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DOUZE

“L’ennemi de mon ennemi est un problème pour le futur. En attendant, il peut être utile.”

— Attribué à l’Inquisiteur Quixos.

Je suis fier de pouvoir affirmer que malgré la soudaineté de l’attaque, mes facultés intellectuelles ne furent en rien diminuées. Ce qui ne signifie pas que je ne me précipitai pas vers le couvert le plus proche à l’instant précis où je réalisai que nous étions sous le feu, bien entendu. Garder la tête froide est une qualité essentielle sur le champ de bataille, sauf si c’est la conséquence d’un projectile logé dedans ! Alors que je dégainai mon bon vieux pistolet laser, la part analytique de mon esprit était déjà en train d’examiner les positions relatives des soldats et de chercher la plus proche position de repli. Mes chances d’arriver jusqu’à l’entrée d’un des tunnels sans me faire éparpiller jusqu’à mi-chemin du Trône d’Or semblaient plus que misérables et je décidai de rester tranquillement planqué derrière le bon gros morceau de tuyau métallique que je m’étais trouvé.

Le feu ennemi s’intensifiait et, à ma grande horreur, je réalisai que Jurgen ne s’était pas trompé. Nous étions bien en face d’armes à plasma et même nos lourdes armures carapaces seraient inutiles contre ça. J’avais immédiatement éteint mon luminator, aussitôt imité par les autres, mais les éclairs aveuglants des armes ennemies illuminaient l’espace autour de nous dans un ballet stroboscopique qui agressait notre vision.

Un éclair d’énergie vint frapper la conduite métallique près de ma tête, me manquant de peu et m’éclaboussa le visage d’un jet de métal fondu. Si les gros mots étaient des armes, nos assaillants auraient tous succombé en quelques secondes, croyez-moi. Des morceaux de débris s’enflammèrent sous les impacts, baignant la salle d’une lueur orangée qui ne fit qu’ajouter à ma confusion.

— Jurgen, criai-je, pouvez-vous tirer ?

— Pas encore, commissaire !

Il était accroupi derrière une barricade de caisses vides, le fuseur appuyé par-dessus pour couvrir l’entrée du tunnel. Quand ils nous chargeraient, il pourrait les avoir, mais ils ne semblaient pas du tout pressés de le faire, sans doute conscients d’une telle possibilité.

— Je perçois du mouvement, dit Sorel avec le plus grand calme, tout en prenant soigneusement sa visée à travers la lunette de son fusil de sniper. Je notai avec dégoût qu’il s’était abrité derrière un cadavre, aplati au sol, le canon de son arme reposant en travers de la poitrine du mort comme s’il s’agissait d’un vulgaire sac de sable.

— Qu’est-ce qu’ils attendent ? demanda Amberley, la dernière fois, ils nous sont tombés dessus comme la foudre !

Elle avait pris position derrière une table renversée, à quelques mètres. Mes paumes se remirent à me démanger. Selon mon expérience, les gens ne changent pas de stratégie aussi radicalement, ni aussi vite. Surtout quand elle a manifestement porté ses fruits la fois précédente…

— Kelp, Velade, ordonnai-je, surveillez les couloirs latéraux. Ils vont essayer de nous prendre de flanc !

Les deux soldats me firent signe qu’ils avaient compris et commencèrent à inspecter les ouvertures obscures qui nous entouraient. Je me rendis compte, avec une soudaine appréhension, que nous allions avoir à en surveiller un sacré paquet. Trebek et Holenbi gardèrent leurs hellguns pointés sur l’entrée par laquelle nos ennemis nous tiraient dessus, envoyant occasionnellement un tir de riposte dans l’espoir improbable de leur faire garder profil bas.

— J’ai une cible, dit Sorel d’une voix toujours aussi inexpressive, avant d’appuyer sur la détente. Le coup fut sans aucun doute efficace puisqu’un hurlement de douleur, qui me fit dresser les poils sur la nuque, retentit depuis les profondeurs du tunnel.

— Par l’enfer, qu’est-ce que c’était ? demanda Velade, le visage grisâtre. J’étais tout aussi choqué, je dois l’admettre, mais pour une raison bien différente : malgré le tonnerre de la fusillade, j’avais reconnu ce cri.

— C’était un kroot ! dis-je, abasourdi.

Maintenant, c’était au tour d’Amberley de sembler perdre pied.

— Vous êtes sûr ? demanda-t-elle. Je hochai la tête.

