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« Je ne sais pas quel effet ils ont sur l’ennemi, mais par l’Empereur, moi, ils me terrifient ! »
— Général Karis, au sujet des Valhallas sous ses ordres
Une des premières choses que vous apprenez en tant que commissaire est que les gens ne sont jamais très contents de vous voir. Bien sûr, ce n’est plus tout à fait exact dans mon cas, maintenant que ma réputation, aussi glorieuse qu’imméritée, me précède partout où je vais, toutefois, c’était encore vrai dans ma jeunesse. Par contre, jusqu’ici, je n’avais jamais contemplé ma mort dans les yeux des soldats auxquels j’étais chargé d’inspirer une indéfectible loyauté envers l’Empereur.
Dans mes premières années, en tant que serviteur plus ou moins loyal de sa Glorieuse Majesté, j’avais combattu ou, pour être plus précis, je m’étais enfui en hurlant devant des orks, des nécrons, des tyranides et un possédé sévèrement mal en point, juste pour vous donner un petit aperçu des points forts de ma carrière. Mais me tenir dans ce mess, à un cheveu de me faire tailler en pièces par des gardes impériaux mutinés, était une première, et une expérience que je n’ai aucune envie de réitérer.
J’aurais dû me rendre compte à quel point la situation était mauvaise, en voyant l’officier commandant mon régiment me sourire à ma descente de la navette. J’avais déjà toutes les raisons de craindre le pire, bien sûr, mais à ce moment-là, je n’avais plus vraiment le choix. Aussi paradoxal que cela paraisse, accepter cette lamentable mission m’était apparu comme la meilleure façon de garder ma précieuse peau intacte.
Le problème venait de ma réputation fallacieuse d’héroïsme qui, à cette époque, avait pris de telles proportions que le Commissariat m’avait finalement repéré et avait décidé que mes talents étaient bien mal employés dans l’unité d’artillerie que j’avais élue comme l’endroit idéal pour passer tranquillement mes années au service de l’Empereur loin du danger des combats. En conséquence, j’avais été arraché d’une position confortablement obscure, pour être rattaché directement à l’état-major de brigade.
Cela n’avait pas semblé trop terrible au début, principalement occupé que j’étais à consulter des tablettes de données et à organiser un peloton d’exécution de temps à autre, ce qui me convenait parfaitement. Mais le problème lorsque les gens pensent que vous êtes un héros, c’est qu’ils sont persuadés que vous aimez vous retrouver en danger de mort, et qu’ils font de gros efforts pour que cela vous arrive. Dans la demi-douzaine d’années suivant mon arrivée, j’avais été assigné temporairement à des unités chargées, entre autre, d’assaillir des positions retranchées, de nettoyer un Space hulk et de conduire des reconnaissances avancées derrière les lignes ennemies ! Et à chaque fois que j’avais survécu, en grande partie grâce à un talent naturel pour plonger à l’abri et attendre que la poussière retombe, l’état-major m’avait tapé sur l’épaule, donné une nouvelle décoration, et avait cherché une façon encore plus originale de me faire tuer.
Il fallait faire quelque chose, et vite, avant que ma chance ne me fasse défaut. Profitant, comme d’habitude, de ma réputation, je présentai donc une demande d’affectation à un régiment d’active. N’importe lequel. À cette époque, cela m’était complètement indifférent. Une longue expérience m’avait appris que les chances de sauver ma peau étaient bien plus importantes si je pouvais surpasser en grade les officiers autour de moi.
— Je ne pense pas
vraiment être taillé pour compulser des dossiers, dis-je, sur un
ton d’excuse, au fonctionnaire à face de fouine du bureau du
général en chef. Il hocha la tête avec emphase et consulta mon
dossier avec affectation.
— Je ne peux pas vraiment dire que je sois surpris, dit-il d’un ton nasal.
Bien qu’il tentât de rester calme et posé, son langage corporel trahissait son excitation à se trouver en présence d’une légende vivante, comme un imbécile de commentateur d’infopix m’avait appelé après le siège de Perla. L’appellation m’était restée et, tout d’un coup, mon propre visage m’avait souri sur toutes les affiches de recrutement du secteur. Je ne pouvais même plus prendre une tasse de récaf sans me retrouver avec une demande d’autographe agitée sous le nez.
