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NEUF

« Les choses sont rarement telles qu’elles paraissent. Selon mon expérience, elles sont généralement bien pires »

— Inquisiteur Titus Drake

Il va sans dire que, vu ma profession, j’ai eu plus que mon compte de mauvaises surprises. Mais découvrir que la femme que j’avais essayé d’impressionner pendant toute une soirée avec mes spéculations oiseuses sur des événements dont elle était partie prenante était en réalité un inquisiteur en mission secrète arrivait en tête de liste. Ajoutez à cela que cette femme était loin de me laisser indifférent (dans la faible mesure où ce genre de chose peut m’affecter[32]). Et comme si tout cela n’était pas déjà assez gênant, son expression d’amusement indulgent devant ma complète stupéfaction accroissait mille fois ma déconfiture.

— Mais je pensais… qu’Orelius… bredouillai-je de manière incohérente, même pour moi-même.

Amberley riait pendant que le Salamander traçait sa route dans les rues, en direction du camp fortifié où Zyvan avait établi le QG de notre force expéditionnaire. Dans mon oreillette, je pouvais entendre la fusillade qui continuait à Hauteville. Sulla avait manifestement fait quelque chose de stupide mais nous étions en passe de vaincre avec des pertes suffisamment légères pour que les opérations se passent de mon intervention, aussi avais-je ordonné à Jurgen de nous ramener au camp aussi vite que possible. Rakel et Orelius avaient besoin d’une intervention médicale de toute urgence, ce qui me donnait une excuse en or, et je me disais qu’il était de mon devoir d’escorter l’inquisiteur en sécurité toutes affaires cessantes.

Je ne savais pas encore que j’allais être amené à la côtoyer de très près avant de quitter Gravalax, ni que cette affaire n’était que le début d’une collaboration, longue et mouvementée, qui allait me mettre en danger de mort un peu trop souvent pour mon goût. Je me dis parfois que si j’avais soupçonné son identité lors de notre première rencontre, j’aurais tout simplement quitté la pièce et évité ainsi les horreurs qui allaient suivre dans les décennies suivantes. Mais en définitive, si c’était à refaire, je ne changerais rien : sa compagnie, dans les rares occasions où j’ai pu l’apprécier sans restriction, fit plus que compenser les moments où je me retrouvais à fuir pour sauver ma vie ou confronté à une mort affreuse. Aussi incompréhensible que cela puisse paraître, si vous la connaissiez, vous penseriez comme moi[33].

— Orelius ? Elle se cramponna lorsque Jurgen nous fit prendre un virage que la plupart des conducteurs auraient abordé à une vitesse moitié moindre. Il me donne un coup de main à l’occasion, elle sourit de nouveau. Au fait, vous l’avez beaucoup impressionné à la soirée du gouverneur.

— Alors, c’est aussi un inquisiteur ? demandai-je, la tête toujours embrouillée.

Le rire d’Amberley pétilla comme l’eau coulant sur les galets. Elle secoua la tête.

— Empereur miséricordieux, non. C’est un libre-marchand. Qu’est-ce qui a bien pu vous mettre en tête que c’était un inquisiteur ?

— Juste quelque chose qu’un ami m’avait dit, répondis-je, et je me jurai que c’était la dernière fois que je prenais pour argent comptant ce que Divas me racontait. A posteriori, il n’était pourtant pas si loin de la vérité, et puis ce n’était pas de sa faute si j’avais une imagination débridée.

— Et le barbu ? Je désignai le scribe qui, penché sur le compartiment du conducteur, poursuivait avec Jurgen sa discussion enthousiaste sur les détails techniques de la maintenance des Salamanders.

— Caractacus Mott, mon savant, elle sourit avec tendresse, une mine d’informations… quelquefois utiles.

— J’ai déjà rencontré les autres, dis-je.

Je désignai Rakel, qu’Orelius, armé d’un médikit, tentait de soigner de son mieux, malgré son bras blessé.

— Qu’est-ce qu’elle a, exactement ?

— Je ne sais pas trop, répondit Amberley avec un froncement de sourcils. Ce qui, j’allais le découvrir plus tard, n’était pas entièrement vrai. Elle se doutait de quelque chose, mais il allait encore falloir quelque temps pour que la vérité sur Jurgen apparaisse au grand jour.