— J’ai parlé avec l’un d’eux. Je m’attendais à ce qu’elle discute, mais au lieu de ça, elle se redressa.

— Halte au feu ! cria-t-elle, avec plus de force que je ne l’en aurais cru capable.

Encore que, en y repensant, sa voix n’était peut-être pas si puissante que ça. C’était l’autorité qu’elle contenait qui lui permit de couvrir le bruit et les soldats réagirent immédiatement, même si leur instinct les poussait probablement à continuer à se battre. Nos assaillants n’étant pas sujets à ce genre d’inhibition, les rafales d’énergie continuaient à pleuvoir sur nos barricades improvisées avec la même vigueur. Même si, exposée comme elle l’était, elle constituait la cible la plus facile des environs, Amberley semblait sans crainte et je ne savais plus si je devais être impressionné par son calme ou horrifié par son imprudence. Je devais découvrir plus tard qu’elle avait moins de raisons que nous de craindre les tirs de plasma, mais elle aurait quand même pu être blessée ou tuée. Croyez-moi, les inquisiteurs ne sont pas des petites natures.

Elle cria à nouveau, la voix amplifiée par un système amplivox qu’elle avait sorti de sous sa cape, mais cette fois, à mon grand étonnement, ce furent les sons sifflants de la langue tau qui sortirent de ses lèvres[43].

Je ne fus manifestement pas le seul à être impressionné car le feu ennemi cessa immédiatement. Après une courte pause tendue, on lui répondit dans la même langue et elle me fit signe.

— Levez-vous et montrez-vous, dit-elle, ils veulent parlementer.

— Ou nous descendre plus facilement, dit Kelp en gardant son radiant pointé.

— Ils finiront par y arriver de toute façon… dis-je.

Je montrai les corps étendus autour de nous en me levant et ressentis une crispation involontaire à la pensée du tir de plasma qui allait m’exploser la poitrine. Rien ne se passa évidemment (si je m’étais réellement attendu à me faire tirer dessus, je serais resté bien caché derrière mon confortable morceau de tuyau, et que L’Inquisition aille voir dans le Warp si j’y suis.)

— Ces hérétiques étaient coincés exactement dans la même position que nous, et ils ont essayé de s’en sortir en combattant.

— C’est pas faux. Sorel se redressa, son arme tenue par le canon, les bras étendus afin de bien montrer qu’il n’avait aucune intention de s’en servir.

Un par un, les autres sortirent à découvert, s’extrayant de derrière les protections de fortune qu’ils avaient réussi à trouver. Kelp fut le dernier à se mettre debout de mauvaise grâce.

— Restez où vous êtes. Amberley avança pour prendre position au milieu de l’espace le plus dégagé qu’elle ait pu trouver et ralluma son luminator. Bien qu’elle ait été visible auparavant, illuminée par la lueur intermittente de la fusillade, là elle aurait aussi bien pu tenir un panneau disant « flinguez-moi » si les xenos préparaient un coup fourré. Une fois de plus, je m’émerveillai de son courage et je dus me convaincre à nouveau que cette attirante jeune femme était en réalité un inquisiteur disposant de plus de ressources que je ne pouvais même l’imaginer.

— Quelque chose approche, dit Sorel.

Malgré l’ordre de cesser le combat, son entraînement de sniper lui avait fait garder un œil sur les positions tau depuis qu’il les avait repérées. À travers l’obscurité et la fumée ambiante, qui commençait à m’irriter les yeux et à me brûler la poitrine, j’entr’aperçus vaguement des silhouettes humanoïdes.

Les tau furent les premiers à apparaître, avec leurs armures de combat rigides peintes selon un motif de camouflage noir et gris, idéal pour se fondre dans les ombres de ce labyrinthe poussiéreux. Leurs traits étaient cachés par des heaumes fermés, ne montrant que des oculaires à l’endroit où aurait dû se trouver leur visage, qui leur donnaient une apparence robotique. Cela me rappela des souvenirs désagréables[44] et je frissonnai malgré moi. D’habitude, même les xenos ont des expressions que vous pouvez interpréter, mais ces masques impavides ne laissaient rien deviner de leur humeur ou de leurs intentions.

Derrière eux venait un trio de kroots, trois visages que j’aurais préféré voir couverts. En entrant dans la caverne, l’un d’eux renifla en l’air, tourna la tête dans ma direction et, à mon grand inconfort, se dirigea directement vers moi.