— Cela ne convient pas à tout le monde.
— Il est regrettable que nous ne puissions tous montrer le même attachement indéfectible à la bonne marche de l’Imperium que vous, dis-je.
Il me regarda avec attention un moment, essayant de déterminer si je me foutais de lui, ce qui était bien sûr le cas, avant de décider que j’étais simplement poli. Je décidai d’insister un peu.
— Mais j’ai bien peur d’avoir été soldat trop longtemps pour pouvoir changer mes habitudes.
C’était exactement le genre de truc que Cain le héros était supposé dire et tronche de fouine avala tout en bloc. Il prit ma demande de transfert comme s’il s’agissait d’une relique sacrée.
— Je vais m’en occuper personnellement, dit-il, en m’accompagnant à la porte avec force courbettes.
Environ un mois plus tard, je me retrouvai donc dans une navette en approche de la baie d’embarquement du Juste Courroux, un vieux transport de troupes tellement semblable à des milliers d’autres que j’ai quelquefois l’impression de les avoir tous empruntés au cours des années. L’odeur familière de l’air intérieur, un mélange confiné et recyclé de sueur rance, d’huile chaude et de chou bouilli, pénétra en sifflant dans le compartiment passager lorsque les verrous du sas s’ouvrirent. Je l’inhalai avec gratitude, heureux d’échapper un peu à l’odeur non moins familière du canonnier Jurgen, mon aide de camp depuis les tous débuts de ma carrière de commissaire, près de vingt ans plus tôt.
Petit pour un Valhalla, Jurgen se débrouillait, d’une manière ou d’une autre, pour sembler maladroit et déplacé où qu’il soit et, pendant toutes ces années passées ensemble, je ne me souviens pas de l’avoir vu porter une tenue qui semble taillée pour lui. Bien que d’un tempérament assez agréable, il semblait mal à l’aise avec les gens et, en retour, beaucoup préféraient éviter sa compagnie. Une tendance sans aucun doute exacerbée par le psoriasis permanent qui l’affectait et par son odeur corporelle, à laquelle, il faut bien l’avouer, il était difficile de s’habituer.
Malgré tout, il s’était avéré un adjoint compétent et utile, en grande partie grâce à son caractère très particulier. Pas spécialement brillant, mais toujours désireux de plaire et scrupuleusement précis dans l’exécution des ordres, il était devenu un tampon bien utile entre moi et les éléments les plus ennuyeux de mon travail. Il ne remettait jamais en cause ni mes actions ni mes paroles, apparemment convaincu qu’elles n’avaient d’autre but que le plus grand bien de l’Imperium ! Compte tenu de certaines des activités discutables dans lesquelles je me laissais parfois entraîner, c’était bien plus que je n’aurais pu en espérer de n’importe quel autre soldat. Même après toutes ces années, il me manque encore de temps en temps.
Il était donc là, à mes côtés, à moitié caché par nos bagages qu’il avait réussi tant bien que mal à attraper en un seul coup et à porter malgré leur poids, alors que mes talons faisaient résonner le métal du pont au pied de la navette. Je n’élevai pas d’objection, l’expérience m’ayant appris qu’il était préférable pour ceux amenés à rencontrer Jurgen pour la première fois de le découvrir petit à petit.
Après une petite pause pour soigner l’effet dramatique, je me dirigeai à grandes enjambées vers le petit groupe d’officiers de la Garde réunis pour m’accueillir près des portes principales. Je faisais sonner mes pas d’une façon aussi nette et autoritaire que possible sur le métal ; un effet quelque peu atténué par les bruits de refroidissement du métal chauffé au rouge sous les moteurs de la navette, et par la démarche claudicante de Jurgen derrière moi.
— Bienvenue commissaire. C’est un grand honneur.
Une rousse aux yeux bleus, étonnement jeune, fit un pas en avant et salua comme à la parade. Je crus un instant que l’on me snobait en envoyant des élèves officiers pour m’accueillir, jusqu’à ce que son visage me revienne. Je l’avais vu dans le fichier de briefing. Je lui retournai son salut.
