SIX
“Lorsque le danger menace
Lorsque le doute t’assaille
De l’air il faut que tu brasses
Agite les mains et braille.”
— Parodie de la Litanie de Commandement, populaire parmi les cadets commissaires.
Au cours de toutes ces années, j’ai eu ma dose de combats urbains et, si j’avais à choisir mon champ de bataille, une ville serait certainement mon dernier choix. Les rues constituent des couloirs de tir dégagés, chaque fenêtre et chaque porte peuvent abriter un sniper, et les bâtiments autour de vous démolissent vos tactiques : lorsqu’ils ne bloquent pas votre ligne de vue, ils distordent les sons et les échos multiples empêchent de déterminer la provenance du feu ennemi. Dans la plupart des cas, le seul avantage c’est qu’il n’y a pas de civils qui risquent de se retrouver pris dans un feu croisé, parce que le temps que la Garde soit envoyée au front, ils sont déjà morts ou ils ont fui les bombardements d’artillerie et les attaques aériennes.
À Mayoh, cette nuit-là, c’était différent. Au lieu des piles de décombres que je m’attends à trouver normalement dans une zone de combat urbain, les bâtiments étaient, du moins pour le moment, intacts. Encore que les lueurs orangées visibles au loin semblaient indiquer que cela n’allait pas durer très longtemps.[22] Et les rues étaient animées. Pas précisément envahies par la foule, mais loin d’être désertes. Comme le camion commençait à prendre de la vitesse, nous aperçûmes des civils qui couraient se mettre à couvert, que ce soit pour éviter ou rejoindre les groupes d’émeutiers de plus en plus importants qui semblaient se rassembler à chaque coin de rue. Certains portaient la tresse des sympathisants xenos, d’autres des signes de loyalisme impérial. Les aigles étaient nombreux, et certains des plus démonstratifs portaient des écharpes rouges, comme celle qui marquait mon rang de commissaire. Quelle que soit leur allégeance, la plupart des groupes étaient occupés avec enthousiasme à briser les vitrines des magasins et à en piller le contenu.
— Pas vraiment une bonne publicité pour la cause impériale, commenta Kasteen d’un ton acide dans mon oreille.
Elle était montée dans la cabine avec moi, écrasée contre la porte côté passager, aussi loin que possible de Jurgen. Le vent de notre course ébouriffait ses cheveux par la vitre grande ouverte. Ma foi, pourquoi pas. La vitre n’allait pas arrêter un fusil laser de toute façon et j’étais encore plus proche qu’elle de notre odoriférant conducteur, alors je n’y voyais pas d’objection.
— Ni pour la leur. Je désignai une bande de voyous à nattes qui s’éloignaient en courant d’un bureau de change, les poches pleines de billets.
— Ca doit être dans l’intérêt du Gain Suprême, plaisanta-t-elle amèrement.
Comme nous approchions, ils reconnurent les marquages impériaux sur notre véhicule et commencèrent à nous adresser des quolibets. Quelques bouteilles et autres projectiles de fortune volèrent dans notre direction.
— Au-dessus de leurs têtes, Lustig, ordonnai-je. L’escouade massée dans le compartiment arrière fit feu, juste assez bas pour faire baisser la tête des émeutiers au passage des décharges de laser. Ils se dispersèrent et Jurgen écrasa le champignon.
— Quelle retenue ! commenta Kasteen. Je haussai les épaules. Pour être honnête, je n’aurais rien trouvé à redire si les soldats les avaient tous abattus sur place mais j’essayai de faire bonne impression sur nos amis bleus, et puis il me fallait toujours faire attention à ma réputation.
Nous avions quitté le palais du gouverneur dès que les tau avaient embarqué, fonçant à travers la porte arrière, dans la lumière vacillante de l’incendie du bâtiment. L’escouade de Lustig s’était à nouveau scindée en deux, cinq hommes de chaque côté, laissant les diplomates tau au milieu. Ce n’était pas à proprement parler de la haute sécurité, mais c’était le mieux que nous puissions faire, et il fallait bien que cela suffise.
— Bonne chance, commissaire. Le ton sobre de Donali me confirma qu’il pensait que nous en aurions besoin lorsqu’il me saisit la main. Je la serrai fermement, reconnaissant envers les appendices augmentiques qui me permettaient d’éviter que les tressaillements de mes entrailles ne se transmettent jusqu’à mes doigts, et hochai la tête avec gravité.