En bref, nous atteignîmes le quartier général sans plus d’incident, et chacun partit vaquer à ses occupations. Amberley suivit le toubib pour s’assurer que ses compagnons seraient bien soignés (encore que, comme j’allais moi-même m’en apercevoir par la suite, avoir un inquisiteur qui vous tourne autour n’aide pas précisément à se concentrer pour suturer une plaie ou autre chose du même genre). Je décidai de prendre une douche et de me changer mais je sentais encore un peu la fumée quand Broklaw et les autres revinrent, pleins d’enthousiasme.

— Vous vous êtes distingué à ce qu’on m’a dit, le congratulai-je à sa descente de la Chimère. Il acquiesça, toujours sous l’effet de l’adrénaline.

— On a nettoyé le nid entier. Et presque sans perte. Il se retourna pour rendre son salut à Sulla, dont le visage luisait comme si elle revenait d’un rendez-vous galant.

— Bien joué, lieutenant. C’était chaud !

— Je me suis seulement demandée ce que le commissaire Cain aurait fait à ma place, dit-elle. Pour l’instant, je n’avais aucune idée de ce dont ils parlaient, mais j’imaginais qu’elle s’était distinguée d’une manière ou d’une autre et j’essayai de prendre l’air flatté. Il s’avéra par la suite qu’elle s’était lancée dans une action aussi rocambolesque que stupide qui avait failli la faire tuer mais, comme les soldats voyaient en elle le héros du jour, tout était pour le mieux. En plus, comme c’était exactement le genre de connerie que l’on s’attendait à me voir faire, il m’aurait été difficile de la réprimander pour ça lorsque je reçus le rapport.

— Et vous avez fait le contraire j’espère ? dis-je avant de lever les sourcils devant son expression. C’était une blague, lieutenant ! Je suis sûr que quelle que soit la décision que vous ayez prise, c’était la bonne dans ces circonstances.

— Je l’espère, dit-elle, puis, après avoir salué de nouveau, elle partit au trot s’occuper des blessés de son peloton. Broklaw la regarda partir avec une expression pensive.

— Après tout, ça a marché. Ca a même probablement sauvé pas mal de vies. Mais bon…, il haussa les épaules. Enfin… on finira sûrement par en faire quelque chose, si elle arrive à ne pas se faire tuer avant.

À l’époque, aucun d’entre nous n’aurait pu deviner à quel point il avait raison sur ce coup-là. Effectivement, Sulla irait loin. Comme on dit, c’est toujours ceux dont on se méfie le moins[34]

Après avoir échangé encore quelques mots, Broklaw partit faire son rapport à Kasteen et je me mis à la recherche d’un verre.

Je le trouvai dans une alcôve discrète de l’arrière-salle de l’Aile d’Aigle. L’endroit était presque désert, un contraste déprimant par rapport à ma dernière visite ici en compagnie de Divas. Je supposai qu’il était peut-être encore un peu tôt dans la soirée et, de toute façon, la solitude convenait très bien à mon humeur du moment. Lors de mon court trajet jusqu’au bar, j’avais remarqué que les rues étaient d’un calme inhabituel. Les quelques civils que j’avais croisés semblaient nerveux et s’éloignaient de moi en toute hâte à la vue de mon uniforme. Notre démonstration de force contre les rebelles à Hauteville avait mis tout le monde à cran et les sentiments anti-impériaux semblaient avoir gagné du terrain.

Je ne peux pas dire que je les en blâmais entièrement. Si j’avais été un Gravalaxien, j’aurais certainement pensé que les tau avaient beau être bleus, chauves et cinglés, ils n’avaient pas fait sauter tout un quartier de la ville, eux. Si cela avait été possible, mon opinion sur Grice aurait encore baissé pour nous avoir demandé d’intervenir.

Lorsque l’amasec commença à faire effet, je me retrouvai à ruminer les événements de l’après-midi : frôler la mort de trop près a cet effet sur moi, je me mets à contempler ma propre mortalité et je m’interroge sur les raisons de faire ce job où je risque de me faire tuer à peu près en permanence. La réponse, bien sûr, c’est que je n’ai pas eu le choix : les évaluateurs de la Schola Progenium ont décidé que j’étais du bois dont on fait les commissaires, et hop, emballez, c’est pesé[35] !