Amberley continuait à siffler et aspirer avec les tau. L’un d’entre eux s’était avancé en tête de la demi-douzaine de soldats et je supputai (à juste titre comme je devais le constater par la suite), qu’il s’agissait du leader du groupe. Même si je ne connaissais rien à leur langue, je l’avais assez entendue parler pour deviner que les choses ne se passaient pas bien.

— Inquisiteur ? Il y a un problème ? demandai-je en élevant légèrement la voix, essayant de garder un ton assuré alors que le kroot continuait à s’approcher de moi.

— Ils ne semblent pas prêts à nous faire confiance, répondit-elle brièvement, avant de reprendre ses négociations.

— Puis-je faire quelque chose pour vous aider ? persistai-je.

Le kroot était presque sur moi maintenant et je ne pouvais m’empêcher de remarquer que les lames de combat, attachées à son arme à long canon, étaient tachées de sang. Une image mentale terriblement réaliste de la jeune femme éventrée que nous avions découverte, et de la façon dont ses blessures avaient été causées, me vint à l’esprit.

— Aucun d’entre eux ne parle gothique, me coupa Amberley. Elle n’eut pas besoin d’ajouter « alors fermez-la et laissez-moi continuer », son ton le disait pour elle !

— Alors comment comptaient-ils interroger des prisonniers ? demanda Velade avant d’arriver, avec un « oh » de compréhension, à la conclusion évidente.

— Cela serait ma fonction, si la situation l’exigeait, dit le kroot, avec cette combinaison familière de sifflements et de cliquetis que j’avais déjà entendus.

— Heureux de vous retrouver en bonne santé, commissaire.

Vous allez certainement me trouver obtus pour ne pas avoir reconnu Gorok immédiatement mais il faut tenir compte des circonstances. Il faisait noir, nous venions d’être pris dans une fusillade et comment aurais-je pu m’attendre à le retrouver ici de toute façon ? De plus, à moins d’être juste à côté, tous les kroots se ressemblent. Au moins, avec les orks, vous avez les cicatrices pour les différencier, dans l’hypothèse peu probable où vous en ayez un jour l’occasion.

Son utilisation de mon nom eut un effet immédiat et assez gratifiant sur les tau, dont les têtes pivotèrent brusquement dans ma direction. Puis le leader se tourna vers Amberley et lui posa une question. Gorok fit entendre son bizarre rire cliquetant.

— Le sha’sui demande si c’est réellement vous, traduisit-il avec un amusement évident. Je supposai que sha’sui était une sorte de grade, à peu près équivalent à sergent ou officier, et qu’il désignait le tau qui donnait les ordres.

— Ca l’était la dernière fois que j’ai vérifié, dis-je.

Gorok cliqueta à nouveau, et traduisit la réponse en tau, qu’il semblait maîtriser aussi bien que le gothique. Je trouvais curieux qu’une créature aussi sauvage ait autant d’éducation et je le questionnai à ce sujet un peu plus tard. Il affirma qu’il avait appris les deux langues au cours de sa carrière de mercenaire, afin de faciliter les négociations avec ses employeurs. Il va sans dire que je trouvais l’idée qu’il eut servi aux côtés de troupes impériales assez difficile à croire.[45]

Amberley dit quelque chose, apparemment pour confirmer mon identité, et le sha’sui se tourna à nouveau dans notre direction. Les mots qui suivirent m’étant clairement destinés, je m’inclinai cérémonieusement devant lui.

— À votre service, dis-je.

— Il a dit que votre contribution au Bien Suprême est considérée avec gratitude, traduisit Gorok, El’sorath est en bonne santé.

— Je suis heureux de l’entendre, dis-je, évitant avec tact de souhaiter tout haut qu’El’hassai ne le fut pas. Amberley saisit l’ouverture et se remit à parler rapidement. Après quelques nouveaux échanges, les membres de l’escouade, ou shas’la[46] comme ils s’appelaient eux-mêmes, se retirèrent pour conférer entre eux à mi-voix. Assez inutilement d’ailleurs, puisque Amberley, la seule qui comprenait leur langage, avait déjà entendu ce qu’ils avaient à dire, mais c’était une attitude étrangement humaine, que je trouvai vaguement rassurante.

— C’est tombé à pic, dit-elle, ils n’étaient pas enclins à me croire au début. Mais apparemment, ils pensent qu’ils peuvent vous faire confiance.

Encore des idiots, pensais-je. J’eus la présence d’esprit de garder mes réflexions pour moi et je me contentai de hocher la tête d’un air entendu.

