40k eagle vectored.jpg

DEUX

« Vous obtiendrez plus avec un mot aimable et un excruciator qu’avec un mot aimable seulement. »

— Inquisiteur Malden

— Donc, ce que vous essayez de m’expliquer, dis-je en retournant la pièce de porcelaine dans mes mains, c’est que trois personnes ont trouvé la mort, quatorze sont toujours à l’infirmerie, et un mess en parfait état a été réduit en petit-bois, tout cela parce que vos hommes n’appréciaient pas la vaisselle dans laquelle le repas était servi ?

Broklaw se tortilla sur une des chaises que j’avais fait apporter par Jurgen pour la réunion (je lui avais demandé de trouver les chaises les plus inconfortables possibles, car chaque petit détail compte lorsque vous tentez d’imposer votre autorité) mais la déconfiture du major n’était pas due exclusivement au mobilier. Kasteen tenta vainement de cacher une grimace narquoise, que je me proposai d’effacer de son visage sous peu.

— Ma foi, c’est peut-être une simplification quelque peu… commença-t-il.

— C’est exactement ce qui s’est passé, intervint Kasteen d’une voix acide. Je levai l’assiette. C’était de la porcelaine de bonne qualité, fine mais solide, et une des rares pièces récupérées intactes après l’émeute du mess. L’insigne régimentaire du 296e était clairement visible en plein centre. Je me tournai vers la tablette de données sur mon bureau, et compulsai longuement les rapports et les témoignages que j’avais collectés la semaine précédente.

— D’après ce témoignage, le premier coup a été porté par un certain caporal Bella Trebek, un membre du 296e avant la fusion. Je levai un sourcil interrogateur dans la direction de Kasteen.

— Le colonel souhaite-t-il faire un commentaire ?

— Elle a manifestement été provoquée, dit Kasteen, tout en perdant son sourire affecté, qui sembla flotter quelques instants dans les airs avant de sauter sur les lèvres de Broklaw.

— Exactement. Je hochai la tête avec approbation. Par le sergent Tobias Kelp. Qui, d’après ce qui est écrit ici, a jeté son assiette par terre en déclarant qu’il serait damné plutôt que de manger dans…

Je pris mon temps comme pour m’assurer que chaque mot de la déclaration serait scrupuleusement correct.

— …le service à thé des grandes occasions d’une bande de morues. Est-ce que cela vous semble un commentaire raisonnable et
justifié, major ?

Le sourire disparut à nouveau.

— Pas vraiment, non, dit-il, essayant manifestement de déterminer où cet interrogatoire allait nous mener. Mais nous ne connaissons pas encore toutes les circonstances.

— Je pense que les circonstances sont parfaitement claires, dis-je. Les soldats des anciens 296e et 301e régiments se détestent cordialement depuis la fusion. Dans ces circonstances, il était certain que l’utilisation du service à vaisselle de cérémonie du 296e allait être considérée comme une provocation par les éléments les plus stupides de l’ancien 301e.

À ces mots, Broklaw s’empourpra.

Bien, qu’il se mette donc en colère. La seule façon de sauver la situation était de se lancer dans des changements radicaux et cela n’avait aucune chance de marcher, à moins que je n’arrive à convaincre les officiers supérieurs de leur nécessité.

— Ce qui m’amène à une autre question, continuai-je dans la foulée. Qui a pu être assez stupide pour ordonner l’utilisation de ce service ?

J’adressai mon regard d’intimidation de commissaire numéro deux à Kasteen, avant de le reporter brutalement sur le jeune officier à sa droite.

— Lieutenant Sulla. C’était vous, n’est-ce pas ?

— C’était l’anniversaire de la fondation ! rétorqua-t-elle, ce qui me prit par surprise. Il n’arrivait pas souvent que des gens contre-attaquent à un regard numéro deux, mais je cachai mon étonnement avec l’aisance d’une longue pratique.

— Nous utilisons toujours la vaisselle régimentaire pour l’anniversaire de la fondation. C’est l’une de nos plus anciennes traditions.

— C’était. Broklaw intervint d’un air sarcastique. À moins que vous ne disposiez d’une bonne quantité de colle traditionnelle…

Les deux femmes se raidirent. Pendant un instant, j’eus peur de devoir arrêter une nouvelle émeute dans mon propre bureau.

— Major, dis-je en reprenant le contrôle. Je suis sûr que le 301e avait lui aussi ses propres traditions.

Ce qui s’appelle deviner sans risque car pratiquement tous les régiments célébraient d’une manière ou d’une autre l’anniversaire de leur première fondation.

Il commença à acquiescer, avant que l’emploi du passé ne fasse son chemin jusqu’à ses neurones et qu’une expression proche de l’appréhension apparaisse brièvement sur son visage. Je m’adossai à ma chaise qui, contrairement aux leurs, était très confortable, et pris l’air approbateur. C’est toujours une bonne idée de prendre les gens à contre-pied.

