VIII
— Pourquoi, Bob, vous mêlez-vous sans cesse des affaires du Smog ? avait commencé Miss Ylang-Ylang. Laissez-nous tranquilles et nous vous laisserons en paix… Morane s'était rassis. Il haussa les épaules.
— Reste à savoir, fit-il, si c'est moi qui me mêle des affaires du Smog ou si, au contraire, c'est le Smog qui se mêle des miennes… Ainsi, dans l'affaire présente, nous étions descendus à l'hôtel Ylang-Ylang, Bill et moi – par parenthèse, en voilà une drôle d'idée de donner votre nom à un hôtel : c'est de la provocation – donc Bill et moi étions descendus à l'hôtel Ylang-Ylang et voilà que vous vous mettez à en kidnapper les clients…
— Je vous ai épargnés tous les deux, répondit la jeune femme.
— Peut-être, mais quand nous y sommes revenus, vous nous avez fait envoyer les hommes de main de Miss White et kidnapper à notre tour…
— Peut-être, mais c'était pour vous obliger à vous tenir à l'écart de tout ceci, pour vous épargner malgré vous en quelque sorte…
— Merci de votre sollicitude, glissa Ballantine avec un ricanement narquois. Mais, depuis le temps, vous devriez savoir que le commandant et moi préférons faire envie que pitié…
— Je connais votre valeur à tous deux, monsieur Ballantine, et croyez que je l'estime. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles je vous ai épargnés jusqu'ici… J'ai dit : une des raisons…
Sur ces derniers mots, la voix de la jeune femme s'était adoucie, mais elle se reprit aussitôt pour continuer :
— De toute façon, ne pensons plus au passé, mais au présent. Je pourrais vous tuer, mais je ne le veux pas… Cette fois, Ballantine éclata franchement de rire.
— Vous ne voulez pas nous tuer ! S’exclama-t-il. Ça par exemple, première nouvelle ! Laissez-moi doucement rigoler… Il y a moins d'une heure, votre âme damnée d'Orgonetz voulait faire percer le commandant et la señorita Aguinaldo avec des bambous pointus par vos pirates malais… Si je n'ai pas subi le même sort, c'est que j'avais réussi à me défiler…
Il y eut un silence.
— Orgonetz a outrepassé mes ordres, dit finalement Miss Ylang-Ylang avec une évidente sincérité. Il sera puni pour cela…
— Il ne sera pas puni, intervint Bob Morane d'une voix froide, car il vous est trop précieux. Personne mieux que, lui ne serait capable d'accomplir vos basses besognes…
— Peut-être, Bob, peut-être, – reconnut l'Eurasienne, – mais là n'est pas la question. J'ai une mission à accomplir ici et je veux avoir les mains libres pour la mener à bien. Voilà pourquoi je vous demande, cette fois, votre définitive neutralité…
— Une mission à mener à bien ? fit Morane avec un sourire. Mais s'il s'agit de capturer M.D.O. et de lui arracher ses secrets, n'est-elle pas terminée, cette mission, puisque M.D.O. est mort ?… Elle sursauta.
— Mort, M.D.O. ?… Que me dites-vous là ?…
— La nuit dernière, nous avons vu son corps, expliqua Ballantine.
— Ce n'est pas possible… Ce n'est pas possible… Orgonetz n'aurait pas fait cela…
— Il l'a fait, dit encore Bill.
Et, rapidement, l'Écossais parla du double coup de téléphone reçu par Morane et de leur visite à Calle Chino, sans cependant mentionner la participation d'Aguinaldo.
Miss Ylang-Ylang serra ses petits poings.
— Cet Orgonetz est une brute et un incapable, souffla-t-elle. Qu'il ait laissé fuir M.D.O., passe encore. Mais qu'il l'ait fait abattre au lieu de le reprendre vivant !
« Comme elle joue bien la comédie, pensa Morane. Au siècle dernier, elle aurait fait les belles heures du Boulevard du Crime !… »
— Cessons de jouer au plus fin, Ylang-Ylang, dit-il doucement. La comédie est superflue. Vous savez très bien que M.D.O. n'est pas mort…
— Que voulez-vous dire ?
— Tout simplement que tout ceci est un coup monté pour tromper la police et pour faire en sorte que Bill et moi ne nous mêlions plus de cette affaire.
— Un coup monté ? Expliquez-vous davantage, Bob ?