— L’Empereur nous protège, entonnai-je avec une pieuse hypocrisie, avant de monter dans la cabine. Au moins, avec cette boîte de verre et de métal autour de moi, j’aurais un certain degré de protection, et avec Jurgen et Kasteen de part et d’autre, je serais plus en sécurité que n’importe où ailleurs. L’Empereur, comme je m’en suis aperçu en plus d’une occasion, tend à accorder sa protection plus volontiers à ceux qui prennent le maximum de précautions par eux-mêmes.
Donali attendit que nous partions, sa silhouette découpée par les flammes vacillantes de l’incendie, puis se retourna vers le bâtiment en feu au moment où il sortait de notre champ de vision. Je me surpris à souhaiter qu’il survive à cette nuit. Je n’ai en général que peu d’estime pour les diplomates, mais celui-là m’avait semblé plutôt sincère, et il avait fait beaucoup pour m’éviter de me faire tirer dessus.
Du moins en théorie ! Empêcher la guerre n’allait pas me faire grand bien si un partisan des tau me défonçait le crâne avec un pavé, aussi restai-je attentif à toute menace potentielle pendant la durée de notre trajet.
— À gauche ! Kasteen guidait Jurgen à l’aide du réseau tactique, essayant au mieux d’éviter le gros des troubles. Nous croisâmes quelques bagarres de rue, mais l’essentiel des combats semblait se dérouler ailleurs.
— Jusque-là, ça va, dis-je en tentant le sort une fois de plus, et comme d’habitude, le sort se laissa tenter.
En sortant d’une contre allée, sur un de ces grands boulevards qui m’avaient mis si mal à l’aise le jour de notre arrivée, je découvris des silhouettes au loin à travers le pare-brise. Des barils métalliques avaient été poussés au milieu des voies de circulation et formaient l’épine dorsale d’une barricade improvisée. Des feux avaient été allumés dans certains des fûts.
— Barricade, dit Jurgen sans réelle nécessité. Il se tourna vers moi en attente d’instructions.
— Ralentissez, dis-je tout en considérant la situation. Pas besoin de déclencher une fusillade si nous pouvons l’éviter.
Les individus se dirigeaient lentement vers nous, fusils laser pointés, leurs silhouettes découpées dans la lumière des feux. Je plissai les yeux pour tenter d’identifier leurs uniformes. Ils portaient des tenues de combat, d’une couleur difficile à apprécier dans la faible lumière jaunâtre, mais qui semblaient grises ou bleues, et des gilets pare-balles légers d’une teinte plus sombre[23].
— FDP. Kasteen confirma qui ils étaient, après quelques instants d’écoute sur le réseau tactique. Loyalistes, en soutien des arbites.
— L’Empereur en soit remercié, dis-je avant de voxer Lustig.
— Ils sont amicaux. Apparemment.
— Compris. La voix du sergent était calme, il avait manifestement correctement interprété mon message et j’étais certain que les soldats seraient près à réagir si nous nous étions trompés. Traitez-moi de parano si vous voulez, je l’admettrai volontiers, mais je n’ai pas survécu jusqu’à une retraite honorable grâce à ma nature confiante.
Un individu isolé s’était avancé devant le camion, une main levée, et Jurgen arrêta le véhicule. Je redressai mon képi et tentai de mon mieux de prendre ma plus belle apparence de commissaire.
— Qui va là ?
Il était jeune, notai-je. Son visage était encore marqué d’acné et son casque semblait trop grand pour sa tête. Un insigne de lieutenant était peint au centre, clairement visible : typique de l’incompétence des FDP. La dernière chose que vous pouvez souhaiter dans une fusillade, c’est un signe évident criant : « coucou, je suis un officier, tirez-moi dessus ! » Mais bon, personne dans les FDP ne s’attend réellement à faire le coup de feu, à moins de passer les tests lors d’une tournée de recrutement de la Garde, et ce n’était pas arrivé sur Gravalax depuis des générations.
— Colonel Kasteen, 597e de Valhalla. Et le commissaire Cain.
Kasteen s’était penchée à l’extérieur pour lui parler.
— Ordonnez à vos hommes de s’écarter.
— Je ne peux pas, ses mâchoires étaient crispées en une grimace entêtée, je suis désolé.