— Tout cela est fort bien, mais nous, pouvons-nous leur faire confiance ?

Amberley hocha la tête lentement.

— C’est une bonne question, dit-elle, mais pour le moment, je ne pense pas que nous ayons le choix.

— Je vous demande pardon, m’dame, Jurgen toussa avec déférence pour attirer son attention, mais est-ce qu’ils ont mentionné la raison de leur présence ici ?

— La même que nous, dit Amberley, ils suivent une piste.

Ma paranoïa se mit aussitôt en route, vous vous en doutez.

— Quelle sorte de piste ? Mais ce fut Gorok qui répondit.

— Les éléments d’information fournis par gouverneur Grice, après l’assassinat de l’Ambassadeur Shui’sassai, mentionnaient un groupe pro-impérial extrêmement violent qui se réunissait dans ces tunnels. Il a été ressenti qu’une investigation plus poussée était nécessaire.

— Ces renseignements disaient ça. Vraiment ? Amberley semblait songeuse, et d’une façon qui augurait mal pour le futur du gouverneur.

— J’en déduis que c’est la première fois que vous en entendez parler, dis-je. Elle acquiesça.

— Vous déduisez juste. Mais il n’est pas totalement exclu qu’un tel groupe existe. Ses yeux revinrent sur la jeune femme à la tresse et se perdirent dans le vague.

— Je ne comprends pas, dit Jurgen en fronçant les sourcils sous l’effort de concentration, si le gouverneur avait une telle information, pourquoi prévenir les tau et pas l’Inquisition ?

— Parce que les tau pourraient les éliminer pour lui, sans qu’il ait à admettre que sa propre faiblesse avait laissé un tel groupe se développer, suggérai-je. Amberley renchérit.

— Ou pour consolider sa position avec les xenos, s’il comptait vraiment leur livrer la planète. Elle haussa les épaules.

— Incompétence ou trahison, cela n’a pas vraiment d’importance. Il est déjà mort, quels que soient ses motifs !

Pendant que nous parlions, les tau, qui avaient terminé leurs propres délibérations, vinrent nous rejoindre, les autres kroots sur leurs talons. Le sha’sui dit quelque chose que Gorok traduisit.

— Votre proposition est acceptable et semble servir le Bien Suprême.

— Quelle proposition ? aboya Kelp d’un ton agressif. Amberley le fixa jusqu’à ce qu’il détourne le regard.

— Il semble que nos objectifs immédiats soient les mêmes. Aussi allons nous joindre nos forces. Au moins jusqu’à ce que nous sachions ce que nous allons affronter.

— Ca me semble une bonne idée, dis-je, je préfère avoir ces fusils à plasma à mes côtés plutôt qu’en face.

Maintenant que je les voyais de plus près, ils étaient étonnamment compacts, guère plus grands qu’un fusil laser, mais leur puissance de feu n’était pas à dédaigner.

— S’allier avec les culs bleus ? Kelp était outragé. Vous n’êtes pas sérieux. C’est… c’est du blasphème !

— C’est le choix de l’inquisiteur. T’as qu’à faire avec ! Trebek et lui échangèrent des regards meurtriers pendant quelques instants, avant qu’Amberley n’intervienne.

— Merci Bella. Comme vous le faites si justement remarquer, mes ordres ne sont pas de simples suggestions. Elle éleva un peu la voix afin que tous puissent l’entendre. Nous partons. Ceux qui ont des objections peuvent rester en arrière. Bien entendu, le commissaire devra les exécuter avant notre départ afin d’assurer la sécurité de la mission.

Elle me sourit.

— Je trouve qu’il est très motivant de laisser les gens penser qu’ils ont le choix, vous ne trouvez pas ?

— Absolument, répondis-je. Je me demandai combien d’autres manières de me surprendre elle allait trouver avant la fin de la journée.

Nous nous mîmes en formation, les tau en tête, ce qui me convenait parfaitement (autant que ce soit eux qui essuient le feu des ennemis embusqués dans les ténèbres devant nous). Jurgen prenait la situation aussi flegmatiquement que d’habitude mais je pouvais voir que Kelp n’était pas le seul à émettre des réserves sur notre nouvelle alliance. Par le Warp, j’en avais aussi, mais il est vrai que je suis paranoïaque à propos de tout et de rien, ce qui, dans mon métier, est la seule attitude raisonnable. Velade et Holenbi gardaient un œil inquiet sur les xenos, surtout les kroots, qui les terrorisaient vraiment. Cachés sous leurs armures, le visage dissimulé par leurs casques, les tau auraient presque pu sembler humains, si l’on faisait abstraction du doigt en moins à chaque main, mais les kroots, on aurait dit des allégories de la malchance prête à s’abattre sur le premier qui passerait. Trebek manifestait un accord complet avec les décisions de l’inquisiteur mais je suspectais que c’était plus pour faire suer Kelp que par intime conviction. Seul Sorel semblait complètement à son aise.