— Je suis bien aise de l’entendre. Ces traditions sont très importantes. Une part vitale de l’esprit de corps qui nous aide à obtenir les victoires que demande l’Empereur.

Kasteen et Broklaw acquiescèrent avec circonspection, presque au même moment. Bien. Nous avions au moins trouvé un point d’accord. Mais Sulla rougit violemment.

— Vous pourriez peut-être expliquer ça à Kelp et à ses tarés, dit-elle avec véhémence.

Je soupirai avec indulgence, et posai mon pistolet laser sur le bureau. Les yeux des officiers s’agrandirent légèrement. Broklaw exprimait une certaine anxiété, Kasteen une alarme difficilement contenue, et Sulla restait bouche bée.

— Merci de ne pas m’interrompre, lieutenant, dis-je avec douceur. Vous pourrez tous vous exprimer dans un instant.

Il y avait une réelle anxiété dans la salle maintenant. Je n’avais pas l’intention de tuer quiconque, bien entendu, mais ils n’allaient pas aimer du tout ce que j’avais à dire, et on n’est jamais trop prudent. Je souris, pour leur montrer que je n’avais pas de mauvaises intentions, et ils se détendirent un peu.

— Néanmoins, vous avez parfaitement illustré mon propos. Tant que les deux moitiés de ce régiment se considéreront comme des entités distinctes, le moral ne reviendra jamais. Ce qui signifie que vous n’êtes d’aucune utilité pour l’Empereur et un emmerdement pour moi. Je fis une pause suffisante pour leur laisser assimiler ce que je venais de dire.

— Est-ce que nous sommes au moins d’accord sur ce point ?

Kasteen acquiesça, regardant Broklaw dans les yeux pour la première fois depuis le début de la réunion.

— Je pense que oui, dit-elle, la question est, que peut-on y faire ?

— Bonne question, répondis-je. Je passai un fichier à travers le bureau. Elle le prit et Broklaw se pencha pour lire par-dessus son épaule.

— Nous pourrions commencer par intégrer les deux unités à l’échelle de l’escouade. À compter de ce matin, chaque escouade sera composée d’un nombre approximativement égal de membres des deux anciens régiments.

— C’est ridicule ! dit Broklaw avec brusquerie, quelques fractions de seconde après l’exclamation bien peu féminine de Kasteen. Les hommes ne l’accepteront jamais.

— Et les femmes non plus, renchérit Kasteen.

Jusque-là, tout allait bien. Les amener à faire cause commune contre moi était un premier pas vers une meilleure coopération.

— Il va bien falloir, dis-je, ce vaisseau est en route pour une zone de troubles potentiels. Nous pourrions être en situation de combat quelques heures après notre arrivée, et quand cela arrivera, chacun devra se fier au soldat à ses côtés, quel qu’il soit. Je ne veux pas voir mes propres hommes mourir parce qu’ils n’ont pas entièrement confiance dans leurs camarades. Alors ils vont s’entraîner et travailler ensemble jusqu’à ce qu’ils se comportent comme un régiment de la Garde Impériale, et pas comme des préadolescents. Ils combattront ensembles les ennemis de l’Empereur et j’attends d’eux qu’ils gagnent. Est-ce bien clair ?

— Parfaitement clair, commissaire. Les mâchoires de Kasteen étaient serrées. Je vais de ce pas réviser le SO&E[4].

— Il serait peut-être profitable que vous le fassiez avec l’aide du major, suggérai-je. À vous deux, vous devriez pouvoir sélectionner des équipes qui auront une chance raisonnable de tourner leurs armes plutôt vers l’ennemi que vers leurs camarades.

— Bien sûr, dit Broklaw, je serai ravi d’apporter mon aide.

Le ton de sa voix racontait une autre histoire, mais au moins les mots étaient conciliants. C’était déjà un début. Mais il n’allait sûrement pas aimer ce qui allait suivre.

— Ce qui m’amène à la nouvelle désignation du régiment.

Je m’étais attendu à une soudaine explosion à cette annonce, mais le trio d’officiers en face de moi se contenta de me fixer dans un silence stupéfait. Je pense qu’ils essayaient de s’auto-persuader qu’ils n’avaient pas vraiment entendu ce que je venais de dire.

— Le nom actuel insiste sur les divisions entre ce qui était le 296e et le 301e. Il nous en faut un nouveau, mesdames et monsieur, une identité unique sous laquelle nous pourrons marcher de conserve à la bataille, unis et résolus comme de vrais serviteurs de l’Empereur.

