IV

— Tiens, s'était exclamé Bill Ballantine avec un étonnement feint, voilà notre voiture qui se met à parler à présent !… 

— J'ai l'impression d'avoir reconnu cette voix, fit Bob. 

Il contourna le coffre et l'ouvrit. Un peu comme un diable monté sur ressort jaillissant d'une boîte, une forme svelte en sortit. C'était une jeune fille de dix-huit ans environ, vêtue d'un pantalon et d'un blouson de toile. De petite taille mais merveilleusement proportionnée, elle était un tiers Européenne, un tiers Malaise, un tiers Chinoise et la première fois que Bob Morane l'avait rencontrée, il l'avait trouvée « aussi jolie qu'un matin de printemps japonais quand les cerisiers sont en fleur ». Car la jeune fille en question n'était autre que Jean de Aguinaldo, la petite fille chérie de la Pieuvre des Philippines.

— Ouf ! lança-t-elle en s'étirant. J'ai cru que j'allais mourir là-dedans. Tout juste assez d'air pour ne pas étouffer, et puis il y avait cette maudite odeur d'essence ! Quant à la façon dont vous conduisiez sur cette maudite route, Bob, j'ai cru un moment qu'on m'avait enfermée dans un malaxeur. 

— Faut pas vous plaindre, mignonne, gronda Ballantine. Si tout cela vous est arrivé, c'est que vous l'avez cherché. Après tout, ce n'est pas nous qui vous avons enfermée dans ce coffre. J'ai même l'impression qu'il n'a pas fallu vous aider beaucoup… 

La jeune fille ne répondit pas. Elle se contenta, par une moue, de confirmer la supposition du géant.

De son côté, Morane la considérait d'un œil amusé.

— Pourquoi avez-vous fait cela, Jean ? interrogea-t-il. 

— Je m'ennuyais, répondit la jeune métisse avec la même moue, et mon père m'avait interdit de vous revoir parce que, disait-il, vous êtes un homme dont la fréquentation est trop dangereuse. Quand on marche à côté de vous, affirme-t-il, on risque à tout moment de recevoir une tuile sur la tête. Mais moi, j'aime justement recevoir des tuiles sur la tête. Mon père est un grand méchant, mais il veut que sa petite fille soit sage comme un agneau et toujours entourée de coton. Alors, parfois, je me révolte… Cette nuit, au remue-ménage qu'il y avait dans la maison, j'ai compris que quelque chose d'anormal se passait. Pendant que mon père était absent, je suis descendue dans son bureau et ai branché l'interphone après avoir eu soin de déconnecter le signal lumineux. C'est ainsi que j'ai pu surprendre votre conversation. J'ai alors gagné le parking et me suis enfermée dans le coffre de votre voiture… Je voulais, moi aussi, faire partie de la fête… 

— Vous mériteriez une bonne fessée, gronda Bill en brandissant une main aussi large qu'une raquette de tennis. Elle se mit à rire. 

— Vous n'oseriez pas… Vous êtes beaucoup trop fort pour cela… 

Dans la lumière grise du matin, le large visage de l'Écossais s'empourpra.

— Si vous étiez ma fille… menaça-t-il. 

— Oui mais, justement, je ne suis pas votre fille. Je ne voudrais pas vous ressembler, Bill, et pouvoir être prise dans le noir pour un tank lourd… 

— Vous préférez sans doute être la demi-portion que vous êtes ? Renchérit Ballantine qui semblait se prendre au jeu. 

Morane jugea bon d'intervenir.

— Bill a raison, fit-il en s'adressant à la jeune fille. Vous n'auriez pas dû agir comme vous l'avez fait. Pour commencer, je n'aimerais pas que votre père pense que nous vous avons entraînée dans cette aventure… 

— Je lui dirai que vous n'êtes pour rien dans tout cela, assura-t-elle. 

— Cela ne changerait rien à l'affaire, Jean. En plus, vous nous mettez dans une situation embarrassante. Nous ne pouvons quitter cet endroit pour vous ramener chez votre père sous peine de perdre le bénéfice de la surveillance dont cette maison vient d'être l'objet. D'un autre Côté, vous ne pouvez nous accompagner… 

— Et pourquoi cela ? Coupa-t-elle. 

— À cause du danger que nous courons… 

— Je le courrai avec vous. C'est pour cela que je suis ici. 

Bill Ballantine eut un rire étouffé.

— Que ferait-on avec un marmouset de votre sorte ? fit-il. Vous nous encombreriez plutôt qu'autre chose. 