Je commençais juste à me vautrer dans un confortable mélange de cafard et d’auto-apitoiement, lorsqu’une ombre se pencha sur moi et qu’une voix mélodieuse demanda :

— Ca ne vous gêne pas si je me joins à vous ?

Comme vous devez vous en être rendu compte à la lecture de ces mémoires, je n’ai en général rien contre une compagnie féminine. Pourtant, à ce moment précis, je demandais juste qu’on me fiche une paix royale, pour pouvoir remâcher à mon aise l’injustice de l’univers à mon égard, à travers les brumes de l’alcool. C’est bien parce qu’il n’est jamais très bon de se montrer impoli avec un inquisiteur que j’esquissai un geste de bienvenue en direction du siège de l’autre côté de la table, tout en masquant ma surprise de mon mieux. Je notai qu’elle aussi avait trouvé le temps de se rafraîchir et de se changer pour une robe d’un gris brumeux qui la mettait particulièrement à son avantage.

— Je vous en prie.

J’agitai la main en direction de la serveuse, qui sembla vaguement déçue en venant prendre notre commande.

— Deux autres, s’il vous plaît.

— Merci.

Amberley goûta délicatement le breuvage, une petite moue trahissant son opinion sur sa qualité, avant de reposer son verre sur la table et de me regarder d’un air interrogatif. J’essayai de me détacher des profondeurs bleues de son regard puis décidai que je ne le souhaitais pas tant que ça, après tout.

— Vous êtes un homme remarquable, commissaire.

— C’est ce qu’on m’a dit…, j’attendis un battement de cœur avant de sourire. Bien que je n’arrive pas à m’en rendre compte par moi-même.

Les coins de la bouche d’Amberley se relevèrent, avec ce que j’estimais être un amusement sincère.

— Oh oui, le numéro du héros modeste ! Vous pouvez laisser tomber, ça ne marche pas avec moi.

Elle avala le reste de son verre d’un coup et agita la main pour un second, ce qui me laissa bouche bée comme un idiot.

— Qu’allez vous essayer ensuite ? « Je ne suis qu’un humble soldat » ou bien « Croyez moi, je suis un fidèle serviteur de l’Empereur » ?

— Je ne suis pas bien sûr de comprendre ce que vous insinuez… commençai-je, mais elle me coupa en riant.

— Ooh, l’indignation vertueuse, maintenant ! Celle-là je ne l’avais pas vue depuis bien longtemps.

Elle se servit dans le bol de cacahuètes, une variété locale que je n’arrivais pas à identifier, et me fit un sourire plein de malice.

— Détendez-vous, commissaire, je vous fais marcher.

C’est ça, pensai-je, et tu me fais remarquer par la même occasion que tu peux repérer tous les petits trucs de manipulation de mon répertoire. Cette réflexion devait être visible sur mon visage car ses yeux s’adoucirent.

— Vous pourriez essayer d’être vous-même, vous savez.

La pensée était terrifiante. J’avais passé si longtemps à me cacher derrière des masques que je me demandais s’il existait encore un vrai Ciaphas en dessous, ou juste un petit noyau frémissant d’égocentrisme. C’est alors qu’une pensée encore plus terrifiante me vint : elle pouvait lire en moi ! Tout ce que j’avais tenu caché sur ma réputation usurpée lui était accessible, ainsi qu’à l’Inquisition… Par les tripes de l’Empereur !

— Du calme, je ne suis pas un psyker. Seulement très douée pour percer les gens à jour.

Sous ses yeux, dans lesquels dansait encore cette lueur d’amusement, je me laissai couler au fond de mon siège, sans même tenter de dissimuler mon soulagement.

— Quoi que vous ayez peur que je découvre, c’est toujours secret, et ça le restera. À moins que vous ne me donniez une bonne raison de commencer à chercher ce que c’est.

— Je ferai de mon mieux pour que cela n’arrive pas, promis-je en attrapant mon verre d’une main tremblante.

Son sourire redevint chaleureux.

— Je suis heureuse de l’entendre parce que j’espérais que vous pourriez m’aider.

— Vous aider à quoi ? demandai-je, déjà persuadé que je n’allais pas aimer la réponse.