C’était pas mal trouvé et, pendant un moment, je crus même qu’ils allaient avaler ça sans faire plus d’histoire. Mais c’était compter sans l’autre jument de Sulla qui fit éclater le fragile consensus.

— Vous ne pouvez pas purement et simplement abolir le 296e !
Cria-t-elle. Et plusieurs siècles de hauts faits à la bataille !

— Si tant est que pourchasser des colons agités puisse être considéré comme une bataille. Broklaw avait mordu à l’hameçon. Le 301e a combattu les orks, les eldars, les tyranides…

— Oh, il y avait des tyranides sur Corania ? J’ai bien peur d’avoir été trop absorbée par ma couture pour m’en rendre compte ! La voix de Sulla était encore montée d’une octave.

— Fermez-la ! Tous les deux ! Le ton de Kasteen, calme mais ferme, interrompit net ses deux subordonnés. Je la remerciai d’un signe de tête, heureux de ne pas avoir à stopper la dispute moi-même, et agréablement surpris. Peut-être avait-elle les tripes pour faire un bon officier supérieur après tout.

— Écoutons ce que le commissaire veut nous dire avant d’inventer des objections.

— Merci colonel, dis-je avant de reprendre. Ce que je propose, c’est de prendre la date de la fusion comme nouvel anniversaire de fondation. J’ai demandé à l’astropathe du vaisseau de contacter le Munitorium, et ils sont d’accord sur le principe. Il n’y a actuellement aucun régiment servant sous le nom de 597e Valhalla, j’ai donc proposé que cela soit notre nouvelle identité.

— Deux cent quatre-vingt-seize plus trois cent un, je vois, Kasteen acquiesça, c’est bien trouvé.

Broklaw hochait maintenant la tête.

— Une façon élégante de préserver les identités de nos deux régiments, mais combinées en quelque chose de nouveau.

— Comme cela a toujours été mon intention, dis-je.

— Mais c’est scandaleux ! explosa Sulla, vous ne pouvez pas simplement effacer toutes traces d’un régiment !

— Le Commissariat donne à ses membres de larges pouvoirs discrétionnaires, dis-je avec douceur, la façon dont nous les interprétons dépend de notre jugement, et quelquefois de notre tempérament. Certains commissaires n’auraient pas pu résister à la tentation de décourager toute nouvelle dissension dans les rangs en utilisant la décimation, par exemple.

Ce qui était tout à fait exact. Bien peu d’entre nous auraient été aussi loin que de faire exécuter un sur dix des soldats sous ses ordres pour encourager les autres à obéir, mais il y en avait. Et si jamais un régiment avait mérité une telle sentence, c’était bien celui-ci, comme ses membres le savaient parfaitement. Ils avaient seulement de la chance d’être tombé sur Cain le héros et pas sur un maniaque de la gâchette. J’en ai rencontré un ou deux dans ma carrière et, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils n’ont pas une grande espérance de vie une fois que la fusillade commence. Je souris pour montrer que cela n’était pas dans mes intentions.

— Si la nouvelle désignation est inacceptable, ajoutais-je, celle de 48e légion pénale est également disponible, m’a-t-on dit.

Sulla blêmit. Kasteen sourit d’un air pincé, pas très sûre de savoir si j’étais sérieux ou non.

— Le 597e me semble parfait, dit-elle. Major Broklaw ?

— Un excellent compromis. Il hochait lentement la tête, laissant cette idée infuser. Certains parmi les hommes vont râler, mais si un régiment a jamais eu besoin d’un nouveau départ, c’est bien celui-là.

— Qu’il en soit ainsi, conclut Kasteen. Les deux officiers se regardaient avec un respect tout nouveau. C’était également un très bon signe.

Seule Sulla semblait encore déçue. Broklaw le remarqua et attira son attention.

— Haut les cœurs, lieutenant, dit-il, cela signifie que l’anniversaire de notre nouvelle fondation sera le… Il fit une pause infime, me jetant un coup d’œil pour que je confirme pendant qu’il calculait.

— 258.

J’acquiesçai.

— Vous avez presque huit mois pour vous inventer de nouvelles
traditions.

Évidemment, les changements que j’avais imposés ne passèrent pas très bien avec les hommes du rang, du moins au début, et j’apparus comme le principal responsable. Mais je ne m’étais jamais attendu à être populaire ; depuis ma sélection pour l’entraînement de commissaire je savais bien que je ne pouvais guère m’attendre qu’à du ressentiment et à de la suspicion de la part des soldats sous mes ordres. Ma réputation ayant depuis fait boule de neige, c’est de moins en moins le cas, mais à l’époque, je pouvais encore considérer ce fait comme une certitude.