— Colonel Kasteen, répondis-je avec un hochement de tête.
Bien que je n’aie rien contre les petites flatteuses en temps normal, je trouvai sa façon d’essayer de se faire bien voir assez nauséabonde. Je portai alors un œil plus attentif à son expression pleine d’espoir et faillis tomber à la renverse : elle était absolument sincère ! L’Empereur me garde, ils étaient vraiment contents de me voir. La situation devait être encore pire que je ne l’avais imaginée.
Il me restait à découvrir à quel point les choses allaient mal, mais j’avais déjà quelques pressentiments. Un, les paumes de mes mains me picotaient, ce qui annonce toujours un danger imminent, comme l’électricité statique avant l’orage. Deux, j’avais rompu avec une habitude aussi vieille que ma carrière en prenant la peine de lire attentivement le briefing durant le long voyage qui m’amenait ici.
Pour résumer, le moral du 296e / 301e régiment de Valhalla était au trente-sixième dessous, et la principale cause en était évidente au vu de la nouvelle désignation de l’unité. Fusionner des régiments en sous-effectif est une pratique courante dans la Garde Impériale, une manière intelligente de reconstituer des forces opérationnelles après les pertes d’une bataille. Ce qui avait été beaucoup moins intelligent, c’était d’avoir mélangé le 301e, une unité d’élite spécialisée dans les assauts planétaires et forte d’une tradition de plus de mille cinq cents ans de confiance absolue dans leur supériorité innée sur tous les régiments de la Garde (en particulier les autres Valhallas) avec le 296e, une unité de garnison d’arrière-garde qui, pour jeter du prométhium sur le feu, était l’un des rares régiments cent pour cent féminins levés sur cette boule de glace désolée. Cerise sur le gâteau, Kasteen s’était vue confier le commandement suprême en vertu de trois jours d’ancienneté de plus que son subordonné immédiat, un homme doté d’une longue expérience des combats.
Soit dit en passant, aucun d’entre eux ne manquait plus d’expérience après la bataille de Corania. Les tyranides avaient attaqué sans prévenir et les régiments de la Garde présents sur place avaient dû résister avec férocité pendant presque un an, avant que la Flotte et une paire de chapitres de l’Astartes[1] n’arrivent pour contenir la marée. À ce moment-là, toutes les unités survivantes avaient perdu au moins la moitié de leurs effectifs, certaines beaucoup plus, et les bureaucrates du Munitorium avaient commencé à regrouper ces lambeaux d’escouades pour reconstruire des forces utilisables… sur le papier du moins.
Toute personne dotée d’un tant soit peu d’expérience militaire pratique aurait été assez maligne pour envisager les effets psychologiques de cette décision. Mais pas les bureaucrates ! Peut-être que si l’on collait des fusils lasers dans les mains des gratte-papier de l’Administratum, histoire de les envoyer en campagne quelques mois avec les soldats, ça leur remettrait les idées en place. À condition, bien entendu, qu’ils ne se fassent pas tirer dans le dos dès le premier jour, ce qui tiendrait du miracle !
Mais je m’égare. Je saluai donc Kasteen en retour, notant au passage la légère décoloration du tissu sous l’insigne de son grade, là où celui de capitaine s’était trouvé avant sa promotion aussi soudaine qu’inattendue au rang de colonel. Il ne restait plus des masses d’officiers dans les deux régiments, les tyranides s’en étaient occupés. Et encore pouvaient-ils s’estimer heureux, j’avais entendu dire qu’au moins un des régiments récemment reformés était dirigé par un ancien caporal[2]. Aucun commissaire n’ayant survécu, ma demande de transfert, arrivée à point nommé, faisait de moi le candidat tout désigné pour remettre de l’ordre dans ce bazar. J’ai toujours eu de la chance !
— Le major Broklaw, mon officier en second.
Kasteen me présenta l’homme à ses côtés, dont l’insigne était tout aussi neuf que le sien, un gars avec des yeux gris acier sous une frange de cheveux foncés. Celui-ci rougit imperceptiblement, mais il fit un pas en avant pour me serrer la main avec un peu plus de fermeté que nécessaire, histoire de jauger ma force. Comme on peut jouer à deux à ce petit jeu-là, et que j’avais l’avantage de quelques doigts augmentiques, je lui retournai la politesse en souriant avec affabilité pendant que les couleurs quittaient son visage.