La salle de conférence était moins peuplée cette fois, encore que, considérant la présence du seigneur général Zyvan et celle d’un inquisiteur qui ne laissait aucun doute sur le fait que c’était elle le patron, elle l’était déjà bien assez pour moi. La seule autre personne présente était Mott, le vieux savant, toujours aussi alerte qu’un jeune homme. Par moments, il tripotait l’éraflure de sa jambe augmentique, que le technoprêtre n’avait pas tout à fait terminé de réparer lorsque la convocation à cette réunion était arrivée.

— Merci de vous joindre à nous, commissaire.

Amberley me lança un sourire qui semblait franchement chaleureux bien que, étant moi-même un as de la manipulation, je gardai quelques doutes quant à sa sincérité. Zyvan me salua de la tête, manifestement content de me voir, lui aussi.

— Re-bonjour. Mott me sourit, ses yeux bruns étonnamment clairs brillant au-dessus d’une barbe plus que luxuriante.

Il n’avait manifestement pas trouvé le temps de se débarrasser de l’odeur de brûlé dans ses cheveux et ses vêtements, ou peut-être s’en fichait-il complètement !

— Vous nous avez causé bien du souci, jeune homme. Mais bon, je suppose que vous ne pouviez pas savoir.

— Savoir quoi ? demandai-je, en essayant de ne pas être trop brusque. J’avais attrapé quelques sandwichs pour tenter d’éponger l’alcool que j’avais bu et envoyé Jurgen me chercher du récaf mais, entre l’amasec et les événements de la journée, j’avais la tête qui tournait un peu.

— Chaque chose en son temps. Amberley sourit avec indulgence au vieux sage. Caractacus a tendance à sauter les passages ennuyeux si on lui en laisse la moindre chance.

— Vous verrez, quand vous aurez mon âge, vous non plus vous n’aurez plus de temps à perdre avec ça, répondit-il en souriant en retour.

Je me rendais bien compte qu’il s’agissait d’un petit jeu entre eux, ce qui en disait long sur la confiance que l’inquisiteur plaçait en lui et sur la durée de leur association. Il se retourna vers moi.

— Oh, pendant que j’y pense. Merci d’être venu à notre secours. Vous êtes arrivé juste à temps.

— Ce fut un plaisir, dis-je.

— On dirait que vous avez une conception extrêmement perverse de ce qu’est le plaisir. Vous devriez sortir plus souvent.

Amberley secoua la tête et haussa les sourcils dans ma direction dans une représentation outrancière de l’exaspération.

— Il n’y a plus moyen de trouver du petit personnel de nos jours.

Comme je n’arrivais pas à trouver une réponse spirituelle à cette dernière réplique, je laissai tomber. Je n’avais jamais vraiment eu une idée précise de ce à quoi devait ressembler un inquisiteur, bien que, comme beaucoup de gens, j’avais la vague image d’un dangereux psychopathe qui se frayait un chemin sanglant dans les rangs des ennemis de l’Empereur. Amberley semblait être l’antithèse de tout cela ; certes, je devais découvrir, au cours de notre longue association, qu’elle pouvait se montrer absolument impitoyable mais, sur le moment, cette jeune femme chaleureuse et fantasque, au sens de l’humour un peu bizarre, semblait aussi éloignée que possible des clichés habituels liés à sa profession[36].

Zyvan se racla la gorge.

— Inquisiteur. Peut-être pourrions-nous passer au sujet qui nous intéresse ?

— Bien sûr. Elle activa le projecteur holographique et frappa légèrement la table du pouce, juste au bon endroit pour rendre l’image claire.

— Il va sans dire que tout ce que vous allez voir et entendre est totalement confidentiel, commissaire.

— Bien entendu, acquiesçai-je.

— Bien. Je détesterais avoir à vous tuer.

Elle sourit de nouveau, et je me demandai si elle plaisantait. Avec le recul, je peux vous dire que non !

— Au cas où vous ne le sauriez pas encore, je suis un agent de l’Ordo Xenos. Vous savez ce que cela veut dire ?

— Vous vous occupez d’extraterrestres ? hasardai-je.

En ce temps-là, je n’avais que de vagues notions sur la subdivision de l’Inquisition en Ordos ayant chacun des responsabilités et des champs d’action bien distincts, mais ça n’était pas bien difficile à deviner. Amberley hocha la tête d’un air approbateur.