Toutefois, l’organisation que j’avais insisté pour mettre en place commença petit à petit à porter ses fruits et les exercices auxquels les escouades durent s’astreindre les amenèrent à penser à nouveau comme des soldats. J’instaurai un prix hebdomadaire pour le peloton le plus efficace du régiment, consistant en un après midi de quartier libre, et doublai les rations de bière pour les membres de l’escouade la plus disciplinée. Cela aida considérablement. Je fus certain d’avoir passé un cap le matin où j’entendis les membres d’une des nouvelles escouades mixtes discuter ensemble dans le mess fraîchement repeint, au lieu de se séparer en deux groupes comme ils le faisaient auparavant, et se congratuler sur leur classement supérieur à celui d’un peloton rival. De nos jours, parait-il, la « Tournée de Cain » est toujours une tradition honorée dans le 597e et la compétition pour la double ration de bière toujours très disputée. Tout bien considéré, on peut laisser des souvenirs bien pires que celui-ci.

Le seul problème qu’il me restait à résoudre était la question des responsables de l’émeute du mess. Kelp et Trebek étaient dedans jusqu’au cou, il n’y avait aucun doute là-dessus, ainsi qu’une poignée d’autres qui avaient été identifiés comme cause principale des morts et des blessés. Mais jusque-là, j’avais écarté la question des inévitables punitions. Les réformes d’envergures que j’avais instiguées, et leur effet positif sur le moral des troupes, étaient encore fragiles et je n’osai pas risquer de les remettre en cause en ordonnant des exécutions.

Je fis donc ce que tout homme sensé dans ma situation aurait fait, je traînai des pieds sous le prétexte de conduire une enquête approfondie, gardai les présumés coupables enfermés dans un coin où, avec un peu de chance, tout le monde les oublierait dans l’agitation générale, et attendit avec espoir qu’une solution apparaisse. C’était un bon plan, et il aurait sûrement pu fonctionner, au moins jusqu’à ce que nous arrivions dans une zone de combat quelque part et que je puisse les réaffecter à une unité combattante ou les faire transférer là où personne n’avait entendu parler d’eux, s’il n’y avait pas eu mon excellent ami le capitaine Parjita.

Techniquement, il avait parfaitement le droit de me demander des copies de tous les rapports que j’avais compilés et je n’avais jamais imaginé qu’il puisse y avoir le moindre risque à les lui laisser consulter. Ce que j’avais oublié, c’est que le Juste Courroux n’était pas seulement un ensemble de couloirs, de cabines et de salles d’entraînement ; c’était son vaisseau, et il était l’autorité suprême à bord. Deux de ses prévôts comptaient au nombre des morts et il n’était certainement pas du genre à passer l’éponge et à laisser les coupables s’en sortir. Il voulait une cour martiale extraordinaire pour ces soldats pendant que nous étions encore à bord et qu’il pourrait s’assurer d’une punition exemplaire.

— Je sais que vous voulez être consciencieux, me dit-il, un soir alors que nous installions le plateau de régicide, mais franchement, Ciaphas, je pense que vous en faites trop. Vous connaissez les coupables. Faites-les fusiller, et qu’on en finisse.

Je secouai la tête avec regret.

— Et qu’est-ce que ça réglerait ? demandais-je, est-ce que cela ramènerait vos hommes à la vie ?

— Là n’est pas la question ! Il tendit ses deux poings vers moi, une pièce du jeu dans chaque main. Je choisis la gauche et découvris que je jouais bleu. Un léger désavantage tactique, mais je savais pouvoir le contrebalancer facilement. Le régicide n’est pas mon jeu favori pour être franc (donnez-moi plutôt un paquet de cartes et une pleine table d’idiots avec plus d’argent que d’intelligence) mais cela passait le temps agréablement.

— Il ne peut y avoir aucun autre verdict. Et chaque jour que vous laissez passer, ces saloperies encombrent mes cellules, mangent mes rations, respirent mon air…

Il commençait à se laisser emporter par l’émotion. Je me mis à
suspecter qu’il y avait peut-être eu plus qu’une simple relation hiérarchique entre lui et l’un des prévôts décédés
[5].

— Croyez-moi, dis-je, rien ne me ferait autant plaisir que de tirer un trait sur toute cette triste affaire. Mais la situation est compliquée. Si je les avais fait fusiller, le régiment entier aurait pu se révolter à nouveau. Le moral commence tout juste à revenir.

— J’en suis bien conscient, Parjita hocha la tête, mais ce n’est pas mon problème. J’ai un équipage dont je dois tenir compte et ils veulent voir leurs camarades vengés. Il avança sa première pièce.

— Je vois.

J’avançai une de mes propres pièces, jouant la montre dans toutes les parties en cours.

— Dans ce cas, il est grand temps que justice soit faite.

— Êtes-vous fou ? Kasteen me regardait par-dessus le bureau, tout en essayant d’ignorer la présence de Jurgen qui rangeait des rapports de routine dont je n’avais pas envie de m’occuper.