— Major.
Je libérai sa main avant d’avoir endommagé autre chose que sa fierté, et me retournai vers l’officier suivant. Kasteen avait manifestement rassemblé l’ensemble de son état-major, comme l’exigeait le protocole, mais il était clair que la plupart d’entre eux n’étaient pas certains de souhaiter ma présence. Seuls quelques-uns me regardèrent dans les yeux. La légende de Cain le héros m’avait précédé et ceux-là espéraient manifestement que je serais capable de retourner une situation ayant totalement échappé à leur contrôle.
Je ne sais pas ce que les autres pensaient, ils étaient vraisemblablement juste soulagés que je n’aie pas encore parlé de les fusiller tous et de nommer des cadres compétents. Une option que j’aurais peut-être considérée si elle avait été viable, mais que la malencontreuse réputation d’honnêteté et de justice qui me collait à la peau rendait impossible.
Les présentations terminées, je me tournai
vers Kasteen, et indiquai la pile chancelante de sacs derrière moi.
Ses yeux s’agrandirent un instant en apercevant brièvement le
visage de Jurgen derrière la barricade mais je suppose que, pour
quelqu’un ayant affronté les tyranides au corps à corps,
l’expérience était aisément surmontable, et elle se reprit très
vite. Je notai avec amusement que la plupart des autres
officiers
s’efforçaient de respirer par la bouche.
— Mon aide de camp, le canonnier de première
classe Ferik Jurgen, dis-je. En réalité il n’y a qu’un seul grade
de canonnier, mais je ne
m’attendais pas à ce qu’ils le sachent et cette petite promotion
non officielle ajouterait au prestige que pouvait lui apporter le
fait d’être au service d’un commissaire. Ce qui en retour serait
positif pour mon image.
— Peut-être pourriez-vous lui montrer ses quartiers ?
— Bien entendu. Elle se tourna vers l’un des plus jeunes lieutenants, une blonde au visage vaguement chevalin que l’on aurait mieux vue dans une ferme qu’avec un uniforme sur le dos, et fit un signe de tête.
— Sulla, demandez au fourrier de s’en occuper.
— Je vais m’en occuper moi-même, répondit-elle, exagérant quelque peu le rôle du jeune sous-officier volontaire. Magil fait de son mieux, mais il n’est pas encore tout à fait au point.
Kasteen hocha la tête aimablement, inconsciente d’un quelconque problème, mais je vis les mâchoires de Broklaw se crisper, et notai que la quasi-totalité des hommes présents avaient peine à cacher leur agacement.
— Sulla était notre sergent fourrier jusqu’aux dernières promotions, expliqua Kasteen, elle connaît les ressources de ce transport mieux que quiconque.
— J’en suis certain, dis-je avec diplomatie, mais elle a sans doute des tâches bien plus urgentes que trouver un coin pour Jurgen. Nous prendrons nous-mêmes contact avec votre sergent Magil, si vous n’y voyez pas d’objection.
— Aucune. Kasteen sembla déconcertée pendant un instant, puis chassa cette question de son esprit.
Je notai du coin de l’œil que Broklaw me regardait maintenant avec un air approchant le respect. Bien, c’était déjà quelque chose. J’allais avoir du pain sur la planche pour transformer ce ramassis divisé et démoralisé en quelque chose qui ressemble une unité de combat. Le pire, c’était que bien qu’ils soient loin d’être prêts à combattre les ennemis de l’Empereur, ils paraissaient en pleine forme pour se taper dessus entre eux, comme je n’allais pas tarder à le découvrir.