— Exactement, commença-t-elle.

— C’est exact dans la majorité des cas, intervint Mott d’un ton secourable, cependant, la secte du Chaos sur Arcadia Secundus, et les hérétiques sur Ghore…

— Merci beaucoup, Caractacus, dit-elle sur le ton de « ferme-la ». Ce qu’il fit.

Comme j’allais bientôt le découvrir, être un savant impliquait un sens obsessionnel du détail et de la précision des données, avec toute la pédanterie qui va de paire. Imaginez le pire pilier de bar monsieur je-sais-tout que vous ayez jamais rencontré, qui sache réellement tout et soit affligé d’une compulsion irrépressible de recracher tout ce qu’il sait, quel que soit le sujet qui vient sur le tapis, et vous êtes encore seulement à mi-chemin de la réalité. Pourtant, malgré son côté rasoir, je finis par apprécier sa compagnie quand je le connus mieux. Tout particulièrement lorsque je découvris que l’un de ses points forts était une incroyable maîtrise des probabilités, que je mis à profit dans un certain nombre d’établissements de jeu au cours des années.

Amberley fit apparaître sur le projecteur une représentation stellaire que je reconnus sans grande difficulté comme celle que j’avais déjà vue, quoiqu’avec moins de détails, sur la tablette de briefing que j’avais distraitement parcourue avant notre arrivée.

— Le Golfe de Damoclès, dis-je, et elle hocha la tête.

— Nous sommes ici. Elle montra du doigt un système isolé, celui de Gravalax, perdu aux confins de l’espace impérial.

— Vous ne remarquez rien de particulier quant à la topographie de la région ?

— Nous sommes aux frontières de l’Empire Tau, dis-je pour gagner du temps pendant que j’étudiais les images.

C’était tellement évident que j’étais sûr que ce n’était pas de cela qu’elle voulait parler. Plusieurs des systèmes voisins étaient marqués d’une icône bleue qui les désignait comme des mondes sous contrôle tau. En fait, notre position était quasiment encerclée, avec juste une ligne ténue d’icônes jaunes pour nous connecter aux bras accueillants de l’espace impérial.

— Trop près, conclus-je finalement, si nous étions amenés à combattre ici, nos lignes d’approvisionnement seraient bien trop vulnérables.

— Exactement, renchérit Zyvan en indiquant plusieurs points d’étranglement. Ils pourraient nous couper de nos arrières ici, et là aussi, sans aucune difficulté. Nous serions soumis à un blocus et réduits à néant en quelques mois. De leur côté, ils pourraient tranquillement acheminer des renforts depuis au moins quatre systèmes.

— Ce qui explique pourquoi nous devons absolument éviter une guerre à grande échelle sur cette misérable boule de terre, dit Amberley. La conserver monopoliserait les ressources navales d’au moins trois secteurs rien que pour sécuriser nos approvisionnements et nous devrions appeler en renfort des troupes de la Garde et de l’Astartes de tout le segmentum. En un mot comme en cent, ça n’en vaut pas la peine.

Dire que je fus étonné serait un euphémisme. D’aussi loin que je me souvienne, l’un des axiomes de la foi était qu’on ne devrait jamais laisser souiller les domaines sacrés de l’Imperium par les xenos, quel qu’en soit le coût. Et voila que rien de moins qu’un inquisiteur et le seigneur général en personne semblaient prêts à laisser les tau s’emparer de la planète sans combattre. Attention, ça m’allait parfaitement, surtout si cela signifiait que je resterais éloigné de la ligne de front, aussi acquiesçai-je avec circonspection.

— Je m’attends presque à entendre un « mais », dis-je.

— Vous avez raison, dit Zyvan, manifestement heureux de ma clairvoyance, laisser tout simplement ces petits fumiers bleus arriver et prendre la planète est hors de question. Cela leur enverrait le mauvais message. Ils sont déjà en train de coloniser des planètes dans tout le secteur et de s’y fortifier pour les garder. S’ils prennent Gravalax sans combat, ils vont penser que la moitié du segmentum est à leur disposition.