Je me tournai vers Kelp à notre départ de la salle.

— Vous venez ? demandai-je, la main légèrement posée sur la poignée de mon pistolet laser. Après quelques instants, il se mit en ligne derrière les autres, les yeux enflammés ; mais j’ai été défié du regard par des experts et je lui retournai la faveur jusqu’à ce qu’il les baisse.

À ma grande surprise, Gorok me rejoignit à l’arrière de la colonne mais je suppose qu’il n’y aurait pas eu grand intérêt à ce que le seul interprète se trouve hors de portée de voix des monolingues. Ses congénères étaient à l’avant-garde, avançant à grand pas aux côtés du sha’sui et, en examinant leur déplacement souple, quelque chose me frappa.

— Je ne vois aucun blessé, dis-je, lequel d’entre vous Sorel a-t-il touché ?

— Kakkut, dit-il, du clan Dorapt. Un bon pisteur, mort rapidement.

Il semblait le prendre de façon remarquablement prosaïque.

— Votre tireur est extrêmement doué.

Sorel sembla apprécier le compliment.

Nous continuâmes toujours plus loin et plus profond, dans un silence gêné, les armes prêtes à faire feu. Je soupçonne que les deux camps auraient été aussi heureux de les tourner les uns contre les autres que contre le mystérieux ennemi que nous ne semblions toujours pas prêt d’identifier. Nous avancions cependant plus vite car les tau semblaient avoir quelque moyen de voir dans l’obscurité. Comme ils n’avaient aucune source lumineuse visible, je supposai que les lentilles sur le devant de leur casque leur permettaient de voir dans le noir d’une façon que je n’arrivai pas à imaginer. Les kroots n’avaient aucunement besoin d’une aide à la vision, se glissant dans l’obscurité avec une aisance naturelle. Peut-être était-ce des créatures nocturnes, après tout.

Un murmure étouffé en provenance du tau positionné en pointe nous fit nous arrêter. Enfin, pour être plus précis, les tau firent halte, et nous leur rentrâmes dedans.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je. Amberley les écouta quelques instants.

— Éteignez vos luminators, ordonna-t-elle. J’obtempérai, non sans appréhension. Je ne faisais déjà pas confiance à mes propres soldats quand je pouvais les voir, et encore moins dans le noir, alors les xenos… Mais c’était elle l’inquisiteur après tout, et j’estimais qu’elle devait savoir ce qu’elle faisait.

J’avais fermé les yeux avant d’éteindre la lumière, aussi savais-je qu’ils s’adapteraient rapidement quand je les rouvrirais, mais les quelques instants nécessaires à l’accommodation furent malgré tout éprouvants pour mes nerfs. J’attendis dans les ténèbres impénétrables, écoutant le rythme rapide de mon cœur, et j’essayai de distinguer les autres sons autour de moi : le raclement des semelles de bottes contre le sol, les cliquètements étouffés des armes et des pièces d’équipement et le souffle d’une douzaine de paires de poumons. L’air semblait chaud et épais sur ma figure et je me rappelle m’être réjoui de l’odeur distinctive de Jurgen, pas moins désagréable que d’habitude mais au moins familièrement rassurante.

— Des lumières, murmura Jurgen, il y a quelqu’un là-bas.

L’un des tau dit quelque chose d’un air pressant.

— Il y a des sentinelles, traduisit Amberley calmement, les kroots vont s’en charger.

— Mais comment peuvent-ils voir ? demanda Velade, sa confusion évidente malgré sa voix étouffée.

— Nous n’en avons pas besoin, lui assura Gorok, puis un déplacement d’air près de mon coude m’apprit qu’il était parti. Mes yeux, désormais habitués à l’obscurité, me permirent de distinguer trois ombres incertaines se découper sur la faible et lointaine lueur, puis elles disparurent.