— Vraiment ? Kasteen le regarda avec la même expression que si elle venait de le trouver sous la semelle de ses bottes. Il me semble pourtant qu’un colonel a un rang plus élevé qu’un lieutenant, n’est-ce pas commissaire ?
— D’après mon expérience en effet.
Je me penchai devant elle pour m’adresser directement au jeune chiot à l’extérieur.
— Ou bien peut-être est-ce différent sur Gravalax ? Il pâlit sous l’effet de mon regard foudroyant numéro deux.
— Non, commissaire. Mais j’ai l’ordre strict de ne laisser passer personne, sous aucun prétexte.
— Je pense que vous conviendrez que mon autorité surclasse tous les ordres qui ont pu vous être donnés, dis-je d’un ton confiant. Sa mâchoire se crispa spasmodiquement.
— Mais les rebelles contrôlent le secteur suivant. Les tau quittent leur enclave…
— Mensonges ! El’hassai avait bondi sur la plate-forme derrière nous, maintenant bien visible du jeune lieutenant et de ses troupes. Je commençais sérieusement à me demander si cette tête brûlée de tau ne cherchait pas à se suicider, et si je n’allai pas être amené à lui rendre ce service s’il continuait encore longtemps.
— Nous restons dans les limites dont nous avons convenu !
— Des culs bleus ! Le lieutenant nous mit en joue avec son fusil laser. Derrière la barricade, ses hommes avaient fait de même. À mon grand soulagement, Lustig et ses hommes gardèrent leur sang-froid, leurs armes baissées, sinon le sang se serait mis à couler en un clin d’œil.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Vous n’avez pas le niveau d’accréditation suffisant pour le savoir, dis-je avec le plus grand calme, camouflant mes nerfs en pelote avec la facilité issue d’années de pratique. Je vous ordonne en tant que commissaire de nous laisser passer.
— C’est des traîtres ! Cria l’un des crétins des FDP, c’est des potes aux xenos ! Si ça se trouve, ils ont volé le camion.
— Vérifiez avec vos supérieurs, le bureau de liaison de la Garde confirmera nos identités, dis-je, toujours aussi calme, tout en dégageant subrepticement mon pistolet laser de son holster, caché par la portière.
Le jeune lieutenant acquiesça, l’air résolu, et agita le canon de son arme entre Kasteen et moi, incapable de décider lequel de nous deux il devait menacer.
— C’est ce qu’on va faire. Dès que vous nous aurez remis les culs bleus.
— Faut les pendre ! Cria quelqu’un, probablement le même idiot qu’auparavant. Les tau commencèrent à montrer des signes d’agitation.
— Les xenos sont sous la protection de la Garde Impériale, c’est-à-dire sous la mienne, dis-je toujours du même ton, grandement rassuré par son indécision manifeste. Écartez-vous, au nom de l’Empereur, ou vous en supporterez les conséquences.
Je suppose que ce qui arriva ensuite est de ma faute. J’étais tellement habitué à évoluer parmi des gardes impériaux qui acceptaient mon autorité sans discuter qu’il ne m’était pas venu à l’esprit un instant que le jeune lieutenant ne s’y plierait pas. C’était sans compter sur le relatif manque de discipline des FDP et sur le fait que, pour eux, un commissaire n’était qu’un officier comme un autre, avec un chapeau plus ridicule que la moyenne. La peur et le respect qui accompagnaient d’ordinaire mon uniforme n’existaient pas chez eux.
— Sergent ! Le lieutenant s’était tourné vers l’une des silhouettes découpées par les feux. Arrêtez ces traîtres !
— Lustig ! Feu à volonté ! En disant ces mots, je pointai mon pistolet laser. Les yeux du lieutenant s’écarquillèrent pendant une fraction de seconde, l’étincelle vindicative de triomphe remplacée par la panique alors qu’il se retournait vers nous. La moitié de son visage disparut quand je pressai la détente.
J’ai tué tellement d’hommes au cours des années que j’en ai perdu le compte il y a plus d’un siècle, sans parler des innombrables xenos que j’ai expédié ad patres. J’en ai rarement perdu ne serait-ce qu’une nuit de sommeil. C’était en général eux ou moi, et je ne pense pas qu’ils auraient été particulièrement troublés si les choses avaient tourné en leur faveur. Mais ce lieutenant, c’était différent : ni un ennemi, ni un coupable de crime capital, seulement un type stupide et trop zélé. C’est peut-être pour cette raison que je me rappelle encore son expression avec autant d’acuité.