— Si vous les condamnez maintenant, nous nous retrouverons à zéro. Trebek est très populaire dans le… elle jeta un coup d’œil en coin à Broklaw, assis à côté d’elle, et modifia la remarque qu’elle s’apprêtait à faire, auprès de certains soldats.

— C’est également le cas de Kelp. Broklaw se précipita à sa rescousse. Exactement la réaction que j’espérais ; maintenant que le régiment commençait à fonctionner comme il le devait, Kasteen et Broklaw s’étaient glissés dans leurs rôles de commandant et d’officier en second aussi facilement que si les tensions initiales n’avaient jamais existé. Enfin, jusqu’à un certain point tout de même ; il y avait encore une politesse guindée de temps en temps, qui trahissait leurs efforts, mais ils étaient sur la bonne voie. Et pour être honnête, c’était mille fois mieux que tout ce que j’aurais pu espérer à ma première descente de la navette.

— Je suis bien d’accord, dis-je. Merci, Jurgen.

Mon aide de camp venait d’apparaître à mon côté, un pot de tanna à la main, comme il en avait pris l’habitude lorsque je me trouvais à mon bureau à cette heure de la matinée.

— Pourriez-vous amener deux tasses supplémentaires ?

— Tout de suite commissaire. Il s’éloigna pendant que je versai
l’infusion, et je poussai le plateau sur le bord du bureau. La vapeur, chaude et aromatique, me relaxa comme elle le faisait toujours.

— Pas pour moi, merci, dit Broklaw en toute hâte lorsque Jurgen réapparut, une paire de tasses propres tenue négligemment par les bords entre un index et un pouce plus que douteux. Kasteen pâlit quelque peu, mais accepta la boisson. Elle la laissa sur le bord du bureau, devant elle, prenant la tasse de temps en temps, pour ponctuer ses interventions dans la conversation, mais sans jamais vraiment aller jusqu’à boire la première gorgée. J’étais impressionné. Elle aurait fait un bon diplomate si elle n’avait pas été si scrupuleusement honnête.

— Le problème, continuai-je, est que le capitaine Parjita est l’autorité suprême à bord de ce vaisseau, et qu’il a absolument le droit d’exiger une cour martiale. Si nous la lui refusons, il aura beau jeu d’user du
privilège de son commandement et de les faire fusiller de toute façon. Ce qui est hors de question.

— Alors que suggérez-vous ? me demanda Kasteen, reposant sa tasse après une nouvelle gorgée avortée. Après tout, la discipline régimentaire est de votre responsabilité.

— Précisément. Je pris une gorgée de ma propre tisane, savourant l’arrière-goût un peu amer, et hochai la tête. Et j’ai réussi à le convaincre qu’il m’est impossible de laisser malmener cette autorité si nous souhaitons vraiment redevenir une unité combattante viable.

— Vous avez réussi à l’amener à un compromis ? demanda Broklaw, comprenant immédiatement où je voulais en venir.

— En effet.

J’essayai de ne pas paraître trop content de moi.

— Il aura sa cour martiale et pourra la conduire lui-même selon les règlements de la Flotte. Mais une fois leur culpabilité reconnue, il devra les remettre au Commissariat pour l’exécution de la sentence.

— Mais cela ne change rien. Kasteen était visiblement perdue. Vous les ferez fusiller, et la discipline disparaîtra dans le Warp, une fois de plus.

— Peut-être pas, dis-je en prenant une nouvelle gorgée de tanna. Pas si nous faisons attention.

J’ai vu plus que mon content de tribunaux au cours des années, je me suis même retrouvé devant en certaines occasions, mais si j’ai appris une chose, c’est celle-ci : il est très facile d’en obtenir le résultat que vous recherchez. Le truc, c’est d’énoncer vos arguments aussi clairement et concisément que possible et, surtout, de faire en sorte que les juges soient de votre côté.

Il y a de nombreuses manières de s’en assurer. La corruption et les menaces sont bien sûr les plus évidentes, mais il vaut mieux généralement vous en abstenir, surtout si vous êtes susceptible d’attirer l’attention des inquisiteurs, car ils sont meilleurs que vous à ce petit jeu, et ont tendance à concevoir un certain ressentiment contre ceux qui utilisent leur propres méthodes[6].

Par ailleurs, ce genre de chose tend à laisser des traces d’animosité qui peuvent revenir vous perturber plus tard. Selon mon expérience, il est bien plus efficace de s’assurer que les autres membres du tribunal sont d’honnêtes crétins, aussi dénués d’imagination que dotés d’un solide sens du devoir et d’une non moins solide collection de préjugés sur lesquels vous appuyer pour obtenir la sentence souhaitée. Et s’ils sont persuadés que vous êtes un héros, c’est encore mieux.