— Réfléchissons un instant. M.D.O. s'est échappé, admettons-le. Mais, dans ce cas, comment aurait-il eu connaissance de notre existence et aussi de l'endroit où nous nous trouvions, Bill et moi ? Or, vous deviez savoir, vous, où nous nous trouvions et vous seule pouviez en avoir averti M.D.O. Mais pourquoi l'auriez-vous fait ? Au cas où M.D.O. vous échappant, cela lui aurait permis de trouver aide auprès de nous ? C'est assez improbable, reconnaissez-le. En un mot, si le M.D.O. en question savait où nous nous trouvions c'était justement parce qu'il n'était pas M.D.O….
Pendant un moment, Bob resta silencieux comme pour juger de l'effet de ses paroles.
— Continuez, l'encouragea doucement Miss Ylang-Ylang. Vous commencez à m'intéresser…
— Abrégeons donc, reprit Morane. Orgonetz et vous, vous m'avez fait donner ce double coup de téléphone. Ensuite, vous avez déposé un cadavre quelconque, avec des papiers truqués, dans la maison de Calle Chino, et le tour était joué….
Bill Ballantine poussa un grognement d'étonnement :
— Êtes-vous certain de ce que vous avancez là, commandant ?
Le Français eut un signe de tête affirmatif, pour dire d'une voix ferme :
— Oui, Bill, certain…
Miss Ylang-Ylang avait claqué des mains à plusieurs reprises en s'exclamant :
— Bravo, Bob, vous êtes génial. En admettant que vous ne vous trompiez pas, le moins que je pourrais dire alors, c'est que vous avez beaucoup d'imagination…
— J'ai peut-être de l'imagination, reconnut Morane, mais je ne me trompe pas non plus.
Elle hésita un instant puis soudain prit son parti.
— Soit, dit-elle, je me rends compte qu'il est inutile de continuer à ruser. Cela ne servirait plus à rien, puisqu'il y a un doute dans votre esprit…
— Pas un doute, glissa Bob, une certitude…
— Une certitude, admettons-le. Je suis obligée de reconnaître que tout cela était bien une comédie pour vous faire croire à la mort de M.D.O. Celui-ci est toujours en vie et, comme vous l'avez deviné, Bob, le cadavre était bien un faux cadavre – celui d'un de nos hommes qui avait trahi – doté de faux papiers… Notre intention était de vous faire croire, et à la police également, que Lewis Charles Nordam était mort. De cette façon, nous évitions des recherches plus poussées, surtout d'ailleurs de la part des services secrets américains qui n'auraient pas manqué de se mettre en quête d'un de leurs agents spéciaux alors que celui-ci était encore en vie ; au contraire, M.D.O. mort aurait beaucoup moins intéressé le C.I.A….
— Il y a une chose à laquelle vous n'avez peut-être pas pensé, fit remarquer Bob, c'est que, en même temps, vous libériez les autres clients de l'hôtel Ylang-Ylang et que ceux-ci ne reconnaîtraient immanquablement pas Lewis Charles Nordam dans le cadavre de Calle Chino…
— Vous vous trompez, répondit l'Eurasienne avec un sourire, j'ai pensé à cela. Pendant un moment d'ailleurs, j'ai songé à faire défigurer ce cadavre, mais c'était au contraire attirer davantage l'attention sur lui. D'ailleurs, il faudrait plusieurs jours avant que les clients de l'hôtel, bourrés de drogue, soient en mesure d'identifier le corps qui, entre-temps, serait inhumé…
— Ou conservé dans la chambre froide de la morgue, glissa Ballantine.
— Et les photos ? fit à son tour Morane. Avez-vous pensé aux photos ? Miss Ylang-Ylang hocha la tête.
— Eh oui, dit-elle, j'ai prévu tout cela, mais je n'avais pas le choix. Ce qui comptait, c'était gagner du temps. Quand on s'apercevrait de la supercherie, M.D.O. aurait depuis longtemps quitté Manille.
Pendant quelques secondes, Bob Morane demeura songeur, à considérer la jeune femme. Il y avait quelque chose qui clochait dans tout cela. Pourquoi toutes ces confidences qui détruisaient une petite mise en scène si soigneusement montée ? Et si, réellement, l'homme de Calle Chino avait été M.D.O. qui avait réussi à fuir pour être finalement abattu par les tueurs du Smog ? Si Ylang-Ylang et ses complices avaient changé la réalité en mise en scène justement pour faire croire que M.D.O. était toujours bien leur prisonnier et ainsi parvenir, d'une façon ou d'une autre, à faire chanter les services secrets américains ? M.D.O. devenant une monnaie d'échange qui, en réalité, n'aurait eu aucune valeur. Bien sûr, les confidences présentes de Miss Ylang-Ylang pouvaient se justifier par le fait que Bob Morane, Bill et Jean se trouvaient à présent en son pouvoir. Mais, était-ce bien une raison ? L'Eurasienne connaissait assez Bob et l'Écossais pour savoir qu'ils tenteraient tout pour lui fausser compagnie et, en leur dévoilant ses plans, elle courait ainsi un grand risque.