— Mais nous pourrions les battre sur le long terme, dis-je en essayant de ne pas imaginer les décennies de combats et d’horreur qu’impliquerait la confrontation de la puissance monstrueuse de l’Imperium et de la techno-sorcellerie des tau. Ce serait le plus grand bain de sang depuis la croisade des mondes de Sabbat !

— Nous pourrions, éventuellement, acquiesça sobrement Amberley, s’ils étaient la seule menace que nous ayons à affronter.

Elle élargit la vue, précipitant de nombreux systèmes au centre de la carte, tandis que d’autres apparaissaient aux limites de la projection. Plusieurs de ces systèmes étaient marqués en rouge. Je reconnus Corania parmi eux puis, après quelques instants, je distinguai Désolatia où j’avais connu mon baptême du feu contre les tyranides, plus de dix ans auparavant.

— Dans les dernières années, les attaques tyranides ont augmenté dans cette région de la galaxie, dit Zyvan, mais vous devez être parfaitement au courant de cette situation.

— J’ai pu constater de visu, admis-je.

— Il y a un schéma directeur, intervint Mott, pas encore clair, mais qui commence à se dessiner.

— Notre plus grande crainte est qu’il pourrait s’agir des éclaireurs d’une nouvelle flotte-ruche, dit Amberley.

J’essayai de me représenter une telle éventualité et ne pus m’empêcher de frissonner. Les hordes que j’avais rencontrées étaient faibles, les derniers survivants éparpillés de la flotte-ruche Behemoth, détruite des siècles auparavant. Mais ces flottilles étaient toujours des échardes empoisonnées dans le corps de l’Imperium. Si affaiblies soient-elles, elles pouvaient toujours submerger un monde mal défendu, croissant en puissance à chaque victoire. La perspective de rencontrer une flotte en pleine expansion, avec ses ressources quasiment illimitées, était, il faut bien le dire, un vrai cauchemar.

— Prions pour que vous ayez tort, dis-je.

Malheureusement, l’avenir nous apprendrait qu’elle avait raison, et plutôt deux fois qu’une !

— Absolument. Zyvan fit le signe de l’Aquila. Mais en cas de coup dur, ces vaisseaux et ces hommes seront nécessaires à la défense de l’Imperium. Et il n’y a pas que les punaises… Il laissa traîner la fin de sa phrase sous le regard venimeux que lui décocha Amberley. Manifestement, je n’étais pas supposé entrer dans toutes les confidences.

— Les nécrons, dis-je, sautant à la conclusion la plus évidente. Je montrai du doigt le monde-nécropole dont j’avais eu la chance de m’échapper quelques années auparavant.

— Pas les plus amicaux des xenos, et de plus en plus actifs ces derniers temps, si ces icônes signifient vraiment quelque chose. Je désignai quelques autres points marqués du même symbole violet.

— Pure spéculation, commissaire ! dit Amberley d’un ton appelant clairement à ne pas s’engager dans cette voie, mais Mott acquiesça avec enthousiasme.

— Une augmentation probable de deux cent soixante treize pour cent des contacts avec les nécrons au cours des cent dernières années, dit-il, toutefois, seulement vingt huit pour cent d’entre eux ont été confirmés.

Vraisemblablement, la majorité desdits contacts n’avait laissé aucun survivant pour confirmer quoi que ce soit.

— Quoi qu’il en soit, dit Amberley, le fait est que les ressources nécessaires à la conduite d’un conflit sur Gravalax ont de fortes chances d’être plus utiles ailleurs. Si nous étions forcés de les engager ici, nous en serions irrémédiablement affaiblis.

— Ce qui laisse en suspend la question de savoir qui sont ceux qui seraient assez fous pour essayer de déclencher cette guerre, et ce qu’ils pourraient bien avoir à y gagner, dis-je pour montrer que je m’intéressais.

— C’est précisément ce que l’inquisiteur est venu découvrir, m’assura Zyvan.

— Pas exactement. Amberley arrêta la projection holographique, probablement pour m’empêcher de faire d’autres suppositions hasardeuses sur les dangers qui pouvaient nous menacer depuis les profondeurs de l’espace.

— Notre attention a été attirée par l’accroissement de l’influence tau sur Gravalax, et par les activités de certains libres-marchands qui semblent en tirer profit. C’est pour cela que je suis là, ainsi que pour évaluer la loyauté du gouverneur Grice.