Avec un petit cri de colère, la jeune fille se précipita sur le colosse et, de ses petits poings, se mit à lui marteler la poitrine qui résonna comme un tambour. Mais cela eut pour seul effet d'arracher un nouvel éclat de rire à l'Écossais qui goguenarda :

— Attention, Tom-Pouce femelle, vous allez vous faire mal ! 

Sans brutalité, mais fermement, Morane saisit l'un des poignets de Jean de Aguinaldo et la tira en arrière en disant :

— Assez rigolé ! Nous ne sommes pas ici pour plaisanter. Vous allez vous asseoir dans cette voiture, Jean, et attendre notre retour. Si, dans une heure au plus tard, nous n'avons pas reparu, vous irez avertir votre père… 

Elle parut soudain vaincue.

— C'est bien, Bob, murmura-t-elle avec docilité. Ce sera comme vous voudrez… 

Elle s'assit dans l'auto à la place du chauffeur, referma la portière derrière elle et demeura coite.

Pendant un moment, Bob l'observa, circonspect. Puis il haussa les épaules et murmura, se tournant vers Bill :

— Espérons qu'elle soit domptée… Allons-y… Nous n'avons que trop perdu de temps… 

À demi courbés, se dissimulant derrière le moindre bosquet, le moindre amoncellement de matériaux, les deux amis s'avancèrent vers le building en construction dont la grande face de squelette apocalyptique blêmissait au fur et à mesure de la montée du jour.

Ils avaient à peine franchi une centaine de mètres qu'un bruit léger, derrière eux, attira l'attention de Bob qui, posant la main sur le bras de son ami, souffla :

— Écoute… On nous suit… 

Ils se tapirent derrière l'angle d'une remorque de camion servant de remise et demeurèrent aux aguets, prêts à intervenir. Les bruits de pas se rapprochaient rapidement. Ils étaient cependant à peine perceptibles, ce qui tendait à indiquer que celui qui les suivait cherchait à dissimuler sa présence. Celui ou celle car, quand Morane quitta sa cachette, ce fut pour se trouver nez à nez avec Jean. Elle sursauta en l'apercevant et rougit légèrement.

— Pas d'erreur, dit-il sévèrement, vous tenez parole, petite fille ! 

Elle était déjà revenue de sa surprise.

— Pour commencer, dit-elle, je ne vous avais pas donné ma parole. Et puis, je vous le répète : j'aimerais être de la fête… 

Le Français haussa les épaules.

— Tant pis, grogna-t-il. Vous l'aurez voulu !… Suivez-nous… Dommage que vous ne soyez pas armée. Avant longtemps, cela pourrait se révéler indispensable. 

— Je suis armée, affirma-t-elle en tirant de la poche de son blouson un minuscule automatique à crosse de nacre, si petit qu'il tenait tout juste dans le creux de la main. 

Bill Ballantine, qui s'était approché, se mit à rire.

— Vous ne réussiriez même pas à tuer une mouche avec ce joujou, se moqua-t-il. 

— Un joujou qui est une arme redoutable quand on sait s'en servir, protesta la jeune fille, et je sais m'en servir. Voulez-vous en faire l'expérience, Bill ? 

Tout en parlant, elle braquait son arme sur le colosse avec une telle détermination que celui-ci recula d'un pas en maugréant :

— Ça va, ça va… Je préfère vous croire sur parole… 

Le fait que la détermination d'un petit bout de femme comme Jean en imposât à cette montagne de muscles qu'était l'Écossais réjouit Morane, qui ne put s'empêcher de sourire. Mais ses amis et lui n'étaient pas là pour s'amuser, il s'en fallait de beaucoup. Il montra la haute bâtisse aux multiples étages vides… du moins en apparence.

— Continuons, dit-il, et essayons de ne pas nous faire repérer… 

Ils s'avancèrent vers la construction en se dissimulant de leur mieux, mais ils avaient sans cesse la sensation d'être observés. Tout à fait comme si c'était l'énorme façade elle-même qui les surveillait de ses centaines d'yeux carrés, vides de regards.

*

Se dissimulant de leur mieux, les deux amis et leur compagne avaient continué à avancer en direction du H.L.M. en construction. À un moment donné cependant, quand une centaine de mètres seulement les séparèrent encore de l'énorme bâtisse, ils furent contraints de progresser à découvert.

Pourtant, ils atteignirent le pied des murailles sans encombre, sans apercevoir le moindre ennemi, sans qu'on leur tirât dessus des fenêtres sans vitres.

Comme ils se dirigeaient vers la porte principale, Bill Ballantine désigna une série de garages provisoires, sur la droite, en disant :

— Regardez, on dirait qu'il y a des voitures là-dedans… 

Trois autos étaient en effet garées dans les boxes de planches, aux toits de tôle ondulée. Les moteurs de deux des véhicules étaient froids mais, quand Morane posa la main sur le capot du troisième, il le trouva tiède.