C’est pourquoi lorsque Parjita annonça son verdict de culpabilité dans tous les chefs d’accusation et se tourna vers moi avec une grimace d’autosatisfaction, ma stratégie était prête depuis longtemps. La salle d’audience, un carré habituellement utilisé par les officiers de rangs subalternes converti en toute hâte, fit silence.

Il y avait cinq prévenus dans le box. Bien moins que ce qu’espérait Parjita, mais j’avais réussi à le convaincre, dans l’intérêt supérieur de la justice et pour limiter les dégâts, de me laisser traiter directement la plupart des cas les moins graves. Ceux qui s’étaient rendus coupables de délits mineurs avaient été rétrogradés, fouettés, ou assignés au nettoyage des latrines pour une durée quelconque, puis réintégrés en toute sécurité dans leurs unités où, dans le processus mental incompréhensible des soldats, j’étais devenu la personnification de la justice et de la miséricorde. Le tout, grandement aidé par un judicieux travail de communication de la part des officiers supérieurs qui avaient laissé entendre que Parjita était fermement décidé à décréter une exécution massive et que j’avais usé, ces dernières semaines, de chaque parcelle de mon autorité de commissaire afin d’obtenir la clémence pour la majorité, victorieux au final malgré des chances bien minces. Le résultat, largement aidé par ma réputation, était qu’une douzaine de fauteurs de troubles avaient rejoint les rangs tranquillement, presque reconnaissants des punitions qu’ils avaient reçues, et que le moral était resté aussi haut que possible dans tout le régiment.

Le problème qu’il me restait à résoudre était celui des criminels endurcis, coupables sans aucun doute possible de meurtre ou de tentative de meurtre. Ils étaient cinq face à la cour, inquiets et pleins de ressentiment.

Trois d’entre eux m’étaient déjà familiers, après la bagarre dans le mess. Kelp était le grand costaud que j’avais vu se faire poignarder, et Trebek, sans surprise, le petit bout de femme qui l’avait presque éventré. Ils étaient assis à chaque extrémité du banc des accusés, leurs regards furieux fixés autant l’un sur l’autre que sur Parjita ou moi. S’il n’y avait eu leurs menottes, aucun doute qu’ils se seraient immédiatement sautés à la gorge. Au centre, se trouvait le jeune soldat que j’avais vu égorger un prévôt avec une assiette brisée ; son dossier m’avait appris qu’il s’appelait Tomas Holenbi et j’avais dû y regarder à deux fois pour me convaincre qu’il s’agissait bien du même homme. Il était petit, maigre, les cheveux roux mal coiffés, le visage plein de taches de rousseur et il avait passé presque tout le procès l’air perdu et au bord des larmes. Si je n’avais pas été témoin par moi-même de son accès de rage homicide, je ne l’aurais jamais cru capable d’une violence aussi insensée. Touche finale d’ironie, ce n’était pas un soldat de première ligne… mais un membre du staff médical !

Entre lui et Trebek se tenait une autre femme soldat, une certaine Griselda Velade. C’était une brune bien charpentée, et clairement dans ses petits souliers. Seule du groupe à être accusée du meurtre d’un de ses propres camarades, elle avait toujours clamé qu’elle voulait seulement le repousser ; c’était par une malchance incroyable qu’elle lui avait écrasé le larynx, le laissant suffoquer étendu sur le sol du mess. Parjita, faut-il le préciser, n’en avait pas cru un mot, ou bien n’avait rien à faire que le meurtre soit ou non intentionnel ; il voulait seulement autant de Valhallas que possible en face d’un peloton d’exécution.

De l’autre côté d’Holenbi se trouvait Maxim Sorel, un homme grand, élancé, aux cheveux blonds coupés court et au regard froid de tueur. Sorel était tireur d’élite, spécialiste du laser long, habitué à tuer à distance sans plus d’émotion que s’il écrasait un insecte. Parmi eux, c’était le seul qui me faisait courir un frisson dans le dos. Les autres s’étaient laissés emporter par l’hystérie sanguinaire collective et n’étaient plus vraiment responsables de leurs actions passé un certain point, mais Sorel, lui, avait enfoncé un couteau entre les joints de l’armure d’un prévôt, simplement parce qu’il n’avait vu aucune raison de ne pas le faire. La dernière fois que j’avais plongé les yeux dans un regard de ce genre, il appartenait à un tourmenteur eldar.

— S’il ne tenait qu’à moi, avait continué Parjita, je vous ferais tous fusiller immédiatement.