Les soldats à l’arrière du camion levèrent leurs armes et lâchèrent une rafale rapide pendant que les FDP étaient encore sous le choc. Seuls quelques-uns eurent le temps de réagir, plongeant à couvert pendant que les projectiles pleuvaient et que Jurgen écrasait l’accélérateur.
— Par le Warp ! Kasteen se tassa lorsqu’une décharge laser égratigna la tôle de sa portière et tira son pistolet bolter.
— Tuez-les tous, ordonnai-je.
Si nous laissions des survivants, ils seraient sur le réseau vox dans quelques secondes, trahissant notre position au profit de tous ceux qui pourraient écouter et nous désignant comme cible pour les deux côtés. J’étais dans mon droit, entendons-nous bien, ils avaient refusé un ordre direct. C’était une raison amplement suffisante pour n’importe quel commissaire d’agir ainsi, mais je ne pouvais m’empêcher de penser à tous les efforts que j’avais déployés à bord du Juste Courroux pour éviter d’exécuter cinq criminels qui le méritaient bien plus que ces imbéciles.
Enfin… Jurgen mit le pied au plancher et nous bondîmes à travers la barricade, écrasant au passage un soldat des FDP un peu lent. Il passa sous nos roues avec un hurlement et un craquement déplaisant, le son me fit vaguement penser à quelqu’un qui sauterait à pied joint sur une cagette. Les barils s’éparpillèrent comme des quilles, roulèrent au loin à travers l’avenue, rebondirent sur les murs des bâtiments et infligèrent des dommages sévères aux carrosseries des véhicules garés là. Le temps qu’ils s’arrêtent de rouler, la plupart de nos adversaires étaient morts. Les maigres compétences au combat que l’entraînement de base avait pu leur donner étaient largement insuffisantes pour affronter des soldats vétérans qui avaient combattu une flotte-ruche et survécu. Certains tentèrent de tenir leur position, tirant quelques coups trop rapides et mal ajustés, avant que l’adresse au tir des Valhallas ne finisse par percer des cratères sanglants immédiatement cautérisés dans les têtes et les armures. Un juron à mi-voix dans mon oreillette m’avertit qu’une des gardes avait été touchée par les tirs de riposte. Si elle était capable de jurer comme ça, ça ne devait pas être bien sérieux.
— Cramponnez-vous commissaire ! Jurgen relança le moteur, et un choc ébranla le camion lorsqu’il renversa un des fûts enflammés de l’arrière de la barricade. Il se renversa, répandant du prométhium sur la route derrière nous, consumant les corps de ceux tombés au combat.
— Fuyard ! Kasteen suivit sa cible de son pistolet bolter et fit feu. Une fine traînée de fumée connecta le canon de l’arme et le dos du FDP en fuite, traversa son armure et explosa dans une pluie de sang et d’entrailles.
— Joli tir colonel. Je branchai l’intercom. Lustig ?
— C’était le dernier, monsieur, dit-il sans joie.
Je savais ce qu’il ressentait. Descendre des alliés virtuellement sans défense était loin du baptême du feu que nous aurions pu souhaiter pour notre nouveau régiment. Mais je persistais à me dire qu’il n’y avait pas d’autre choix.
— Des blessés ?
— Le soldat Penlan a pris un ricochet. Brûlures superficielles.
— Ravi de l’entendre. J’hésitai. Il fallait que je leur dise quelque chose immédiatement pour maintenir le moral mais, pour une fois dans ma vie, ma repartie m’avait désertée.
— Dites-leur… Dites-leur que j’apprécie ce que vous avez fait.
— Oui monsieur. Il y avait une note de sympathie inattendue dans la voix du sergent, et je me rendis compte que j’avais finalement trouvé les mots justes. Il comprenait ce qui était en jeu ici aussi bien que moi.
Nous restâmes silencieux un long moment après ça. Il n’y avait plus rien à ajouter.
J’avais espéré que ce triste incident serait assez cher payé pour poursuivre notre mission sans autres problèmes, mais c’était sans compter sur la démence d’une foule en colère. Les divisions entre les deux factions avaient eu des générations pour se développer et l’animosité était profonde. Alors que nous nous rapprochions de l’enclave tau, nous commençâmes à voir des signes de combats qui auraient semblés plus à leur place dans les bas-fonds d’une cité-ruche que dans les quartiers marchands prospères à travers lesquels nous progressions. Il y avait des corps étendus dans les rues, d’autres pendus aux lampadaires ; ils appartenaient aux deux camps mais, en général, ils étaient dans un état qui interdisait de déterminer leur allégeance, ou quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Kasteen secoua la tête.