— C’est pour ça qu’Orelius insistait pour obtenir de lui des concessions commerciales, dis-je en comprenant subitement, vous vouliez savoir s’il avait une quelconque influence sur les tau.

— Tout à fait exact…

Elle me sourit, comme un professeur de la Schola dont le plus mauvais élève vient de réciter d’une traite le catéchisme d’abjuration.

— Vous êtes vraiment futé pour un soldat.

— Et votre conclusion ? demanda Zyvan en évitant prudemment de prendre mal cette dernière remarque.

— Je ne suis pas encore fixée, admit-elle, il est faible, probablement corrompu, et sans aucun doute stupide. Il a laissé l’influence xenos s’enraciner bien trop profondément pour que nous puissions l’extirper sans d’énormes efforts. Mais ce n’est plus lui notre principal problème.

— Vous voulez parler des conspirateurs ? demandai-je, ceux qui essayent de déclencher la guerre ?

— Tout à fait, répondit-elle en me gratifiant d’un sourire qui, je voulais le croire, ressemblait étrangement à un compliment. Une nouvelle déduction subtile de votre part.

— Avez-vous la moindre idée de leur identité ? demanda Zyvan. Amberley secoua la tête.

— Ce ne sont pas les ennemis qui auraient intérêt à affaiblir la présence impériale dans le secteur qui manquent, dit-elle, avec un regard d’avertissement à Mott qui s’apprêtait à en citer une liste exhaustive, Et les tau sont en bonne place.

Le savant se retint avec un air de frustration.

— Qui qu’ils soient, ils se servent de la faction xenoïste et des unités des FDP qu’elle contrôle. Heureusement, la Garde semble avoir réussi à leur rogner les griffes sans y mêler les tau, ce dont nous pouvons tous être reconnaissants.

Zyvan et moi prîmes le compliment sans commentaire.

— Comment avance l’enquête sur l’assassinat de l’ambassadeur ? demandai-je. Si vous trouviez le meurtrier, vous trouveriez les conspirateurs, non ?

— Probablement. Amberley secoua la tête. Mais nous n’avons toujours aucun suspect. L’autopsie a montré qu’il avait été tué à courte distance avec un pistolet bolter impérial, mais ça nous le savions déjà, et la moitié des invités de la soirée portait ce type d’arme. Il nous reste la piste de la faction pro-xenos.

— Ou du moins c’était le cas, Mott intervint à nouveau en me fixant d’un air désapprobateur. Jusqu’à ce que ce jeune homme ne la réduise en cendres.

— Je suis désolé, dis-je sincèrement confus.

— Et vous faites bien, me répondit-il sans rancœur.

Amberley pouffa.

— Les arbites du coin surveillaient les plus radicaux des groupes xenoïstes. L’un d’eux se réunissait dans cet entrepôt et c’est pour ça que nous sommes allés y jeter un coup d’œil.

— Et vous y avez trouvé plus que ce que vous n’étiez venu chercher, complétai-je pour l’aider. Elle approuva de la tête.

— En effet. Nous avons trouvé un passage vers les souterrains.

— Une réelle surprise au demeurant, Mott revenait à la charge, encore que, au vu de la proportion importante d’architecture relativement récente d’influence tau au sein de la cité, trouver des souterrains n’était pas totalement inattendu.

Je suppose que je vais vous paraître naïf mais, jusqu’à cet instant, il ne m’était pas venu à l’esprit qu’il pouvait ne pas y avoir de souterrains, conséquence d’être né et d’avoir été élevé dans une cité-ruche, je pense. La plupart des cités impériales ont des milliers d’années. Chaque génération bâtissant sur les ruines de la précédente, il reste sous le dernier niveau construit tout un réseau de tunnels et de pièces abandonnés, souvent profond de plusieurs dizaines, voire centaines de mètres. Mayoh, qui n’était pas une très grande ville comparée à la moyenne des cités impériales, n’avait sûrement rien d’aussi important dans ses sous-sols, mais je tenais pour acquis qu’elle devait posséder un labyrinthe d’égouts et autres tunnels, au même titre que toutes les villes que je connaissais.

— Ca me semble un bon endroit pour comploter, concédai-je.

— Idéal, renchérit Amberley, comme nous l’avons appris à nos frais.