Je n’ai pas atteint mon deuxième siècle en ce monde en ignorant les petits pressentiments de danger qui me viennent parfois de nulle part, comme les démangeaisons dans mes paumes, ou cette petite voix dans ma tête qui me dit que quelque chose est trop beau pour être vrai. Mais lors de mes premiers jours à bords du Juste Courroux, je n’eus aucun besoin de ces indices subtils de mon subconscient. La tension était palpable dans l’air du quartier qui nous était assigné, comme l’ozone autour d’un possédé, à la limite de l’arc électrique entre les cloisons. Et je n’étais pas le seul à le sentir. Aucun des autres régiments à bord ne s’aventurait dans notre secteur, que ce soit pour être sociable ou pour honorer la longue tradition des mauvaises plaisanteries entre unités. Les prévôts de la Flotte patrouillaient en groupe, tendus. Désespérément en quête d’un peu de répit, j’avais même établi des relations courtoises avec les autres commissaires présents à bord, mais ils étaient loin d’être conviviaux : vraiment les casse-pieds de l’Empereur, dénués du moindre sens de l’humour ! Les plus jeunes étaient trop impressionnés par ma réputation pour être de bonne compagnie, et les anciens silencieusement envieux de celui qu’ils voyaient comme un jeune loup avide de gloire personnelle. Aussi ennuyeux qu’aient pu être ces interludes, je n’eus pas à les regretter par la suite, et ce plus tôt que je ne l’aurais cru.
Le seul rayon de lumière était le capitaine Parjita, qui était aux commandes de ce vaisseau depuis une trentaine d’années, et avec qui je m’étais entendu à merveille dès notre premier dîner ensemble. Je suis certain qu’il ne m’avait invité la première fois que parce que le protocole l’exigeait, et peut-être aussi poussé par la curiosité à rencontrer un héros de l’Imperium en chair et en os mais, avant la fin des hors-d’œuvre, nous discutions comme deux amis de toujours. Je racontai quelques mensonges éhontés sur mes aventures passées, il me rendit la politesse avec quelques anecdotes de son cru et, quand nous fûmes rendus au dernier verre d’amasec, je me sentais plus détendu que je ne l’avais été depuis des mois. Lui, au moins, comprenait les problèmes auxquels j’étais confronté avec Kasteen et sa clique.
— Vous devez renforcer la discipline avant que la gangrène ne s’étende, me dit-il, de manière tout à fait superflue. Fusillez-en quelques-uns, ça leur remettra les idées en place.
Facile à dire bien entendu, mais pas si facile à mettre en pratique. C’est ce que la plupart des commissaires auraient fait, je dois l’admettre, mais ressouder un régiment par la terreur que vous inspirez à ses membres et par la haine qu’ils vous portent a ses inconvénients, surtout si vous devez les mener avant peu au plus fort des combats et qu’ils ont tous des fusils. Et puis, comme je l’ai déjà dit, j’avais une réputation à maintenir, dont une bonne part tenait à l’idée bien ancrée que je me souciais du sort des soldats sous mes ordres. Cette option m’était donc malheureusement interdite.
C’était sur le chemin de retour à mes quartiers, après une de ces soirées fort agréables, que le destin me força la main, et d’une façon dont je me serais bien passée.
Ce fut le bruit qui m’alerta en premier, une rumeur de plus en plus forte de voix en provenance du couloir d’accès à notre section du vaisseau. Mon humeur plaisante, renforcée par l’amasec de Parjita et une victoire confortable au régicide, s’évapora en un instant. Je ne connaissais ce bruit que trop bien, et le martellement des bottes sur le pont derrière moi, lorsqu’un peloton de prévôts, matraque énergétique à la main, me dépassa au pas de course en direction de l’agitation, ne fit que le confirmer. J’allongeai le pas pour les rejoindre et me mis au coude à coude avec le chef de section.
— Ca ressemble à une émeute, dis-je.
Le casque à la visière translucide acquiesça.
— En effet, monsieur.
— Aucune idée de ce qui l’a déclenchée ?
Non pas que cela ait eu une grande importance, le ressentiment bouillonnant entre les Valhallas était en soi une cause suffisante. N’importe quel prétexte aurait fait l’affaire. S’il en avait la moindre idée, je n’eus jamais l’occasion de l’apprendre : au moment où nous arrivâmes aux portes du mess, une tasse de céramique portant l’insigne régimentaire du 296e s’écrasa contre sa visière.
— Par le sang de l’Empereur !