— Vous avez déjà vu des choses pareilles ? demanda-t-elle, plus pour évacuer le choc que pour recevoir une réponse. À sa grande surprise, je secouai la tête.
— Pas souvent.
En général, on trouvait ce genre de scènes après une incursion du Chaos ou une attaque ork. Jamais infligées par des citoyens ordinaires à leurs propres voisins. Je frissonnai en pensant qu’une telle sauvagerie se tapissait sous le vernis du monde civilisé. Comme il serait facile d’effacer toutes les valeurs pour lesquelles nous combattons, sans la vigilance incessante de l’Empereur !
— Problème droit devant commissaire, dit Jurgen en relâchant l’accélérateur. Je jetai un œil à travers le pare-brise. Une foule compacte emplissait la rue, massée contre un haut mur, percé en son centre d’une grande porte de bronze, qui bloquait l’avenue tout entière.
Même sans les courbes architecturales caractéristiques, j’aurais compris que nous avions atteint notre destination.
— Le périmètre de l’enclave tau, confirma El’sorath lorsque j’eu rétabli le contact entre mon oreillette et son vox-transmetteur, mais il est possible qu’entrer soit quelque peu problématique.
— Au Warp les problèmes ! Je vous ferai rentrer, même si je dois vous balancer par-dessus le mur, dis-je de façon assez peu diplomatique. Je n’étais pas venu d’aussi loin, et au prix de tant de sang, pour échouer à quelques mètres du but.
— Je doute que les muscles des gue’la soient suffisamment développés pour cela, répondit le tau, une stratégie alternative serait préférable. J’avais raison, il avait un sens de l’humour.
— J’ai un plan, proposa Jurgen. Je le fixai avec effarement. La réflexion n’avait jamais été son point fort.
— Sûrement bien tordu, dis-je. Il acquiesça, totalement imperméable au sarcasme.
— On pourrait passer par la porte, suggéra-t-il. Kasteen émit un bruit bizarre, à mi-chemin entre un reniflement et un hoquet.
— On pourrait… Sauf qu’il y a un petit millier d’émeutiers entre nous et cette porte.
— Mais, ce sont tous des sympathisants xenos, renchérit Jurgen, ils vont nous laisser passer non ?
Ma foi, ils pourraient, pensais-je, si ce n’était nos uniformes impériaux et notre véhicule de la Garde. Quoique… En y réfléchissant…
— Jurgen, vous êtes un génie, dis-je avec un peu moins de sarcasme que précédemment, pourquoi tourner en rond alors qu’une approche directe pourrait fonctionner ?
Je voxai Lustig et El’sorath à nouveau.
— Est-ce que nous pouvons faire en sorte que les tau soient davantage visibles ?
À l’instant, les xenos se levèrent, entourés par les soldats, et El’sorath siffla dans son vox-transmetteur. Jurgen mit le camion au ralenti et appuya sur le klaxon pour attirer l’attention de la foule.
Quelques têtes se tournèrent dans notre direction, puis d’autres, et brutalement une vague d’hostilité commença à monter. Quelques fragments de béton rebondirent sur le pare-brise, laissant de petits impacts étoilés dans le verre blindé. Kasteen remonta sa vitre en toute hâte, considérant manifestement que l’odeur corporelle de Jurgen était provisoirement préférable à un traumatisme crânien.
— C’est quand vous voulez, suggérai-je, heureux de ne pas être à découvert à l’arrière du camion.
Peut-être que ce n’était pas une si bonne idée que ça après tout.
— Écartez-vous, au nom du Bien Suprême. El’sorath devait avoir un amplificateur intégré dans son vox transmetteur et sa voix résonna, haut et clair à travers la foule. À mon immense surprise, les xenoïstes se plièrent à sa demande, firent silence et s’écartèrent devant nous. Je comparai mentalement leur réaction avec celle de la foule à Kasamar[24], qui nous avait chargés avec une furie belliqueuse dès que le commandant des arbites avait commencé à parler, et m’émerveillai devant l’influence que les tau étaient capables d’avoir sur leurs sympathisants et sur leurs semblables[25].