*
Un long silence s'était installé dans la pièce, troublé seulement par le bourdonnement d'une mouche qui se heurtait, cherchant une issue, à la toile métallique d'une moustiquaire.
Sous ses paupières à demi closes, Miss Ylang-Ylang surveillait Morane, comme guettant les paroles qu'il allait prononcer. Ces paroles vinrent :
— Et si M.D.O. n'était pas en votre pouvoir ?… Si jamais il n'avait été en votre pouvoir ?
Elle eut un large sourire qui fit briller ses yeux et ses dents.
— Je m'attendais à cette remarque, Bob… M. D. O. est dans cette maison, qu'il va quitter d'un instant à l'autre… Voulez-vous le voir ?
« Peut-être est-ce un coup de bluff, songea Morane, et s'attend-elle à ce que je refuse. » Pourtant, c'était assez improbable car, logiquement, il devait désirer être mis en présence de l'agent secret.
— Pourquoi ne le verrais-je pas, puisque vous me l'offrez ? dit-il. Après tout, si mes compagnons et moi sommes ici, dans le pétrin, c'est un peu à cause de ce M. D. O., justement…
Miss Ylang-Ylang approuva d'un signe de tête.
— Parfait, dit-elle. Vous allez le voir…
À trois reprises, elle claqua des mains. Un des gardes du corps européen, qui tout à l'heure étaient armés de fusils à lunettes, entra.
La maîtresse du Smog lui lança un ordre :
— Faites venir le prisonnier…
L'homme quitta la pièce. Quelques minutes s'écoulèrent, à l'issue desquelles des pas retentirent au-delà de la porte qui n'avait pas été refermée, et le garde du corps reparut, poussant devant lui un second homme dans lequel, au premier abord et avec la pénombre régnant dans la pièce, Morane et Bill Ballantine crurent reconnaître le mort de Calle Chino. Comme lui, il était de taille modeste et trapu. Pourtant, il semblait que ses cheveux fussent légèrement plus foncés et, si la morphologie générale du visage était identique, il y avait cependant des différences notables dans les traits : le nez était moins fort, les lèvres plus fines ; peut-être pouvait-on y lire plus de distinction aussi.
Les regards du nouveau venu allèrent de Morane et ses Compagnons à Miss Ylang-Ylang et on pouvait y lire un certain effarement. L'Eurasienne désigna une chaise, en disant :
— Asseyez-vous, monsieur… Nordam.
Il obéit et elle le fixa longuement, droit dans les yeux, comme si elle voulait l'hypnotiser. Puis, finalement, elle fit d'une voix qu’elle s'efforçait de rendre douce, insinuante :
— Dites à ces messieurs qui vous êtes… Le petit homme ne se fit pas prier.
— Je m'appelle Lewis Charles Nordam, exportateur en machines agricoles à Kansas City.
Miss Ylang-Ylang secoua doucement la tête.
— Ce n'est pas cela que je voulais que vous me disiez, mais la vérité…
L'homme se redressa légèrement sur sa chaise et, à la commissure de ses lèvres, un petit muscle se mit à tressauter convulsivement, tel un insecte affolé.
— Je vous répète que je suis bien Lewis Charles Nordam, exportateur en machines agricoles à…
Un éclat de rire de Bill Ballantine l'interrompit.
— … à Kansas City, enchaîna le géant. Là, vous voyez bien, Miss Ylang-Ylang, qu'il est inutile de nous faire croire que cet homme est M. D. O. Il est évident que, depuis qu'il est en votre pouvoir, vous auriez réussi déjà à le faire parler.
— Nous l'avons fait parler…
— Cela ne se dirait pas, dit moqueusement Jean de Aguinaldo qui, jusque-là, ne s'était pas mêlée à la conversation.
Elle était d'ailleurs peu au courant des événements et, si elle en avait maintenant une vague idée, c'était uniquement par les propos qui venaient de s'échanger.