Je regardai à nouveau la ligne de prisonniers et notai leurs réactions. Kelp et Trebek le fixaient d’un air provoquant, comme pour le défier de mettre sa menace à exécution. Holenbi cligna des yeux, et avala sa salive. Velade eu un haut-le-cœur et mordit sa lèvre inférieure alors que sa respiration s’accélérait. À ma grande surprise, Holenbi se pencha vers elle et lui pressa la main pour la rassurer. C’est vrai qu’ils avaient passé les dernières semaines dans des cellules voisines, ils avaient donc eu le temps de faire connaissance. Sorel cligna des yeux avec une absence si totale de réaction émotionnelle qu’il me fit frissonner.

— Quoi qu’il en soit, continua le capitaine, le commissaire Cain a réussi à me persuader qu’il est de la compétence du Commissariat de maintenir la discipline parmi la Garde Impériale et m’a présenté la requête qu’il lui soit permis de prononcer la sentence selon les règles militaires plutôt que celles de la Flotte. Il me fit un signe de tête cordial.

— Commissaire. Ils sont à vous.

Cinq paires d’yeux se tournèrent vers moi. Je me levai lentement, le regard fixé sur la tablette de données posée devant moi.

— Merci capitaine. Je me tournai vers le trio de silhouettes en uniformes noirs assis à mes côtés.

— Et merci à vous, commissaires. Vos conseils en la matière m’ont été d’une aide précieuse. Trois têtes hochèrent solennellement dans ma direction.

C’était ça le truc, vous voyez. Mes contacts précédents avec les autres commissaires s’étaient finalement avérés fructueux, me permettant de déterminer ceux d’entre eux les plus susceptibles d’être persuadés par mes arguments. Une paire de jeunots à peine sortis des cadets, et un vétéran blanchi sous le harnais qui avait passé la plus grande part de sa vie sur le champ de bataille. Et tous flattés au-delà du possible d’être dans la confidence du célèbre Ciaphas Cain. Je me tournai vers les prisonniers.

— Les devoirs d’un commissaire sont souvent difficiles, dis-je. Les règles sont là pour être respectées, et la discipline appliquée. Et les règles prescrivent la peine capitale en cas de meurtre, sauf dans le cas de circonstances atténuantes. Circonstances que, je dois bien l’avouer, j’ai essayé de trouver au mieux de mes capacités.

Je les tenais suspendus à mes lèvres et dans le silence de la salle, les ventilateurs des conduits d’aération faisaient pratiquement autant de bruit qu’un moteur de chimère.

— Et à mon grand regret, sans succès.

Presque tous les poumons présents inspirèrent profondément. Parjita grimaça triomphalement, sûr désormais d’obtenir la vengeance sanglante qu’il souhaitait ardemment.

— Toutefois… continuai-je, après une pause infime.

Le capitaine fronça les sourcils, et une lueur d’espoir apparut sur le visage de Velade.

— Comme mes estimés collègues le confirmeront sans aucun doute, l’un des plus lourds fardeaux à porter pour un commissaire est de
s’assurer que les règles soient respectées, non seulement dans la lettre, mais aussi dans l’esprit. Et c’est avec ce souci en tête que j’ai pris la liberté de les consulter pour étudier une interprétation possible de ces règles qui puisse résoudre mon dilemme.

Je me tournai vers le petit groupe de commissaires d’un air théâtral, profitant de l’occasion pour bien montrer que ce n’était pas moi qui allait priver Parjita de son peloton d’exécution, mais le Commissariat tout entier.

— De nouveau, messieurs, je vous remercie. Non seulement en mon nom, mais au nom du régiment avec lequel j’ai l’honneur de servir.

Je me tournai vers Kasteen et Broklaw, qui observaient les débats depuis le côté de la salle, et m’inclinai également vers eux. J’en faisais des tonnes, je l’admets volontiers, mais j’ai toujours aimé être le centre de toutes les attentions, du moins tant que cela n’implique pas une quelconque fusillade.

— La première préoccupation d’un commissaire doit toujours être le bon fonctionnement de l’unité à laquelle il est rattaché, dis-je et, par extension, l’efficacité de la Garde Impériale tout entière. C’est une lourde responsabilité mais nous sommes fiers de la porter au nom de l’Empereur.

Sous la flagornerie, les autres commissaires acquiescèrent, emplis d’autosatisfaction.

— Et cela signifie que j’ai toujours des réticences à sacrifier la vie d’un soldat entraîné, à moins que ce ne soit le seul moyen d’obtenir pour l’Empereur les victoires qu’Il désire.

— J’imagine que vous allez arriver à une conclusion à un moment ou à un autre ? intervint Parjita. J’acquiesçai comme s’il m’avait rendu service, et non pas interrompu le flot oratoire que j’avais passé la matinée à répéter en face de mon miroir.

— En effet, j’y arrive, dis-je, et cette conclusion est la suivante. Mes collègues et moi-même (pas de mal à rappeler à tout un chacun que ceci était un consensus soigneusement arrangé, pas seulement mon fait) ne voyons aucune raison pour simplement exécuter ces soldats. Leur mort ne contribuera en rien à notre victoire.

