avouer, plutôt usurpateurs. Il y avait eu une brève altercation. Les agents avaient bousculé Bill qui s'était rebiffé, et il avait fallu toute l'autorité de Sanchez pour rétablir le calme.
Pendant que l'Écossais et le capitaine échangeaient les propos ironiques qui précèdent, Bob Morane, lui, demeurait grave.
— Je ne crois pas, messieurs, fit-il remarquer, que nous soyons ici pour nous amuser. Vous ne nous avez pas fait venir en pleine nuit, capitaine, pour…
Le policier avait froncé les sourcils.
— Vous faire venir en pleine nuit ? interrompit-il. Mais je n'ai rien fait de semblable !…
En même temps, Bob Morane et Bill Ballantine sursautèrent.
— Comment, rien fait de semblable ? S’étonna Bill. Et le coup de fil de votre agent, il y a une heure ?
— Je n'ai fait donner aucun coup de fil, surtout il y a une heure. On a usé d'une supercherie pour vous attirer hors de votre hôtel…
— …et nous faire tomber dans un guet-apens, compléta Morane. Le coup était bien monté ; heureusement qu'il a échoué…
Le commissaire Sanchez eut un haussement d'épaules, pour dire :
— Le principal est que vous ayez échappé à vos ennemis. D'ailleurs ceux-ci, en vous convoquant faussement, ont devancé mes désirs. Quand vous êtes arrivés ici, je m'apprêtais à vous appeler…
— Des nouvelles, capitaine ? S’enquit Morane.
— Des nouvelles, approuva le policier. Un des hommes que mes agents ont repéré et dont le signalement pourrait concorder avec celui de M.D.O., est arrivé à l'hôtel, le Luneta, où il se trouve pour le moment, le lendemain du jour où les clients de l'hôtel Ylang-Ylang ont été kidnappés.
Il s'y est inscrit sous le nom de Louis Sharnwood. C'est d'ailleurs le nom que porte son passeport, que le réceptionniste a vu. Or, à aucun moment ce jour-là, un Américain du nom de Louis Sharnwood n'est arrivé à Manille, du moins par air ou mer… J'ai consulté les services d'immigration à ce sujet…
— Cela laisserait supposer, fît Ballantine, que notre homme se trouvait à Manille avant cette date. Pourquoi pas à l'hôtel Ylang-Ylang ?…
— C'est possible mais ce n'est pas sûr, fit remarquer Bob. Ce Sharnwood peut avoir résidé auparavant dans une autre partie du pays. Le passage de ville en ville n'est pas enregistré par les services d'immigration, que je sache… On pourrait en avoir le cœur net en demandant des renseignements aux différentes polices locales. Si Sharnwood a résidé dans une autre ville avant d'arriver à Manille, il doit avoir laissé des traces de son passage dans l'un ou l'autre hôtel…
— Je ne crois pas qu'une telle demande de renseignements soit nécessaire, dit le capitaine Sanchez avec un sourire. J'ai bien pu obtenir les empreintes digitales de Sharnwood, relevées en son absence par un de mes hommes sur son rasoir électrique et sur sa brosse à dents. On est en train de les comparer avec celles envoyées de Washington. J'attends à tout moment le rapport de notre expert… Je vais voir s'il en a terminé…
Il manipula les commandes de l'interphone et, quand il eut obtenu le contact, il demanda :
— Passez-moi le laboratoire…
Dix secondes plus tard, une voix issue de l'appareil déclarait :
— J'ai achevé mon travail, capitaine. J'ai comparé les empreintes et elles sont identiques…
Un rugissement de joie échappa à Bill Ballantine qui bondit, comme s'il était monté sur ressorts.
— Hourra ! hurla le géant. Nous avons mis le doigt sur notre homme !…
— Il me semble en effet, approuva Sanchez en coupant le contact. Comment avez-vous eu cette idée de génie, commandant Morane ?
— Ce n'était pas une idée de génie, fit modestement le Français, mais le fruit d'un raisonnement logique. Si le cadavre de Calle Chino n'était pas celui de M.D.O., et si l'homme interrogé devant nous par Miss Ylang-Ylang n'était pas davantage le vrai M.D.O., celui-ci devait se cacher quelque part. Deux solutions à la police se présentaient alors : ou bien Ù avait quitté Manille ou bien il s'y trouvait toujours. S'il s'y trouvait toujours, nous devions fatalement relever sa trace…
— Et nous l'avons relevée ! s'exclama triomphalement Ballantine.
— Apparemment, approuva Morane. Les empreintes digitales ne peuvent tromper. Mais pourquoi, alors qu'il se savait traqué par le Smog, M.D.O. est-il allé se planquer dans un hôtel, endroit aussi peu confidentiel que possible ?
— Nous le saurons en interrogeant ce… Sharnwood, décida le capitaine Sanchez. Je vais le faire mener ici sans tarder…
— Sous quel prétexte le ferez-vous appréhender ? demanda Ballantine. Il est citoyen américain, ne l'oubliez pas. Évidemment, il y a son passeport, qui est probablement faux. Mais il sera parfaitement en règle, n'en doutons pas…
— Je n'ai pas besoin de motif pour faire amener ici notre homme, assura le policier. Je puis me prévaloir d'un simple contrôle d'identité…
Depuis quelques minutes, Morane paraissait songeur. Il secoua la tête.