Miss Ylang-Ylang fit mine d'ignorer l'intervention de la jeune fille. Depuis leur entrée dans la pièce, elle avait d'ailleurs fait mine de ne pas s'apercevoir de sa présence, regardant au travers d'elle comme si elle n'avait pas existé.
— Il a parlé, dit encore l'Eurasienne. Vous allez voir…
À nouveau, elle claqua à plusieurs reprises des mains et quatre Malais entrèrent. Elle leur désigna Nordam et ordonna :
— Tenez-le…
Un des Malais vint se placer derrière l'Américain et, lui collant les avant-bras sur les épaules et lui joignant les mains autour de la gorge, opéra une poussée de haut en bas qui le cloua sur son siège. Un autre, s'asseyant à califourchon sur ses chevilles, lui immobilisa les jambes, tandis que les deux autres lui saisissaient les poignets.
— Relevez-lui la manche droite, commanda encore Ylang-Ylang.
Quand ce fut fait, elle tira du tiroir de la table-bureau une ampoule et une seringue hypodermique. Elle brisa le col de l'ampoule et, posément, remplit la seringue. Alors, elle contourna la table, s'approcha de Nordam et, d'un coup sec, lui enfonça l'aiguille dans l'avant-bras pour, d'une pression de pouce, enfoncer le piston. Quand la seringue fut aux trois quarts vide, elle l'arracha d'une saccade et la posa sur le bureau.
— À présent, dit-elle, attendons que le pentobarbital ait fait son effet.
De longues minutes s'écoulèrent, au cours desquelles toutes les attentions étaient tournées vers Lewis Charles Nordam. Celui-ci, au moment de la piqûre, s'était légèrement cabré, comme s'il voulait l'éviter. Mais à présent, au fur et à mesure que le narcotique agissait, il se détendait et, bientôt, il ne fut plus utile de le maintenir. Une sorte de grande paix s'était emparée de lui et ses yeux demeuraient fixes, comme perdus dans le vague puis il les ferma. Ylang-Ylang lui posa le bout des doigts sur la joue et poussa légèrement. La tête de Nordam ballotta de droite à gauche puis reprit sa position première. Miss Ylang-Ylang se pencha vers lui et interrogea :
— M'entendez-vous ?
L'Américain poussa un grognement léger, qui pouvait passer pour une affirmation.
— Répondez-moi, dit encore l'Eurasienne. Qui êtes-vous ?…
— Lewis… Charles… Nordam… fut la réponse.
— Je vous demande qui vous êtes en réalité, insista la jeune femme, et surtout quels sont vos rapports avec le C. LA….
Docilement, le patient balbutia :
— J'y suis immatriculé sous les initiales de M. D. O…. Je dirige la section d'Extrême-Orient…
— Quels sont vos chefs ?
— Herbert Gains et Levison…
Bob Morane et Bill Ballantine connaissaient cet Herbert Gains et ce Levison et savaient qu'ils étaient en effet les chefs des services secrets américains. Il n'y avait donc pas à avoir de doute à ce sujet.
Miss Ylang-Ylang s'était reculée d'un pas. Elle se tourna vers Morane et Bill Ballantine pour dire d'une voix triomphante :
— Là, vous voyez ?
— Nous voyons, dit Ballantine. Pourtant, nous aimerions savoir si votre homme en connaît davantage,..
— Il en connaît davantage, soyez sans crainte, monsieur Ballantine. Mais je tiens à ce que les secrets que je lui ai arrachés, et que je puis encore lui arracher, restent confidentiels…
Morane, lui, demeurait songeur. Le fait que M. D. O., ou Lewis Charles Nordam, connaisse Gains et Levison semblait concluant. Pourtant, Bill et lui-même les connaissaient également et d'autres pouvaient les connaître aussi…
Miss Ylang-Ylang avait posé la seringue sur la table, non loin de Morane. De l'aiguille creuse une goutte avait coulé, formant sur le bois une petite flaque brillante. D'un geste innocent, que personne ne remarqua, Bob posa la main sur le rebord du meuble, à proximité de la seringue. À ce moment, Miss Ylang-Ylang, désignant Nordam à ses hommes, commanda :
— Emmenez-le !
Les Malais obéirent. Alors, Bob mit le doigt dans la petite flaque formée par le liquide issu de la seringue. Lentement, il ramena la main vers lui, porta le doigt à ses lèvres et, de la pointe de la langue, sans se faire remarquer, il goûta.
Alors il sut que dans la seringue il n'y avait jamais eu que de l'eau.