Je plongeai instinctivement à l’abri du meuble le plus proche afin d’examiner la situation, tandis que les prévôts se jetaient à corps perdu dans la mêlée, frappant de leurs matraques énergétiques toutes les cibles qui se présentaient. La salle n’était qu’une masse indistincte d’hommes et de femmes en furie, se frappant les uns les autres du poing, de la tête et du pied, tout semblant de discipline depuis longtemps envolé. Plusieurs étaient déjà à terre, en sang, hurlant, piétinés par ceux encore en état de se battre, et les pertes augmentaient rapidement.
Les combats les plus féroces avaient lieu au centre de la pièce, un petit groupe de bagarreurs semblait clairement décidé à tuer si personne n’intervenait. C’était le travail des prévôts, pas le mien. Je me glissai derrière une table renversée, surveillant la salle, et envoyai un rapport vox de la situation à Kasteen pendant qu’ils se frayaient un chemin à travers la salle. Les deux combattants au centre de la mêlée me semblaient de même force ; un homme au crâne rasé, musclé comme un Catachan, qui dominait de toute sa taille une jeune femme sèche, aux cheveux en brosse noir corbeau. Quel que soit l’avantage qu’il avait en force brute, elle le compensait par son agilité, frappant fort et reculant aussitôt hors d’atteinte, réduisant les coups qu’il lui portait à des dommages superficiels, ce qui était aussi bien car un coup au but de ses poings gros comme des jambons lui aurait certainement défoncé la cage thoracique. À cet instant le colosse pivota, lançant un coup de pied mortel vers la tempe de son adversaire qui se baissa avec une fraction de seconde de retard et s’étala de tout son long lorsque son pied lui rasa le sommet du crâne. Aussitôt, elle se remit sur pieds d’un saut de carpe, un couteau provenant d’une des tables à la main. L’homme bloqua la lame qui montait vers son sternum, récoltant une longue estafilade sur l’avant-bras droit.
C’est alors que les choses commencèrent à tourner réellement au vinaigre. Les prévôts étaient environ à mi-chemin du combat que je regardais quand les deux côtés réalisèrent qu’ils avaient un ennemi commun. Une jeune femme, au nez cassé pissant le sang, fut arrachée manu militari à l’homme à qui elle décochait un coup de pied dans l’aine. Elle se retourna illico contre le prévôt qui tentait de la maîtriser. Son coup de coude resta sans effet sur la plaque thoracique blindée, mais son ex-adversaire jaillit à sa rescousse, balançant une assiette brisée en un arc de cercle d’une précision chirurgicale qui atteignit sa cible très exactement au niveau du cou, à la jointure entre le casque et le gilet pare-balles ; un jet rouge vif de sang artériel éclaboussa tous les participants alentour alors que le prévôt touché tombait à genou en essayant d’arrêter l’hémorragie.
— Par les tripes de l’Empereur ! Je commençai mon repli en direction de la porte, pour attendre les renforts promis par Kasteen ; si ce n’avait pas encore été le cas, la foule avait maintenant soif de meurtre, et quiconque représentait l’autorité devenait une cible prioritaire.
Alors même que je m’éloignais, les deux factions se retournèrent contre les prévôts qui disparurent sous un grouillement de corps. Les soldats n’avaient désormais plus grand-chose d’humains. J’avais vu des tyranides se comporter ainsi en réponse à une menace extérieure, mais là, c’était encore pire. Un essaim tyranide possède un but et une intelligence derrière chacune de ses actions, même s’il est difficile d’apprécier ce point lorsqu’une vague chitineuse fonce sur vous, avec l’intention évidente de vous réduire en viande hachée, mais il était clair qu’aucune intelligence n’était à l’œuvre ici, seulement une intense soif de carnage !
Que l’Empereur me
damne, j’ai vu plus de retenue de
la part de certains adorateurs de Khorne que de celle des soldats
de la Garde, supposément disciplinés, dans cette salle ce
jour-là.
Au moins, pendant qu’ils taillaient les prévôts en pièces, il y avait peu de chance qu’ils fassent attention à moi, aussi fis-je mon possible pour atteindre la porte, prêt à prendre la tête des renforts dès qu’ils arriveraient. Et j’aurais bien pu y parvenir si le chef de section n’avait pas fait surface juste le temps de crier :
— Commissaire, au secours !