Jurgen arrêta le camion en face des portes monumentales, hautes de dix mètres et presque aussi larges que l’avenue qu’elles bloquaient, juste au moment où elles commençaient à s’ouvrir. Aussi étonnant que cela paraisse, elles étaient totalement silencieuses, ou du moins si peu bruyantes que je n’entendais rien par-dessus le murmure de la foule et le ronflement de notre moteur, même après que Kasteen et moi soyons descendus pour accompagner nos hôtes à l’abri. Je remarquai qu’elle inspirait profondément une fois que nos bottes eurent heurté le sol.
— Qu’est-ce que c’est ? La voix de Lustig résonna dans mon oreille.
Quelque chose de petit et rapide fondit vers nous depuis le sommet du mur, suivi de plusieurs autres objets virevoltant et plongeant comme des oiseaux.
— Ne tirez pas, dis-je avec précipitation malgré l’envie irrépressible de sortir mon arme de son étui, ils sont toujours de leur côté de la ligne.
Enfin, techniquement tout au moins. Ils étaient toujours au-dessus du mur bien qu’ils en aient passé le faîte. J’essayai de me concentrer sur le plus proche, mais c’était petit et très rapide. Je ne pus obtenir que la vague impression d’un plateau de bar avec un flingue accroché en dessous.
— Une courtoisie, m’assura El’sorath en sautant du plateau arrière du camion avec une remarquable dextérité, pour être certain que votre départ se fera sans souci.
Ma foi, il y avait plusieurs façons d’interpréter ce geste, mais je choisis de le considérer comme une garantie que la foule continuerait à se comporter convenablement.
— Nous vous en sommes très reconnaissants, l’assurai-je tandis que les xenos descendaient du véhicule pour regagner leur enclave.
Des guerriers en armure de combat s’avancèrent à leur rencontre, le visage dissimulé sous des heaumes sans aucune ouverture. J’entraperçus un mouvement derrière la porte et me tournai pour avoir une meilleure vue.
— Des dreadnoughts, murmura Kasteen.
Ils étaient certainement d’une taille suffisante pour mériter ce nom, mais ils se déplaçaient avec une grâce et une aisance très éloignées des massives machines de guerre qu’il m’avait été donné de rencontrer. Leurs contours étaient anguleux et ils étaient surmontés d’une tête semblable aux casques des fantassins. Leur taille était plus de deux fois celle d’un tau.
— Ce ne sont que des exo-armures…, dit El’sorath avec une pointe d’amusement. Rien de bien spécial.
Kasteen et moi échangeâmes un regard. Je ne pouvais pas les détailler clairement à cette distance, mais ils étaient visiblement lourdement armés. L’idée d’affronter un ennemi qui alignait de tels engins comme troupes de base n’était pas précisément réconfortante, même si je suspectais que c’était justement l’impression qu’on voulait nous donner.
— En effet, dis-je avec une assurance que j’étais loin de ressentir, appréciant au passage la lueur de doute fugitive dans l’œil du xenos.
— Que votre Empereur vous accompagne, commissaire Cain. Vous avez toute notre gratitude, dit-il finalement, avant de rejoindre ses camarades à l’intérieur. Les portes commencèrent à se refermer silencieusement.
— Il est grand temps de partir, dis-je en me hissant dans la cabine. Kasteen décida de faire le voyage du retour à l’arrière. Après avoir fait l’expérience d’un Jurgen en milieu confiné, je ne pouvais pas vraiment la blâmer, aussi suggérai-je que le soldat blessé, Penlan, prenne sa place à l’avant.
— Mieux vaut prévenir que guérir, dis-je, au moins jusqu’à ce que nous soyons arrivés au medicae.
Ainsi, et malgré sa très compréhensible répugnance, je réussis à remplacer mon bouclier humain tout en améliorant encore ma réputation d’officier préoccupé du bien-être des soldats sous ses ordres.
Nous avions réussi à éviter l’explosion d’un conflit à grande échelle, ce qui n’était pas rien, et j’aurais légitimement pu me laisser aller à une certaine autosatisfaction sur le chemin du retour. Alors, pourquoi ne pouvais-je pas arrêter de penser aux soldats des FDP que nous avions été amenés à tuer, me demandant de qui leur sacrifice avait bien pu faire dérailler les plans ?