— Cette voiture a roulé il n'y a pas très longtemps, constata le Français. Sans doute doit-il s'agir de celle ayant ramené ici les hommes qui se sont rendus Galle Chino… 

— Donc, ils doivent toujours s'y trouver, conclut Bill Ballantine. 

— C'est la logique même… Le mieux que nous ayons à faire, c'est d'aller jeter un coup d'œil à l'intérieur de la bicoque… 

Ils mirent l'arme au poing et, les deux hommes encadrant Jean afin de la protéger efficacement en cas de coup dur, ils gagnèrent la porte principale du H.L.M., porte privée de battant et qu'il leur fut aisé de franchir pour déboucher dans un vaste hall au sol de cendrée, car le carrelage n'avait pas été encore mis en place. Devant eux, la cabine de l'ascenseur et l'amorce de l'escalier de secours. Partout, il y avait des amoncellements de matériaux inemployés : carreaux de céramique empilés contre les murs, sacs de ciment, poutrelles… Sur tout cela un air de profond abandon.

— Logiquement, fit Jean, cet endroit devrait grouiller d'ouvriers. On dirait que les travaux ont été interrompus… 

— Peut-être les entrepreneurs ont-ils manqué de capitaux, fit Bill. Ce ne serait pas la première fois… 

— Nous ne sommes pas ici pour nous interroger sur le passé et le devenir de ce monstre de béton, coupa Morane. Commençons par le visiter… 

Ils firent le tour du rez-de-chaussée, mais sans rien découvrir d'autre que des pièces vides, sans portes, ni fenêtres, ni planchers.

— Le désert, constata Ballantine quand ils eurent regagné le hall. J'ai l'impression que nous perdons notre temps. Il n'y a personne ici… 

— Ne concluons pas trop vite, fit à son tour Morane. Au-dessus de nos têtes, il y a pas mal d'étages et, tant que nous ne les aurons pas visités… 

Bill sursauta et gronda :

— Quoi ?… Monter toutes ces marches et pour ne trouver que des courants d'air ? Si seulement l'ascenseur fonctionnait !… 

Comme si elle avait voulu donner un démenti aux paroles de l'Écossais, Jean s'avança vers l'ascenseur et appuya sur le bouton d'appel. Aussitôt, le voyant rouge s'alluma, indiquant que la cabine s'était mise en mouvement.

— Ça alors ! s'exclama Ballantine. Nous nous trouvons sur un chantier, selon toute évidence abandonné depuis pas mal de temps, et l'ascenseur fonctionne comme s'il était entretenu avec amour. Vous ne trouvez pas cela drôle, commandant ? 

— Le mot « drôle » est un euphémisme, Bill, fit gravement Morane. Le moins que je puisse dire, c'est que cela me paraît aussi insolite que possible… 

Il demeura un instant silencieux, le front barré par une ride de souci, puis il enchaîna :

— Cela doit nous engager davantage encore à aller jeter un coup d'œil aux étages… 

Il se tourna vers Jean de Aguinaldo et dit encore :

— Vous devriez sagement regagner la voiture, petite fille. Le danger peut être plus proche que nous ne le pensons… 

Le front têtu, elle eut un signe de dénégation et jeta :

— Pas question, Bob, je vous accompagne… 

Le Français haussa les épaules et n'insista pas. « Cette petite, songea-t-il, est digne de son père. De la véritable graine d'aventurière. Espérons qu'elle ne prendra pas la relève de l'auteur de ses jours et que, dans l'avenir, elle emploiera son énergie pour la bonne cause… »

Le voyant rouge s'était éteint, indiquant que l'ascenseur avait atteint le rez-de-chaussée. Les deux hommes et la jeune fille s'entassèrent dans la cabine et entreprirent de visiter un à un les vingt étages. Mais, dans aucun d'eux, tout comme au rez-de-chaussée, ils ne devaient découvrir la moindre présence humaine. Des pièces vides et encore des pièces vides. À force de les parcourir, cela devenait un peu comme une obsession.

— Rien, toujours rien, maugréa Bill Ballantine comme ils parcouraient la terrasse supérieure, déserte elle aussi. Il faut croire que les hommes qui sont arrivés ici en voiture se sont volatilisés… 

— Tu oublies les caves, Bill, dit Morane. Nous ne les avons pas encore visitées, elles… 

Le colosse haussa ses lourdes épaules.