— Nous avons été pris en embuscade, dit Mott, mais nous avons eu le temps de nous rendre compte que le réseau de tunnels est très étendu.

— En embuscade ? Par qui ? demanda Zyvan.

— C’est là la question ! Amberley pencha la tête d’un air interrogatif. 
En tout cas, ils étaient bien armés et bien entraînés. Nous nous en sommes sortis de justesse.

— Sauf Tomas et Jothan, lui rappela Mott, et son front s’assombrit pendant un instant.

— Leur sacrifice ne sera pas oublié… dit-elle de manière réflexe, comme le font les gens qui ne le pensent pas vraiment. Ils connaissaient les risques.

— D’autres renégats des FDP ? demanda Zyvan. Je secouai la tête.

— Je ne pense pas. Mon aide de camp et moi avons pu les voir de près. C’étaient des civils.

— C’étaient des gens habillés en civil. Ce qui n’est pas nécessairement la même chose, ajouta Mott.

— Dans un cas comme dans l’autre, il nous faut plus d’informations, dit Amberley d’un ton décidé, et il n’y a qu’un seul endroit où nous pourrons les obtenir.

Une sensation familière commença à se faire sentir au creux de mon estomac.

— Les souterrains, dit Zyvan. L’inquisiteur acquiesça.

— Précisément. Et c’est pour cela que je réquisitionne votre assistance.

— Tout ce que vous voudrez, bien entendu, dit Zyvan en écartant les mains, encore que je ne voie pas bien…

— Mon équipe est hors de combat, seigneur général. Et je ne suis pas folle au point d’entreprendre en solo une expédition de cette nature.

Tout le monde pouvait en effet s’en rendre compte.

— J’aimerais que vous m’autorisiez à emprunter quelques soldats de la Garde.

— Mais bien entendu, Zyvan hocha la tête, vous pouvez difficilement vous fier à la loyauté des FDP.

— C’est clair !

— De quoi avez-vous besoin ? demanda Zyvan, un peloton ? Une compagnie ?

Amberley secoua la tête.

— Non. Nous devrons faire vite et discret. Une escouade suffira… avec le commissaire à sa tête. Elle tourna vers moi ses yeux pétillants et sourit.

— Je suis persuadée qu’un homme avec une réputation aussi formidable que la vôtre ne pourra que se montrer à la hauteur de la tâche.

Personnellement, j’en étais nettement moins sûr, vous pouvez me croire sur parole, mais je ne pouvais pas refuser une requête directe d’un inquisiteur (encore que si j’avais su où j’allais mettre les pieds, j’aurais fait tout mon possible pour essayer). Aussi hochai-je la tête tout en essayant d’avoir l’air sûr de moi.

— Vous pouvez compter sur moi, dis-je, avec toute la sincérité que je pouvais feindre. Vu son sourire en coin, je compris qu’elle n’était pas dupe une seconde.

— Heureuse de l’entendre. Je sais que vos hommes ont une grande expérience du combat urbain et je suis certaine qu’ils seront parfaits pour cette mission.

— Je vais demander des volontaires, dis-je, mais elle secoua la tête.

— Pas besoin. Elle fit glisser une tablette de données par-dessus la table. Je l’attrapai, un grattement prémonitoire au creux des paumes. Vous les avez déjà désignés.

Je jetai un œil à la liste mais je savais déjà, comme vous savez instinctivement que l’avalanche va avoir lieu avant que les premiers rochers ne se mettent à rouler, quels noms j’allais y lire. Kelp, Trebek, Velade, Sorel et Holenbi. Les cinq soldats sur la planète en qui j’avais le moins confiance pour surveiller mon dos, sauf si je tenais à ce qu’on y plante une baïonnette. Je relevai la tête.

— Êtes-vous sûre, inquisiteur ? Ces soldats sont loin d’être les plus fiables…

— Mais ce sont les moins indispensables.

Elle me sourit, la lueur machiavélique de retour dans ses yeux.

— Et je suis certaine que vous saurez les faire filer droit.

C’était donc officiel. Nous partions pour une mission suicide. J’avalai ma salive, la bouche soudainement très sèche.

— Vous pouvez me faire confiance, dis-je en me demandant comment, au nom de l’Empereur, j’allais bien pouvoir me sortir de ce pétrin.