— Mais, les règles… commença Parjita.

Cette fois, c’était mon tour de le couper en plein élan.

— …spécifient la mort comme peine pour ces crimes. Elles ne précisent pas que cette mort doive être immédiate.

Je me tournai vers la rangée de prisonniers désorientés et pleins
d’appréhension.

— Le jugement du Commissariat est que vous soyez tous gardés sous les verrous jusqu’à ce qu’il soit possible de vous transférer dans une légion pénale où une mort honorable sur le champ de bataille vous sera certainement accordée au cours du temps. Dans l’intérim, si une mission particulièrement dangereuse devait se présenter, vous auriez l’honneur de vous porter volontaire. Dans les deux cas, vous aurez
l’opportunité de vous racheter aux yeux de l’Empereur.

Je parcourus à nouveau des yeux le petit groupe miteux. Kelp et Trebek, leur agressivité sapée par la surprise, Holenbi, de plus en plus dérouté par le tour pris par les événements, Velade pleurant presque de soulagement, et Sorel… toujours cette absence d’expression, comme si rien de tout cela n’avait eu d’importance.

— Rompez !

J’attendis qu’ils fussent sortis, escortés par les matraques énergétiques des prévôts, et me tournai vers Parjita.

— Cela vous satisfait-il, capitaine ?

— Je suppose qu’il faudra bien, dit-il amèrement.

— Félicitations, commissaire.

Kasteen leva un verre d’amasec pour porter un toast à ma victoire, et le mess entra en éruption autour de moi. Je souris modestement, et me dirigeai vers la table des officiers supérieurs, pendant qu’hommes et femmes de troupe applaudissaient, criaient et chantaient mon nom, se comportant comme si l’Empereur lui-même était venu leur rendre une petite visite. Je m’attendais presque à ce que certains me tapent dans le dos, mais le respect pour mon uniforme, ou une réticence compréhensible às’approcher trop près de Jurgen, qui comme toujours, était sur mes talons, ou un mélange des deux, les retint. Une fois arrivé à ma chaise, entre Kasteen et Broklaw, je levai les mains pour demander le silence et le calme se fit peu à peu dans la salle.

— Merci à tous, dis-je, en injectant juste le bon niveau de tremblement dans ma voix pour suggérer une émotion violente difficilement contenue.

— Vous me faites trop d’honneur pour avoir seulement fait mon travail.

Le chœur de négation et d’adulation que j’attendais se fit entendre.

— Bon, si vous insistez…

J’attendis que la vague d’hilarité s’éteigne d’elle-même.

— Pendant que j’ai l’attention de tous ; et c’est une grande nouveauté pour un officier politique…

Encore des rires ; ils me mangeaient dans la main désormais.

Je les invitai à nouveau au silence, adoptant une attitude un peu plus sérieuse.

— J’aimerais, moi aussi, présenter mes félicitations. Dans le peu de temps où j’ai servi avec ce régiment, vous avez tous largement dépassé mes espoirs les plus optimistes. Les dernières semaines ont été difficiles pour nous tous, mais je peux dire en toute confiance que je n’ai jamais servi avec un corps de troupe aussi bien préparé au combat, et aussi capable de remporter la victoire quand le temps viendra.

En toute confiance, certainement. Mais en toute franchise ? C’était autre chose. L’important, c’était que ma déclaration ait eu l’effet désiré. Je pris mon verre sur la table et portai un toast.

— Aux glorieux débuts du 597e !

— Au 597e ! Braillèrent en chœur hommes et femmes, emportés par une émotion à deux crédits et une rhétorique qui ne valait pas plus.

— Bien joué, commissaire, murmura Broklaw, alors que je m’asseyais.

Les cris étaient encore assourdissants.

— Je crois que vous avez enfin fait de nous un vrai régiment.

En réalité, j’avais fait quelque chose de bien plus important que cela. Je m’étais taillé une image populaire parmi les troupes, ce qui signifiait qu’elles me protégeraient si j’avais un jour la maladresse de m’approcher un poil trop près d’un champ de bataille. En faire une force de combat efficace était juste un bonus utile.

— Je n’ai fait que mon travail, dis-je avec autant de modestie que possible. C’était exactement ce qu’ils s’attendaient à entendre. Et ils le gobèrent en chœur.

— Et juste dans les temps, ajouta Kasteen. Je gardai une expression impassible, mais sentis ma bonne humeur commencer à s’évaporer.

— Nous avons reçu nos ordres ? demanda Broklaw. Le colonel hocha la tête, picorant dans sa salade d’adeven.

— Une boule de poussière perdue appelée Gravalax.

— Jamais entendu parler, répondis-je.