— À quoi cela nous servira-t-il ? On n'y trouvera personne. Nous n'avons même pas aperçu un rat depuis que nous avons pénétré dans ce madrépore de ciment… 

— Nous visiterons quand même les sous-sol, insista Morane. Je ne veux pas quitter cet endroit en conservant le moindre doute… Qu'en pensez-vous, Jean ? 

— Je pense comme vous, Bob, répondit la jeune métisse. Nous avons visité vingt étages pour rien et nous abandonnerions au moment où il ne nous reste plus qu'à explorer quelques petites caves de rien du tout ?… 

Ils regagnèrent l'ascenseur et prirent à nouveau place dans la cage qui les mena directement au sous-sol. Comme le rez-de-chaussée et les étages, celui-ci était vide. Une suite de caveaux sans portes, aux murs dépourvus d'enduit et desquels, par endroits, sous le béton de mauvaise qualité et écaillé, jaillissaient les tringles de fer de l'armature. Mais, comme ils traversaient la partie arrière de ce sous-sol, ils tombèrent en arrêt devant une porte métallique soigneusement passée au minium. Cela ne manqua pas de les intriguer car, à leur souvenance, c'était la première porte qu'ils rencontraient au cours de leur exploration.

— Une porte ! S’était exclamé Bill. Jusqu'ici, je croyais que les architectes ayant conçu cette turne en avaient oublié l'usage. Pourtant, il semble qu'il n'en est rien… Si nous allions voir ce qui se passe là-derrière… 

Le géant saisit la poignée et, presque sans effort, tira à lui le lourd battant. Une vaste salle se révéla, encombrée de tout un appareillage compliqué de ventilateurs et de tubes à large section qui, s'enchevêtrant, montaient le long des murs et disparaissaient dans le plafond.

— Sans doute est-ce la salle de climatisation, risqua Morane, ou du moins ce qui devait être la salle de climatisation. L'air frais, puisé par ces ventilateurs, est envoyé vers les étages… 

— Il ne faut pas être grand clerc pour deviner cela, jeta narquoisement Ballantine. De toute façon, salle de climatisation ou non, cela ne nous avance pas à grand-chose… Pas plus que là-haut, il n'y a des gens du Smog ici… 

— Qui sait fit Jean, si des ennemis ne se dissimulent pas dans l'ombre de ces tubes d'aération… Allons voir… 

Résolument, la jeune fille s'était avancée à travers la salle et, instinctivement, Bob et Bill la suivirent. Pourtant, pas plus là qu'au rez-de-chaussée ou aux étages, ils ne devaient déceler la moindre présence humaine.

— Personne ! conclut Bob. Nous avons fait chou blanc sur toute la ligne et je ne crois pas que nous ayons encore quelque chose à faire ici. Regagnons la ville. Nous, pour aller rendre visite au capitaine Sanchez, puisqu'il le faut, vous, Jean, pour recevoir une paire de claques de votre père… 

— Une paire de claques parfaitement méritées d'ailleurs, surenchérit Ballantine. 

La jeune fille se redressa comme un coq en colère, ses yeux lancèrent des éclairs et sa voix se fit sifflante.

— Jamais mon père ne lève la main sur moi, jeta-t-elle avec colère. S'il osait… 

— S'il osait, enchaîna Morane, vous le laisseriez faire, car ce n'est pas une paire de claques que vous méritez mais une bonne fessée, comme à une sale gamine que vous êtes… 

Jean, en dépit de l'accent narquois que Morane avait mis dans ses paroles, allait se rebiffer, mais elle n'en eut guère le temps. Derrière eux, il y eut un claquement sourd, suivi d'un frottement de métal contre le métal.

— La porte ! hurla Ballantine. On la bloque au verrou de l'extérieur !… 

De tout son poids et de toute sa force, le colosse se précipita sur l'épais battant de fer, mais ce fut à peine s'il réussit à l'ébranler. À plusieurs reprises, Bill se servit de son épaule comme d'un boutoir mais, chaque fois, l'épaisse tôle se contentait de résonner comme une grosse caisse, sans céder pour autant.

— Laisse tomber, Bill ! Commanda Morane. Tu réussiras seulement à te faire mal. Il faudrait un bazooka pour faire un trou dans cette ferraille. 

C'est alors que, derrière le battant, un rire retentit. Un rire grinçant, désagréable, faisant songer au bruit produit par une feuille de métal froissée. Puis une voix chuintante lança :

— Vous voilà pris au piège, commandant Morane, et vous êtes venu vous y fourrer tête baissée. Ah !… Ah !… Ah !… Ah !… 

Cette voix, Bob Morane et Bill Ballantine la reconnurent aussitôt : c'était celle de l'Homme-aux-Dents-d'Or…