Un instant après, il y eut quelques cris étouffés brutalement interrompus, un bruit de lutte et le craquement reconnaissable d’os brisés. Puis le silence se fit à nouveau, rompu par un sifflement assourdi du sergent tau.

— La voie est libre, nous assura Amberley, et nous courûmes vers la lumière, qui nous semblait maintenant rassurante et confortable, malgré la menace potentielle qu’elle représentait. Ce n’était pas très lumineux, juste quelques lumiglobes à basse énergie encastrés dans le plafond avec de longues zones d’ombre entre chaque, mais après les ténèbres, c’était positivement revigorant.

Juste derrière le premier globe, une barricade improvisée avait été érigée en travers du couloir qui donnait sur une salle légèrement plus vaste, de manière à ne laisser le passage qu’à une personne à la fois.

— Ca ressemble à un point de contrôle, dit Trebek, et Kelp ricana fortement.

— Quel sens de l’observation !

En tout cas elle avait raison, la barricade était manifestement conçue pour réguler le trafic et non pour empêcher des intrus de pénétrer (selon toute probabilité, cette mission-là relevait du contingent qui se trouvait un peu plus loin et que les kroots venaient de décharger de ses responsabilités), sinon, elle aurait été installée de façon beaucoup plus intelligente. Je fis part de cette réflexion à Amberley.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? questionna-t-elle, ce qui me rappela que, malgré leurs importantes connaissances, les inquisiteurs ne pensent pas comme des soldats.[47]

— Elle est située en pleine zone éclairée. S’ils s’étaient réellement attendus à une intrusion, ils auraient placé leur poste plus en avant, dans le noir, afin que leurs yeux puissent s’adapter et voir le long du corridor. Là où elle est, ils ne peuvent rien voir d’autre que ce qui se trouve dans la flaque de lumière.

— Ce qui nous a grandement aidés en nous faisant gagner l’élément de surprise, ajouta Gorok. Me souvenant de sa présence, je me retournai juste à temps pour le voir se pencher et arracher une grande bouchée du cadavre humain étendu à ses pieds. La bile me vint à la gorge et les soldats murmurèrent anxieusement ou lâchèrent des exclamations de dégoût. Kelp commença à épauler son fusil radiant, puis se ravisa.

Je notai que les tau semblaient regarder ailleurs lorsque leurs alliés commencèrent leur repas obscène, comme s’ils étaient tout aussi dégoûtés que nous, mais trop polis pour le faire remarquer. Alors, à mon encore plus grande surprise, Gorok recracha le morceau de viande, ce qui me rappela ce que nous avions découvert auparavant. Il cliqueta quelque chose dans sa langue natale, et les autres kroots recrachèrent également leur petit en-cas.

— Au nom de l’Empereur, qu’est-ce que ça signifie ? murmurai-je à Amberley, mais elle se contenta de hausser les épaules.

— Désolée, je ne parle pas kroot.

L’acuité auditive de Gorok devait être particulièrement développée, du moins selon les critères humains, car il me répondit.

— Corrompu, comme les autres. Il émit un son que j’identifiai comme une manifestation de dégoût.

— Corrompu, de quelle manière ? demanda Amberley. Gorok écarta les bras, un geste curieusement humain pour un xenos, qu’il avait dû copier sur celui qui lui avait appris à parler gothique.

— C’est le… Il termina sa phrase en revenant au kroot le temps de quelques clics et sifflements. Je ne connais pas l’équivalent dans votre langue. La molécule en spirale qui réplique…

— Les gènes ? L’ADN ? s’écria Amberley. Gorok pencha la tête de côté, considérant apparemment la proposition, puis adressa quelques mots à l’un des tau dans sa langue.

— Quelque chose comme ça, dit-il enfin, les tau le connaissent aussi, mais pas comme nous.

— Vous essayez de me dire que vous pouvez goûter leur ADN ? demandai-je, incrédule. Gorok pencha de nouveau la tête.

— Pas exactement. Comme vous n’avez pas la faculté, ce serait comme expliquer les couleurs à un aveugle. Mais je suis un mentor, je peux percevoir ce genre de chose.

— Et leurs gènes sont corrompus. Amberley hochait la tête pour elle-même, comme si cela confirmait quelque chose qu’elle suspectait déjà et une terrible évidence me frappa. Un souvenir persistant d’une précédente campagne, notre conversation au palais lors de notre première rencontre ; soudain je réalisai ce qu’elle escomptait trouver en bas et je fis tout mon possible pour ne pas tourner les talons et m’enfuir en hurlant vers la surface.