Super ! Tous les yeux se tournèrent d’un coup vers moi. Je crus même voir mon reflet dans chacune des pupilles qui suivaient mes mouvements comme autant de radars.
Si tu fais encore un seul pas vers cette porte, me dis-je, tu es mort ! Ils seront sur toi en un rien de temps. Le seul moyen d’en sortir vivant était de les prendre par surprise. Je fis donc un pas dans leur direction, comme si je venais à peine d’arriver.
— Vous ! Je pointai le doigt au hasard vers un des soldats. Prenez un balai !
Quoi qu’ils aient pu s’attendre à me voir faire ou dire, ce n’était manifestement pas ça. La salle sembla se figer dans une attente confuse, le silence s’installa pendant une seconde infinie. Personne ne fit un geste.
— Ce n’était pas une suggestion, dis-je, élevant la voix tandis que je faisais un autre pas en avant. Ce mess est une porcherie. Et personne ne quittera cette pièce tant qu’elle ne sera pas remise en ordre.
Ma botte glissa dans
une flaque de sang en train de coaguler
lentement.
— Vous ! Vous et vous ! Allez avec lui. Seaux et serpillières. Et prenez-en assez pour tout le monde.
La confusion et l’incertitude commencèrent à se répandre, les soldats échangeant des regards nerveux tandis qu’ils commençaient à réaliser que la situation était allée bien trop loin et qu’ils allaient devoir en supporter les conséquences. Les gardes que j’avais désignés, dont deux femmes, firent quelques pas timides vers les portes.
— Au pas de gymnastique ! Aboyai-je soudainement, aussi cassant qu’à l’exercice ; ils se ruèrent à l’extérieur, la discipline enracinée en eux commençant à reprendre ses droits.
C’était fini. L’orage de violence avait disparu, comme absorbé par un paratonnerre.
Après, ce fut un jeu d’enfant ; maintenant que j’avais établi mon autorité, le reste alla tout seul. Le temps que Kasteen arrive avec une autre escouade de prévôts, j’avais déjà organisé l’évacuation des blessés, ou pire, vers l’infirmerie. étonnamment, beaucoup d’entre eux était en état de marcher, mais je voyais quand même passer un nombre bien trop important de civières à mon goût.
— On m’a dit que vous vous êtes bien débrouillé. Kasteen était à mon côté, livide à la vue des dégâts. Je haussai les épaules, conscient de par mon expérience que les louanges font boule de neige d’autant plus vite que vous semblez ne pas en tenir compte.
— Pas assez bien pour certains de ces pauvres types, dis-je.
— Jamais vu un courage pareil ! Entendis-je derrière moi, alors qu’un des prévôts blessés était emmené par deux de ses collègues.
— Il est resté là et il les a matés ! Toute la foutue bande… Sa voix s’éteignit dans un hoquet, ajoutant encore un iota à ma réputation héroïque qui, je le savais, aurait fait le tour du vaisseau dès le lendemain à la même heure.
— Il faut absolument qu’il y ait une enquête. Kasteen semblait sonnée, encore incapable de prendre la pleine mesure de l’énormité de ce qui venait d’arriver.
— Nous devons savoir qui a commencé, ce qui s’est passé…
— Qui est responsable ? Broklaw venait de passer la porte. La direction de son regard ne laissait guère de doute sur son appréciation des responsabilités. Kasteen rougit.
— Je ne doute pas que nous découvrirons facilement ceux qui sont responsables, dit-elle, mettant une légère mais très perceptible emphase sur le pronom. Broklaw refusa de répondre à la provocation.
— Nous pouvons tous être reconnaissants envers l’Empereur d’avoir un juge impartial en la personne du commissaire ici présent, dit-il doucereusement. Je suis sûr que nous pouvons lui faire confiance pour régler tout cela.
Merci bien, pensais-je. Mais il avait raison. La façon dont je m’en étais sorti allait conditionner mon avenir avec ce régiment, ainsi, entre parenthèses, que me forcer de nouveau à cavaler pour sauver ma peau grâce à une association aussi longue que malvenue avec les psychopathes domestiqués de l’Empereur[3]. Sans parler de ma rencontre avec la femme la plus fascinante que j’ai jamais connue.