— Je ne crois pas que ce soit là une bonne solution, déclara-t-il. Dès qu'il verrait vos agents, notre homme se méfierait et il n'y aurait rien à en tirer par la suite. Or, je tiens à dénouer les fils de toute cette intrigue. Pourquoi cette accumulation de M.D.O. ? Deux d'entre eux aussi faux que possible sur lesquels le Smog s'entête à s'acharner – ou à sembler s'acharner –, tandis que le troisième, le vrai celui-là, se baguenaude benoîtement sous un faux nom qui ne trompe personne à l'hôtel Luneta, comme un vulgaire touriste. L'Organisation Smog y mettrait de la complaisance que je n'en serais pas autrement surpris…
*
Dans la chambre de Louis Sharnwood à l'hôtel Luneta, le timbre du téléphone vibra. L'Américain sursauta. Personne ne le savait là, ou presque… Qui donc pouvait l'appeler, si ce n'était… ?
Il décrocha et porta le combiné de l'appareil à hauteur de son visage. Aussitôt, dans l'écouteur, une voix qu'il reconnut demanda :
— C'est bien Louis Sharnwood ?
C'était une voix chuintante, aux consonances étranges, particulièrement désagréables. Une voix qu'on n'oubliait jamais dès qu'on l'avait entendue. « C'est Orgonetz, avait songé Sharnwood. Est-ce qu'enfin il y aurait du nouveau ? » Mais déjà il répondait :
— C'est bien Louis Sharnwood… Je désespérais avoir des nouvelles de vous…
— Il nous a fallu attendre que tout se tasse un peu, répondit l'Homme-aux-Dents-d'Or. À présent, nous pouvons passer au plan final de l'opération sans courir trop de risques…
— Vous me conterez tout cela de vive voix, coupa l'Américain.
— Bien sûr… Ce moment ne tardera pas. Dans une demi-heure, une voiture viendra vous prendre. Ce sera une Ford blanche décapotable immatriculée XN1722. À la réception, notre envoyé demandera M. Sharnwood de la part du señor Calleverde… Calleverde, vous vous souviendrez ?
— Je me souviendrai…
À l'autre bout de fil, l’homme à la voix chuintante raccrocha. Sharnwood fit de même et se laissa tomber à la renverse sur son lit, en songeant : « Ouf ! Tout se déclenche enfin… Voilà des jours que cela dure, à attendre ici que quelque chose se passe. D'un côté le Smog ; de l'autre le C.I.A. Un double poids, lourd à porter pour les faibles épaules d'un seul homme, surtout quand on joue un jeu dangereux comme je le fais pour le moment… »
Presque au même instant, Bob Morane, dans sa chambre de l'hôtel Mabuhy, avait raccroché le combiné du téléphone et s'était tourné vers Bill Ballantine, assis à ses côtés, pour demander :
— Crois-tu que cela réussira ?
— C'est à vous de le savoir, commandant, fut la réponse du géant. Mieux que moi, vous pouvez juger des réactions de ce soi-disant Sharnwood, ou de M.D.O. si vous préférez, puisque c'est vous qui venez de lui parler…
Longuement, Bob Morane hocha la tête.
— Il a eu l'air de mordre à l'hameçon, fit-il, et à aucun moment il n'a témoigné la moindre réticence…
— En tout cas, reconnut Ballantine avec un gros rire, votre imitation d'Orgonetz était réellement parfaite, si parfaite même qu'à un moment donné, à vous entendre, j'ai failli vous taper dessus…
Morane était demeuré songeur. Finalement, il hocha à nouveau la tête à plusieurs reprises.
— De toute façon, dit-il, nous pouvons être assurés à présent que M.D.O. a partie liée avec le Smog. Quand il m'a parlé, croyant répondre à l'Homme-aux-Dents-d'Or, j'ai acquis la certitude qu'ils étaient complices…
— Quand Gains va apprendre cela, fit remarquer Ballantine, il va tomber de haut…
— Ça ! Tu peux le dire, fit Bob avec un sourire. Quand je pense que ce même Gains me disait au téléphone, il y a quelques heures : « …retrouvez-moi M.D.O…. Vous m'entendez ? Retrouvez-moi M.D.O. ! » Jamais un traître n'a été si précieux à quelqu'un…
— Sans doute, approuva Bill. Mais n'oubliez pas que, justement, Gains ignorait – et ignore sans doute encore – que M.D.O. était un traître. Quand il l'apprendra, je suis sûr qu'il n'aura plus alors qu'un désir : le retrouver plutôt mort que vif.
— Ouais, grogna Bob, et cela même nous pose un problème. Nous savons, nous, à présent, que M.D.O. est un traître et c'est donc un traître que nous nous apprêtons à récupérer pour le C.I.A. Je n'aime pas cela du tout, car cela équivaut à livrer une victime au bourreau…
— Peut-être, commandant, objecta Bill qui savait être réaliste à ses heures, mais admettez maintenant que M.D.O. soit définitivement récupéré par le Smog. Il va lui livrer tous ses secrets, et on ne sait quel usage l'Organisation en fera. Gageons que cet usage n'aura guère une bonne influence sur la paix mondiale…
— Bien sûr, fit Morane d'une voix sourde. Bien sûr… C'est là un aspect du problème à envisager…
Il hocha la tête avant de continuer :
— De toute façon, le vin est tiré et il faut le boire… Il jeta un rapide regard à son bracelet-montre et dit encore :
— Il est temps que j'aille à mon rendez-vous avec M.D.O….